Un an nous sépare de notre dernier voyage en Inde. Il m’a fallu un an pour me reconnecter aux histoires et aux voyages de notre vie indienne. Aujourd’hui est une autre histoire que le temps éloigne toujours un peu plus de ce que nous avons vécu. Ne reste que les souvenirs encore frais dans notre mémoire. Une ancienne vie qui s’éloigne inexorablement.
Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner ce blog, inactif depuis trop longtemps, délaisser ces récits mis en images. Il fallait que je boucle la boucle, que je termine le travail, que j’aille jusqu’au bout de mon projet. Qu’en restera-t-il ? Je n’en sais rien mais il me peine à penser que c’est la fin, ne laissant qu’une trace de quatre années de vie enregistrée dans un ordinateur. Quelle suite donner à cela ?
Voici donc en quelques lignes le récit de notre merveilleux voyage dans l’archipel indien Andaman-et-Nicobar, nos dernières vacances du 17 au 27 août 2023, juste avant notre retour définitif en France le 31. Nous passerons les trois derniers jours chez des amis indiens vivant dans un quartier populaire, cosmopolite et truffé d’artistes, que nous avons découvert et apprécié.
L’archipel : à près de 1350 kilomètres à l’est de Chennai, nous sommes toujours en Inde et sur le même fuseau horaire malgré la distance. Il y fait nuit dès 17 heures et jour dès 4 heures. Les îles Andaman-et-Nicobar sont un immense archipel dont une toute petite partie du territoire est accessible et autorisée aux non-Indiens. C’est avant tout un territoire militaire, d’où les restrictions d’entrée. Mais pas que. Des communautés autochtones adavasi protègent aussi âprement et même de façon hostile les incursions étrangères à leurs communautés, à commencer par les Indiens eux-mêmes, à l’instar des Sentinelles localisées principalement sur les îles Nicobar. Ces îles sont, elles, situées entre 300 et 550 km plus au sud des îles Andaman. L’État indien protège et surveille également leurs eaux territoriales si proches des côtes d’Asie du sud-est ; 150 km de l’Indonésie et 190 km du Myanmar. Sur les 572 îles que compte l’archipel, seules une douzaine est ouverte aux touristes, Havelock étant la plus fréquentée et où nous nous trouvions. Ainsi, lors de ces dix jours de vacances, nous n’avons visité qu’une infime partie de ce monde si éloigné du sous-continent, si semblable et pourtant si différente.
La saison ne s’y prêtait pas trop. Dans ces pays sujets aux moussons, il ne pleut pas à longueur de journées. La surprise, c’est justement qu’on ne sait pas quand il va pleuvoir. On est dans l’attente et on sent la pluie tout le temps. Tous les indicateurs sont visibles : chaleur écrasante, ciel bas et plombé de gros nuages gris chargés d’eau, humidité, coups de vent. Pourtant, le soleil n’est jamais très loin, il pointe fréquemment et darde ses rayons brûlants. Il faut donc toujours avoir à portée de main un vêtement de pluie, un chapeau étanche et de la crème solaire. Pays des contradictions.
En introduction, le guide touristique « Lonely planet », décrit [un] littoral de toute beauté, des spots de plongée d’exception, des terres luxuriantes, un isolement splendide. Les îles Andaman se prêtent autant à l’exploration qu’au farniente balnéaire. Cela est tout à fait juste et justifié. Nous sommes dans un petit paradis sur terre au nord de l’océan indien. Nous avions choisi essentiellement la seconde option. Malgré la saison peu propice au tourisme, nous avons adoré voir la mangrove et la jungle tropicale ourler les plages sans soleil parfois, si différentes entre la côte est et la côte ouest. A cette saison, les eaux ne sont pas turquoise et plutôt agitées offrant des dégradés du vert au gris, les rouleaux des vagues soulèvent le sable (on en avait partout dans le maillot de bain) et ne rendent pas la mer limpide. Les levers et couchers de soleil se cachent derrière d’épais nuages et donc, nous n’assisterons à aucun embrasement du ciel en feu comme nous en avions pu en admirer à Goa, à Hampi, dans le Kérala. Tant pis !
