Histoire d’avant le confinement. Les beaux souvenirs restent de cette visite et je ne sais pas quand je vais pouvoir retourner dans ce gigantesque marché d’une superficie de plus d’un km2, comprenant plus de 3000 étals et d’où 5000 tonnes de fruits et légumes partent tous les jours pour nourrir la vile. C’est un peu notre Rungis des fruits, des légumes et des fleurs.

Bala sait maintenant que j’aime flâner dans les marchés, la criée aux poissons juste débarqués des chalutiers, les ventes en gros et demi-gros. J’aime voir les transactions, les relations s’établir entre les acheteurs et les vendeurs au moment critique de la négociation. J’aime voir les attitudes exagérées – parfois théâtrales – quand on pousse plus loin ces négociations. Je trouve les vendeurs fair play quand ils ajoutent un petit plus que ce qu’ils avaient pesé, comme si c’était un cadeau. Et toujours ces mouvements de la tête qui accompagnent la communication. Et toujours, les regards noirs, intenses, profonds, lumineux … et tendres.

Koyambedu se compose de 3 immenses bâtiments ; un premier pour les fleurs, un deuxième pour les fruits et de dernier pour les légumes. C’est le grand marché du périssable. Il faut donc que cela parte vite et la préoccupation est d’éviter les pertes. Quoique les vaches rôdent et se nourrissent des déchets végétaux. C’est aussi la raison pour laquelle on vend aussi au détail. J’en ai bien évidemment profité pour faire des achats ! Le premier ayant été un bouquet de fleurs !
Comme une reine la sacrée vache !
Je ne sais par où commencer, vers quoi me diriger, mais Bala me guide. Il me laisse m’imprégner de l’endroit, me laisse trouver mes repères et m’orienter. Un tour dans la grande halle aux fleurs nous conduit assez rapidement devant la petite boutique d’un cafetier. Première station. A notre plus grande surprise, un jeune adolescent s’active derrière le comptoir et prépare chai et café. Il a quoi, 14 ans ? Il a un visage expressif, ouvert. Il ne semble pas timide. Un vrai patron ! Il prend notre commande : Bala un café indien, moi un chai. Le jeune s’active et nous sert lorsque le patron arrive. Il nous explique que pendant sa courte absente, il a laissé la boutique en garde à son fils. Immédiatement, il vérifie notre commande. En voyant la couleur du café de Bala, il se met à grogner contre son fils, reprend le verre de café, trop clair à son goût, le jette et en refait un autre, mieux dosé. Le jeune est confus. De cafetier, il redevient le fils soumis. Il se sent peut-être humilié d’être ainsi réprimandé devant les clients. Mais le père a une fausse colère dans la voix et cela se voit à ses yeux rieurs. Nous sourions. Les cookies, délicieux sablés parfumés dans de grands bocaux, nous tentent. C’est une excellente façon de commencer cette visite ! C’est ma madeleine de Proust. Les images de mon voyage d’il y a 40 ans me reviennent en mémoire et je me revois, buvant du thé et mangeant ces mêmes cookies, dans les rues partout en Inde, à n’importe quel moment de la journée. C’est ce que je fais encore aujourd’hui. Et c’est cette Inde là qui n’a pas changé que j’aime.
Concentré qu’il est sur sa préparation de chai Ah ! les bons biscuits ! Les uns aux amandes, les autres à la lavande
Ce qui m’avait impressionné au marché aux fleurs à Parrys Corner n’est rien comparé à ce marché. Le bâtiment a l’architecture d’un gigantesque cloître ; quatre coursives en carré avec un immense patio central qui sert d’entrepôt. Ça sent bon mais l’odeur mélangée de toutes ces fleurs me prend aux narines, c’en est presque entêtant. Nous marchons littéralement sur un tapis de fleurs qui s’échappent des monticules sur les étalages ou qui débordent des sacs des acheteurs. Personne ne s’en préoccupe. C’est la perte négligeable ! Après mon achat de fleurs, Bala me propose de les emmener à la voiture ; une bonne façon de me dire qu’il n’a pas envie de continuer la visite. On se donne rendez-vous sur le parking après mes achats.
