Histoire d’avant le confinement, phase 1. Depuis un bon moment, nous avions envie de manger un bon poulet fermier. Et puis, cette envie nous est sortie de l’esprit en l’absence de pouvoir sentir la bonne odeur du poulet rôti et de croquer dans la chaire moelleuse et juteuse de ce volatile. Un jour, Bala me conduit au « Friday market », le marché aux puces qui se déploie tous les vendredis sur une longue route étroite, coincée entre la bretelle d’accès à l’aéroport et la voie de chemin de fer. Il faut y aller de bonne heure car, très vite, il fait chaud et la foule nonchalante côtoie les motos, les rickshaws et les camionnettes, donnant rapidement une impression d’étouffement. La priorité n’est pas aux piétons, mais bon sang, ce qu’il y a déjà comme monde !
Bala se gare sur un petit parking de la gare ferroviaire. Nous empruntons le tunnel d’accès aux voies et je ne comprends pas bien pourquoi nous passons par là. Une volée de marches nous fait surgir sur un quai, pour quelle destination ? Comme à l’aveugle, je suis Bala. Nous marchons le long du quai et continuons sur le ballast. D’autres personnes suivent la même direction. Bala est attentif, il me surveille.
Des trains aux fenêtres sans vitres et toutes portes ouvertes traversent la gare et se croisent. Ils sont bondés, des hommes sur les marches-pieds. Nous marchons exactement entre deux voies quand soudain deux trains se croisent à mon niveau. C’est effrayant, assourdissant, excitant. Je suis bien en Inde.
Nous arrivons enfin aux puces. Tout d’abord, je ne vois rien de ce qui semblerait avoir été récupéré de la déchèterie ou du ferrailleur. De chaque côté de cette longue rue, des stands, souvent à même le sol, proposent toutes sortes de vieilleries en métal, en plastique : vieux jouets, vieux outils, vieux matériels de sport, appareils électroménagers d’occasion, meubles, vêtements synthétiques. Je me demande tout-à-coup ce que je fais ici. Je n’ai pas l’œil aiguisé et je déteste l’impression de vide qui n’a aucun intérêt. Versatile et impatient, il me faut une excitation immédiate ou d’un instant. Chiner longtemps ici n’est pas trop mon truc.

Fruit du jacquier Ail et échalottes sambhar Raisins secs
Un vélo se cache derrière cette montagne d’herbes aromatiques. … et parfois, en surgit un petit garçon !

Puis, petit à petit, ma curiosité s’éveille et mon regard alerte devient sélectif. Je remarque que l’on me remarque ; en effet, il n’y a pas de touristes et je suis le seul étranger. Je remarque que l’on ne vend pas que des vieilleries et que certaines sont celles de rares brocanteurs. J’achèterai d’ailleurs une vasque en laiton typiquement indienne dans laquelle on dispose des fleurs et que l’on trouve dans les temples essentiellement.
Je remarque des vendeurs, cachés du soleil sous des parapluies ou des parasols colorés. Je me rends compte que les stands ne sont pas organisés par corporation ; un vendeur de fruits côtoiera celui qui vend de vieux altères. Il y a des stands de nourriture ; des montagnes de légumes, d’herbes qui cachent à la fois le vendeur et sa bicyclette. Beaucoup vendent des poissons séchés de toutes sortes. J’aime cette odeur forte, presque répugnante. L’un d’eux est tenu par un gracieux jeune homme, ça ne manque pas de charme ! Et puis, pas de poisson sans la typique râpe-et-scie. Aucun de nos poissonniers ne s’en accommoderait car il faut d’abord coincer le socle en bois sous son genou replié, puis présenter le poisson devant la lame verticale et par un geste de va-et-vient, écailler et couper le poisson en tranches.


Bocaux de ghee, beurre clarifié,
utilisé dans la cuisine indienne

Nous avançons toujours. Il y a de plus en plus de monde, de plus en plus de circulation, il fait de plus en plus chaud. Il est déjà 11 heures. Je me demande bien jusqu’où Bala va me conduire. J’ai déjà envie de rentrer. Il faudra refaire tout le trajet en sens inverse. Alors que je suis dans ces pensées, la route s’élargie un peu laissant apparaître une contre-allée. Là, des toiles tendues et attachées à la clôture semblent délimiter un espace que l’on voudrait soustraire aux regards du chaland, confiné. Ainsi protégés du soleil trop fort, des animaux vivants soufflent en silence : poulets, lapins, dindons, oies, canards. Certains volatiles sont exhibés sur la cage, une patte attachée. Les poulets, les coqs ont un beau plumage, portent fièrement de belles couleurs. Ils sont hauts sur pattes, la cuisse longue et ferme. Ils ne sont pas charnus et ressemblent plutôt à des poulets de combat. C’est ici précisément que Bala veut m’amener. J’avais émis l’idée d’acheter un poulet fermier et le voilà qui me propose d’acheter un poulet fermier mais vivant ! A ma grande surprise, il se propose de se charger de la chose de A à Z … Je me laisse faire !



Nous nous arrêterons devant un vendeur de jus de canne à sucre. Je n’en avais encore jamais bu. Ma première question à Bala : « Est-ce qu’on peut le boire sans risque ? ». Devant nous, trois jeunes filles, toutes les trois de blanc vêtues, gloussent à ma question en me regardant, un rien aguicheuses ! Je me reprends, je leur souris et bois, avec un certain plaisir, cet excellent breuvage rafraîchissant.
Dans la voiture, sur le chemin du retour, un malheureux poulet, la tête hors de mon sac à mes pieds, le bec ouvert, salivant et apeuré, ne sait pas encore ce qui va lui arriver dans la cuisine …