Une petite parenthèse historique. Il reste encore beaucoup de mystères sur les premiers habitants des îles Andaman mais les spécialistes des migrations pensent que les communautés natives viendraient des ethnies négritos et malaises. Ces îles ont toujours été la source de légendes. Un aventurier persan décrivit ces îles peuplées de cannibales. Marco Polo romança ou fantasma l’histoire en décrivant des populations à têtes de chiens. Sur des tablettes retrouvées à Tanjavur (Tanjore) dans le Tamil Nadu, l’archipel porte le nom de Timaittivu, les îles Impures. Il n’empêche que cet archipel fait l’objet de convoitises. Les Cholas puis les Marathes intégrèrent ces îles à leurs possessions à la fin du XVIIème siècle. Les Britanniques en firent une colonie pénitentiaire d’une extrême rigueur, enfermant dans des conditions particulièrement cruelles des prisonniers politiques. Celle-ci a été la plus grande et la plus dure au monde pour les 698 prisonniers condamnés aux travaux forcés, subissant quotidiennement restrictions, sévices et tortures. Le Cellular Jail National Memorial leur rend un vibrant hommage. Des sept ailes de la prison rayonnant autour d’une tour centrale de contrôle, construites par les britanniques de 1896 à 1906, il n’en reste que trois, la prison ayant été bombardée par les Japonais. Ceux-ci, accueillis à bras ouverts par une frange politique d’Indiens, envahirent l’archipel durant la Deuxième Guerre mondiale. Très vite, ces mêmes Indiens déchantèrent face à la cruauté des envahisseurs. En 1947 à l’indépendance de l’Inde, l’archipel est rattaché à l’Union indienne. Les migrations augmentèrent rapidement la population qui passa de quelques milliers à 350 000 habitants, beaucoup de Bengalis qui avaient fui le chaos de la Partition. La conséquence inévitable en fut le déclin des populations natives déjà durement touchées par la catastrophe naturelle de 2004. Toujours les mêmes relations de causes à effets.
En arrivant à l’aéroport de Port Blair, la capitale provinciale, nous avons dû demander un permis de séjour valable 30 jours, à présenter lors des déplacements, notamment en ferry.
Le temps des vacances et des visites. À commencer par Port Blair où nous sommes restés deux jours … Presque trop ! Rien de trop intéressant en termes de visites. C’est cependant une jolie petite ville bien organisée, très propre et assez calme. On est loin du point commun entre toutes les villes indiennes. Ici, dès 22 heures, tout le monde est couché, les stores sont baissés et plusieurs bars et restaurants sont déjà fermés. Cette ville a un important brassage de populations issues de tout l’océan indien (Bengalis, Tamouls, Nicobarais, Birmans, Télougous). C’est depuis notre hôtel, le Sinclair Bayview, sur la route de Corbyn’s Cove (lire plus bas), avec sa vue imprenable sur la mer, son joli jardin et son bunker japonais, que nous avons finalement organisé notre séjour et nos réservations de ferries.
En face, à une vingtaine de minutes en navette maritime, des ruines sur l’île de Ross rappellent l’époque victorienne, centre administratif britannique des Andaman. Nous n’y sommes pas allés mais des photographies en noir et blanc vues au pénitencier montrent la vie quotidienne des familles britanniques vivant exactement comme en Angleterre, femmes portant des robes longues blanches en mousseline, corsets, arborant chapeaux et dentelles, hommes en complets vestons sombres, chemises col cassé, guêtres, assises sur l’unique placette publique sous le gros arbre centenaire donnant une ombre bienvenue. Elles se rassemblent, discutent, fument, les enfants près des jupes de leur mère, à côté de la boulangerie et de l’église. Une vie tranquille, au calme apparent, éloignée de quelques encablures des indigènes. Nombre d’entre eux mourront de la malaria ou du choléra.
Je viens d’évoquer la visite du Cellular Jail National Memorial. Cela sera un moment intense et chargé d’émotions.
