
Histoire d’avant le confinement. Bala a bien compris que ce qui nous intéresse, Éric et moi, c’est la nouveauté, la découverte de lieux incontournables, la surprise, ce qu’il faut avoir vu, ne rien rater. Un samedi, nous nous laissons conduire dans un quartier au sud de Chennai. Là où il y a des peintures murales, nous dit-il. En route pour Kannagi Nagar ! En route pour Kannagi Art District !
Dès que l’on quitte la route principale, on entre, par de petites rues sinueuses, dans un quartier où l’on n’a pas vraiment envie d’aller. Bala nous dira mezza vocce que c’est un coupe-gorge la nuit. A bon entendeur … La voiture s’arrête aux abords d’une immense esplanade vide. Des barres d’immeubles de trois étages disposées en U, hideuses et décaties, font face au poste de police, immense bâtisse d’où le droit et le devoir devraient s’imposer.

Ce quartier de Kannagi où vivent des pauvres, des expulsés relogés que l’état a sédentarisé, des gens qui vivaient dans des bidonvilles, est le plus grand site de relocalisation en Inde comptant une population de 80 000 personnes dont beaucoup étaient pêcheurs. Mais c’est ce qu’il y a de pire selon Bala : prostitution, criminalité, drogue, ce monde « underground » qui essaie de survivre ou qui se cache dans la misère. Taux de chômage élevé, extrême pauvreté, manque d’éducation, manque d’hygiène, manque de confort, manque d’accès aux soins, peut-être, bref, manque de tout. L’on verra plus tard que ces gens ne manquent pas de dignité et gardent le sourire. Et la St+ art India Foundation a mis l’art dans la rue au service de sa population en engageant le dialogue entre les artistes et la communauté.
Nous trouvons une pancarte. Tant bien que mal – elle est si haut perchée – nous lirons les explications de ce projet, le 5ème en Inde après New Delhi, Hyderabad, Mumbai et Goa. « ST+ ART – Kannagi Art District », le projet nous invite à la visite.


Aux premiers regards circulaires, la grande esplanade semble vide et silencieuse. Puis, petit à petit et au fur et à mesure que nous la traversons sur sa longueur, la vie de quartier apparaît. Un groupe de jeunes garçons, pieds nus, jouent au football. Sur notre droite, le long d’un rez-de-chaussée aux couleurs vives, de jeunes graffeurs peignent un mur, l’un assis sur un vélo à plateforme, des pots de peinture posés au sol. Un peu plus loin, un autre groupe a le nez en l’air. Aussitôt, nous regardons aussi. Sur le toit, des ouvriers surveillent l’intervention d’un des leurs en équilibre sur un fragile échafaudage dressé sur la façade. Ils nous regardent et nous font un signe amical.

Le long bâtiment opposé arbore deux fresques murales : des personnages capturés dans des activités de la vie quotidiennes. Des gouffres noirs marquent ces peintures : ce sont des balcons sur lesquels des femmes étendent leur linge ou regardent la vie passer et d’où chacun.e nous observe. Au pied de l’immeuble, quelques voitures et rickshaws, un chien errant et des passants.

Untitled par l’artiste australienne Bronte Naylor Protectors and Providers par Osheen Siva
L’immeuble qui ferme le U montre sa façade la plus étroite. Deux visages d’enfants y sont plaqués. Ils rient de toutes leurs dents comme un message de bienvenue, optimistes. Là encore, des balcons sombres séparent ces deux visages et nous invitent à entrer dans la vie de ces gens. Cet immeuble est justement traversé par une longue coursive. A l’entrée, des habitants discutent et nous surveillent du coin de l’œil. Nous avançons et nous dirigeons droit vers ce passage.

