Le lendemain de ma sortie de quatorzaine, suite à mon retour en Inde, nous sommes allés dîner « en ville ». Durant cette phase V de confinement allégé ou de déconfinement progressif – c’est selon le point de vue – les restaurants peuvent dorénavant servir jusqu’à 21 heures. Dès jeudi soir 1er octobre, nous avons donc abordé notre week-end prolongé au restaurant Krishna qui fut notre « cantine » à l’époque du Savera. Nous y avons trouvé moins de tables qu’autrefois (gestes barrière obligent) et seulement quelques serveurs, tous gantés de latex, masques et visières en place. Nous avons été accueillis en revenants triomphants par notre souriant moustachu qui a exprimé chaleureusement son plaisir de nous revoir.

Le thali est une spécialité de l’Inde. Il en existe plusieurs sortes selon les régions. Dans le sud, ils sont essentiellement végétariens. Ils sont composés de papadams (galettes frites), de naans (galettes de pain non levé) et de riz. Parmi les sauces, il y a du dahl (lentilles), du curry sec (sans lait de coco), du sambar (masala), des légumes, du curd (yaourt), du dessert. Le riz et les sauces sont versés sur la feuille de bananier. En fonction du goût de chacun, on ajoutera du ghee (beurre clarifié) sur le riz pour le parfumer. Il est présenté ici dans un service en cuivre.
Avant cela, les Tasmac – les magasins d’état de débit d’alcools – ayant réouvert, nous avons bu une petite bière à la maison en croquant des cacahuètes enrobées de chili et de turméric. Pour nous, c’est devenu un luxe absolu !
Le 2 octobre est l’une des trois fêtes nationales en Inde. Le 15 août est la fête de l’Indépendance. Le 26 janvier, celle de la République. Le 2 octobre, la fête de Gandhi Jayanti, célébration de l’anniversaire de naissance de Mohandas Karamchand Gandhi dit le Mahatma Gandhi ou Bapu (Père de la Nation). Ce vendredi-là était donc férié. Nous sommes partis pour un circuit Chennai – Gingee – Tiruvanamalai – Vellore – Chennai de 3 jours, soient 420 kilomètres en ligne directe. Ce devait être une découverte de hauts lieux de l’empire britannique avec des forts hauts perchés sur les montagnes environnantes, de temples sacrés, dont le plus célèbre dédié au dieu Shiva dans son incarnation du feu, au pied du Mont sacré. Il s’est agi de cela en partie, les forts de Gingee et de Vellore étant fermés au public pour cause de covid. Restaient alors les temples.
Celui d’Arunachaleshwar (IXè-XVIIè siècles) à Tiruvanamalai est l’un des plus grands de l’Inde (10 ha.), doté de quatre gigantesques gopuras (portes-tours) dont la plus haute, à l’est, s’élève à 66 mètres. Nous avons été contraints de le visiter au pas de course entre les barrières de sécurité, lui retirant tout son charme et sa sérénité.
C’est à peine rassurant.
Le second à Sripuram appelé temple d’Or, près de Vellore, construit en 2007 accueille des pèlerins venus de toute l’Inde. Il est enchâssé dans un écrin de verdure au centre d’un chemin en forme d’étoile. Long de 1,8 km, ponctué de messages spirituels qui, à mon sens, relèvent plus du dogme que de la philosophie. Ce petit temple est entièrement recouvert de feuilles d’or. Et comme tous les temples, il est déserté.