La visite du musée anthropologique montre l’histoire locale dans des salles où les présentoirs poussiéreux n’ont pas d’âge. Cependant, il présente un portrait détaillé des communautés adavasi de l’île. Les photographies sont délavées, ternies par le temps mais les artefacts rendent bien compte du mode de vie. Les explications et les schémas montrant l’organisation intercommunautaire en termes économiques – basée sur les échanges, les possibilités de cultures agricoles pour les unes ou de pêche pour les autres, l’artisanat et surtout les compétences de toutes – sont extrêmement intéressantes et éclairantes. À l’intérieur du musée, quelques touristes égarés et beaucoup de scolaires. Malheureusement pour moi, les photographies sont interdites. « Voler » les images de communautés hostiles aux étrangers, même par voie photographique, serait-il considéré -moralement – comme pénétrer de façon intrusive dans leur vie ?
Plus au sud à sept kilomètres de la ville et pour notre première visite, nous avions loué un chauffeur qui nous conduisit à Corbyn’s Cove ; plages et anse sablonneuse bordées de palmiers. La route est jalonnée de bunkers japonais. Ce sera notre premier coucher de soleil invisible. Surprenant pour nous qui voyons cela pour la première fois, de nombreux troncs d’arbres sont couchés sur les plages de l’île, lissés par le temps et blanchis par le soleil. Ils sont la preuve du terrible séisme, des répliques et du tsunami qui s’ensuivirent et qui ont dévastés les îles en 2004.
Direction Havelock Island à 1h30 en ferry de Port Blair. Contrairement à ce qui était prévu lors de la préparation de ce voyage à Chennai, là où nous devions rester deux jours, nous y avons finalement passé tout notre séjour, et ça a été tant mieux.
Havelock est une île paradisiaque, agrémentée par la faible affluence touristique à cette saison. Les plages de sable blond et fin sont merveilleuses à l’ouest. À l’est, elles sont bordées de rochers qui affleurent la surface de l’eau lorsque celle-ci se retire. La forêt tropicale, vue de loin ou en survolant ces îles, laisseraient accroire que ces territoires sont inhabités.
La mangrove se découvre à marée basse montrant les racines des arbres à nu, et encore les étonnants arbres morts, déracinés, jetés sur la grève par le tsunami d’il y a vingt ans. Aujourd’hui, ce sont de magnifiques sculptures contemporaines, installations naturelles artistiquement disposées à ciel ouvert.
Tant que les marées nous l’ont permis, nous nous sommes baignés dès le matin. Notre resort était situé sur la côte est avec ses plages rocailleuses. À marée haute, nous plongions dans ces eaux rafraîchissantes, éloignées d’une vingtaine de mètres de notre bungalow.
Là, dans la sérénité matinale, seuls les bateaux de pêcheurs étaient bercés par les flots, attachés d’un long cordage aux palmiers sur la plage. De rares promeneurs dont nous faisions partie jouissaient de ces moments calmes, sereins et décontractés. Nous allions ensuite au Full Moon Café prendre notre petit déjeuner composé d’un merveilleux café, d’un extraordinaire jus de fruits et d’un tiffin – en-cas – à choisir parmi l’omelette indienne épicée ou le sandwich fait maison, fourré de produits frais. A cette saison, la carte était très réduite. Avec son accueil aimable, cordial et convivial, le « Thank you, come again » n’était pas surfait.
Rituel quotidien : nous nous rendions ensuite sur la plage de la côte ouest. Quinze minutes en rickshaw pour huit kilomètres, empruntant l’une des très peu nombreuses routes de cette île, îlot devrait-on dire ?
La plage de Radhanagar est réputée pour être la plus belle d’Asie. Je ne sais pas sur quels critères un tel jugement mais c’était tout simplement stupéfiant de beauté.