En attendant les clients
Direction le marché aux fruits. Autre bâtiment, autre architecture. Celui-ci est conçu en un dédale d’allées dans lesquelles on pourrait se perdre. Les côtés extérieurs donnent sur des aires de chargement. Les culs ouverts des camions attendent d’être chargés ou déchargés. J’assiste au déchargement des bananes. De nombreuses variétés de bananes continuent de mûrir au soleil, des grosses, des petites, des rouges, des vertes, des plantains. Un homme sur le camion, le contremaître à la pesée et les coolies qui attendent en file indienne (pourquoi diable dit-on en file indienne ?). Mon œil ne sait sur quoi se poser ; sur les régimes de bananes ou sur la charge étonnante que les coolies portent sur une épaule ? Certains prennent la pose à ma demande, un demi-sourire aux lèvres. J’adore, c’est attendrissant. Beaucoup se laisseront volontiers se faire photographier … sans contrepartie. Les fruits sont répartis par sections ; la section des ananas, celle des noix de cocos, puis celle des grenades de Kaboul (non explosives !), telle autre pour les papayes, et ainsi de suite. Certains fruits sont posés à même le sol tant il y en a, d’autres, pour les plus fragiles sont sur des étalages. C’est coloré, c’est beau et ça donne envie d’en manger. Je continue mes emplettes.
2 régimes de bananes sur l’épaule équivalent à env 50 kg Régimes enveloppés dans des feuilles de bananiers séchées pour mûrissage
Ici, on vend des noix et de l’huile de coco citrons verts papayes vendeur de sapotas oranges indiennes
Enfin, sous une chaleur qui devient écrasante – nous sommes au début de la saison chaude – je quitte ce bâtiment et me rends dans celui où l’on vend les légumes. Les allées sont plus étroites, les commerçants plus nombreux et j’ai l’impression d’être dans un souk au Maghreb ou en Turquie. J’aime beaucoup ces endroits car j’adore la sensation d’aller partout et de voir de belles choses, mêlée à l’excitation un peu angoissante de m’y perdre et de ne pouvoir retrouver la sortie. Là encore, des monticules de légumes harmonieusement disposés sur le sol ou sur des étalages. Des montagnes d’herbes odorantes que les Indiens utilisent dans la cuisine, persil, menthe, coriandre, cari et tant d’autres que je ne connais pas. C’est si beau à voir ! Les allées sont encombrées de déchets végétaux et je marche sur ce tapis souple. Je prends beaucoup de plaisir à être là ! Toujours les mêmes regards, les mêmes sourires, les mêmes invitations à acheter ! Et j’ai envie de leur faire plaisir et de tout acheter ! Je quitte le bâtiment pour me retrouver sur une des aires de chargement. Les camions sont à touche-touche. Pour certains, on s’active à la charge, pour d’autres, à la décharge.
variété de courges 1 variété de courges 2 variété de courges 3 drumsticks variété d’aubergines radis blanc
Branches de bananier.
En cuisine, on n’utilsera que le coeur tendre.Menthe, coriandre, persil, cari et autres herbes
Mais ce qui aiguise mon regard, c’est cette armée de coolies, presque nus, de tous âges, de toutes corpulences, de toutes tailles, tous formidablement forts, les uns montrant une musculature fine, longue et sèche, les autres, une musculature puissante, athlétique et magnifiquement dessinée, ou encore ceux avec une musculature enrobée de graisse, mais non moins imposante. Tous portent le lunghi remonté à la taille afin de libérer les jambes et faciliter les déplacements. Tous portent des charges sous lesquelles ils disparaissent presque, des plus jeunes au beau visage lisse et au corps mince au plus vieux, à la bouche édentée et au corps décharné, ils s’activent à la même peine, forçats des temps modernes payés quelques centaines de roupies.

Je quitte ce lieu magique et tragique avec l’envie irrépressible d’y revenir. Je crains cependant que ce ne soit avant longtemps car Koyambedu est un « cluster » fermé pour cause du taux élevé de cas de coronavirus. C’est ce qui fait que Chennai est une des villes les plus contaminées en Inde.