Après quelques hésitations, nous nous y engageons. La coursive est très longue, étroite et sans lumière. Seuls les deux accès opposés diffusent la lumière du jour, engloutie par les ténèbres alors que l’on avance prudemment. Des deux côtés, portes et fenêtres nous indiquent que des gens vivent là. Une porte ouverte laisse voir un vieil homme, légèrement vêtu, étendu sur un maigre matelas posé sur un sommier en métal. Des cartons, des bidons et divers autres objets encombrent ce passage. Un panneau publicitaire indique qu’un salon de coiffure offre ses services aux femmes et aux enfants. L’intérieur est spartiate. Le bleu des murs peints veut donner l’illusion de beauté, de clarté et de bien-être. Une jeune femme forte me fait le geste de son refus d’être photographiée, mais je capture le salon. Nous avançons toujours et nous nous approchons de la sortie d’où nous remarquons qu’un groupe de jeunes hommes nous observe. Qu’attendent-ils de nous ? Que veulent-ils ? Leurs intentions sont-elles bonnes ? Ils nous regardent vraiment, comme s’ils nous attendaient. L’air de rien, nous sortons et à leur niveau, dans l’éclat de la lumière qui nous éblouit, tous ces jeunes nous saluent amicalement. Qu’avions-nous pensé ?
Alors que je continue à photographier, Éric croise un groupe trois hijra – travestis et/ou transgenres qui forment une caste à part entière – mais se souvient qu’il n’est pas conseillé de les aborder car elles peuvent nous envoyer un mauvais sort… Cette caste fera vraisemblablement l’objet d’un article pendant la durée de notre séjour. Si vous souhaitez en savoir plus :
Les fresques murales sont étonnantes, vives et colorées. Des artistes nationaux et internationaux ont été invités à les réaliser. Les styles sont différents et reflètent différents regards selon que l’on est Indien ou pas. Elles cachent la misère, la pourriture, la saleté. Elles cachent aussi l’ennui, le vide, la désillusion. Nous saluons un jeune couple d’Indiens venu comme nous voir cet endroit. Comme nous, ils mitraillent de leur appareil photo l’art et la misère. Ils sont charmants. Un peu plus loin, dans un espace poussiéreux qui aurait pu être aménagé en un terrain de jeu, des jeunes jouent au cricket avec ce qui fut autrefois une balle et une vieille batte.
Un garçonnet approche avec son air d’angelot joufflu et ses boucles de cheveux noirs. Il est torse nu, pieds nus et porte un vieux short sale. Un grand sourire éclaire son visage et il est curieux de notre présence. Il se laisse volontiers photographier. Un autre, plus réservé, semble intimidé par notre présence. Plus loin, une vieille grand-mère porte son petit-fils dans les bras. Elle s’avance vers moi, sourire édenté, et me tend cet enfant. La jeune mère les accompagne et surveille la scène. Comme c’est charmant ! Plus loin encore, des enfants jouent sur ce qui fut un court de tennis. Jouent-ils ou se lancent-ils des pierres ? D’autres, plus loin, s’amusent à poursuivre de malheureux poulets aux longues pattes maigres.
Des stands de fortune à même le sol bordent notre parcours : fruits, légumes, poissons séchés couverts de mouches, objets en plastique de la vie quotidienne. Des stands de street food proposent dans de l’huile ayant servi trop de fois, des pattes de poulets au curry et des boulettes « de quelque chose » qui ne donnent pas envie de goûter malgré les sollicitations sympathiques des vendeurs. Ça et là, des braseros indiquent que la rue est aussi l’espace de cuisine de chacun.

Et toujours et partout des enfants, des chiens, des chèvres et des vaches.
Nous arrivons au terme de notre visite. J’ai envie de boire un chaï et remarque un vendeur le préparant sur son vélo. Une femme arrive en même temps que moi avec l’intention évidente de s’en offrir un. Elle me fait signe de commander avant elle, un grand sourire aux lèvres qui éclaire un visage rieur. Et de fait, j’en commande deux, un pour elle et un pour moi. D’abord, elle refuse mais face à mon insistance, elle finit par l’accepter, toute gênée mais flattée.

Jolie pépite, cet article ! Bravo
Une facette de ce pays que l’on a si peu – ou pas- l’habitude de voir.
Vous remercierez Bala de ma part…
Cette première lecture n’en sera pas la dernière car elle possède un goût » d’y reviens-y », pour sûr !
Apparemment les gens du quartier ne semblent pas » réfractaires » à votre douce curiosité sans intrusion massive et cette immersion rend un résultat très chouette et très coloré
L’Art dans la Ville, la cité, les quartiers, les bouges, les bidonvilles reste de l’art et merci au « Street » de le rendre gratuit, offert à chacun et accessible à tous !!!
accessible à tous!
Merci, merci encore Sis ! Et que vive le street art, art pour tous !
Et on remerciera Bala de ta part, promis.
Bisous
Merci pour cette visite colorée ! Je ne m’attendais pas au Street Art en Inde, -mais c’est un peu bête- , jolie surprise. Est-ce que des artistes indiens ont participé aussi à ce projet ?
J’aime beaucoup le photo d’Eric sur ce fond très coloré.
Et les deux petits garçons…
Encore une fois, merci à toi Christian pour cette écriture si fluide et émouvante qui nous fait ressentir beaucoup de choses et partager beaucoup d’émotions et nouveautés, et aussi pour les magnifiques photos de ces reportages.
Merci à vous deux.
Je vous embrasse
Je suis heureux du plaisir que tu as à lire ces « reportages » !
Les artistes sans mention de nationalité sont Indiens, j’aurais du le préciser !
Tu as aussi raison quand tu dis ne pas t’attendre à du street art en Inde car il n’y a que 5 des ces projets dans tout le pays. Et ne confondons pas street art et graffitis. C’est donc une chose rare et exceptionnelle, en effet !
Nous t’embrassons.