Sur cette plage, les gros nuages chargés de pluie offrant un côté dramatique contrastaient avec la délicieuse température de l’eau. La pluie est arrivée, qu’importe ! Des kilomètres de plage de sable fin, un rivage bordé d’une belle forêt invitant à la promenade et à la découverte, de fréquentes baignades, des repos allongés sur la plage ou à l’ombre de la mangrove ou des palmiers, éloignés les uns des autres, la vision des pêcheurs à pied lançant leur filet par gestes élégants et puissants, postures olympiques, remplissaient de joie nos après-midi.
Attention, terrain glissant : pour arriver sur la plage des Éléphants, nous avions choisi de traverser la forêt. Était-ce un choix raisonnable ? Nous n’avons pu nous prononcer qu’une fois la traversée effectuée. Quelle expérience !
On nous avait dit que nous atteindrions la plage en trente minutes, il nous a fallu 1h30 à descendre, glisser dans la boue et nous perdre dans les nombreux sentiers, entourés d’une forêt dense, avant qu’un jeune habitué des lieux nous prenne en charge et nous montre le chemin. Alléluia ! Nos chaussures souillées collaient à la boue, aspirées par les nombreux trous. La lourdeur devenait difficilement tenable. Le bas de nos pantalons blancs en lin se noircissait et les traces de boue tachaient maintenant jusqu’aux mollets. La moiteur était insupportable et on n’en voyait pas la fin, aspirant avec force à être dans l’eau au bout du calvaire. Notre jeune sauveur cavalait comme un cabri, se retournant de temps à autre pour s’assurer que nous le suivions, ce que réussissions avec peine. Il nous attendait parfois, nous montrant ici un grand trou d’eau à éviter, là, un chemin détourné pour ne pas tomber dans une grande plaque de boue profonde. Qu’il en soit ici remercié. Et le retour demanderez-vous ? Il aura fallu attendre que l’on veuille bien nous embarquer sur l’une de ces nombreuses vedettes qui avaient transporté les touristes indiens qui, eux, n’avaient pas eu la mauvaise idée de l’aventure à travers bois.
En fin de journée, de retour, avec notre conducteur de rickshaw « attitré », sympathique comme tout, anticipant le dîner avec fébrilité, nous nous offrions un massage ayurvédique de 90 minutes, notre peau huilée, les nœuds musculaires dénoués, le corps et l’esprit enfin détendus, nous nous préparions pour la soirée et une bonne nuit de repos.
Ici, la halle du marché du plus grand village où nous nous trouvions.
Mais avant cela, déjà enveloppés par l’obscurité, nous savourions une bière dans le bar-restaurant face au resort puis nous nous rendions dans l’un des deux restaurants sur lesquels nous avions jeté notre dévolu – il n’y avait pas grand choix de toute façon. Nos dîners étaient composés essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, de poissons et de crustacés grillés. Les langoustes, énormes gambas, crabes et poissons frais ont été quotidiens. Nous en avons dégusté tout notre saoul pour notre plus grand plaisir.
Un autre jour, nous nous sommes offert une exploration de la faune et la flore sous-marine avec masque et tuba. Il y a bien eu un moment de déception car nous n’avons pu nous offrir un baptême de l’eau en plongée. Mais cela a été magique tout de même pendant près d’une heure sous l’eau. On se serait cru dans un aquarium ! Nous avons nagé, accompagné d’un guide, parmi les bancs de poissons colorés et avons observé des coraux dans une mer chaude dès 8 heures le matin. Ce fut une belle expérience.
Enfin, l’île s’endormait et nous aussi, heureux que nous étions de ces belles journées qui s’écoulaient paisiblement, contrastant avec la vie trépidante des mégalopoles. Et c’est exactement ce que nous recherchions, ce que nous voulions et ce que nous avions trouvé. Garder une impression apaisée et sereine de ce pays si mouvementé, si bruyant et si pollué.
Et voilà, tout est dit, tout est écrit et tout est mis en images de cette fabuleuse expérience et tranche de vie indienne. Pour nous, elle se terminait en beauté, on n’aurait pas pu finir mieux et s’en aller, s’envoler aussi rassasiés, complets et heureux de cette vie-là. On vous remercie de nous avoir suivi en Inde, ce qui nous a rendu un peu plus proches.