A l’intérieur du temple, devant le sanctuaire, les Brahmanes sont torse-nu.
C’est Bala qui a créé la surprise en nous conduisant dans sa famille et belle-famille dans lesquelles nous avons été accueillis avec du Coca-Cola chez l’une et des noix de coco fraîchement tombées de l’arbre chez l’autre. Nous voulions voir la campagne et la vie rurale indienne ; nous avons été servis ! Petites routes de campagne, culture de la cacahuète avec un arrêt auprès des récolteurs dans un champ, sous une chaleur écrasante. Nous sommes repartis avec une botte de cacahuètes qu’un des ramasseurs nous a gentiment offerte. Les cacahuètes étalées à même le sol qu’on mettait à sécher encombraient les routes secondaires menant dans les villages, ce qui réduisait la largeur des voies de circulation. Cela nous a fait penser au Vietnam, où, sur des routes à peu près semblables, balisées par quelques pierres, les paysans mettaient le riz à sécher.
pois de terre ou encore pistaches de terre.
Au canada, ce sont des pinottes, d’où le nom « peanuts » en anglais.
Au fond, le père de Bala
Notre agile grimpeur a le geste assuré et vigoureux. Nous boirons à même la noix et emporterons les autres à Chennai.
Même pas très grosses, ces noix sont pleines de cette délicate eau légèrement parfumée et, oh combien désaltérante ! L’une d’elles s’est fracassée à terre. Le chien a apprécié, lui aussi !
Arrachage d’un plant de manioc juste pour nous. Cela ressemble à la patate douce. En frites, c’est excellent !
Ici, la vie grouillante ne manque pas. La vie paresseuse non plus. L’activité dans les champs consiste au repiquage du riz dans les rizières gorgées d’eau ; les femmes, le dos courbé, ont un geste assuré et rapide. Des bottes de riz qui émergent de l’eau en de jolis bouquets, elles repiquent les tiges une à une. Les hommes sont occupés à des choses plus sérieuses : contrôler le débit d’eau, conduire les tracteurs, ne rien faire ! Les saris colorés et les turbans madras tranchent avec les nuances de vert des tiges de riz ; vert tendre pour les jeunes tiges que l’on repique espacées, vert plus soutenu pour les tiges touffues en maturation, enfin, vert clair lorsque le riz apparaît en grappes au-dessus des tiges courbées par le poids des grains. C’est magnifique ! Rasant ce patchwork coloré, les innombrables libellules volètent en un ballet sans fin, infatigables, légères, graciles, transparentes, féériques. Elles dansent au-dessus de l’eau, l’effleurent, reprennent de la hauteur, changent de direction sans se toucher, harmonieuses. On se sent presque léger soi-même !

Le long des routes, les vaches, retenues au bout d’une corde, sont conduites au champ ou à l’étable, vocable pour dire « devant la maison ». Leur nourriture de base est constituée de tiges de cacahuètes essentiellement, de feuillage de canne à sucre, d’un peu de foin. Souvent nous croisons un petit troupeau de chèvres noires ou brunes conduit avec un bâton. Seraient-elles moins dociles que les vaches ? Mais elles ne sont pas au bout d’une corde ! Rien ne cache la pauvreté des villages. Les rares maisons en dur, taches de couleurs vives, criardes, jouxtent les cabanes, masures, cubes composés d’une seule pièce dans laquelle vit une famille entière. Le toit en feuilles de palmes séchées, mal ajustées, doit laisser la pluie s’infiltrer. Il est alors rafistolé de bouts de plastique retenus par de la corde usée. Il n’y a pas de cuisine ni de sanitaires, aucune intimité et le soir le courant éclaire tout de manière violente et crue, exacerbant cet environnement disgracieux.

Les femmes s’activent dans leur rôle de femmes. Les enfants, la cuisine – marmite posée sur des pierres au-dessus d’un feu de bois – la lessive. Les grands-mères bercent les nourrissons dans des hamacs tendus entre deux arbres. Les hommes sont dans leur rôle d’hommes. Ils sont entre eux, regroupés. Ils discutent, s’agitent mollement, rient. Une fois rentrés chez eux, ils s’installeront dans les charpoys, larges lits au cadre de bois et tressés de cordes, installés à l’extérieur, comme au salon. Les moustiques ne les dérangeront pas, ils ont l’habitude.
Le long des routes, de nombreux vendeurs ambulants : jus de canne à sucre, épis de maïs bouillis, noix de coco, grenades, bananes. Dans les bourgs, les marchés sont très animés, il y a beaucoup de monde, de la promiscuité, certains ne portent pas le masque comme s’ils se sentaient ici à l’abri de la pandémie, intouchables ! Les étals sont de simples bâches posées par terre sur lesquelles on a disposé des fruits et des légumes. Plus loin, c’est au cul des camions que l’on vend les tomates, les oignons, les bananes. Tout cela laisse penser que l’on mange à sa faim.
Extracteur de jus de canne à sucre. Trois ou quatre tiges seulement fournissent 5 grands verres de jus. Sans eau ni sucre ajoutés et avec un demi-citron, c’est un régal ! 10 roupies le verre soit 12 centimes d’euro.
Les parents de Bala, par exemple, vendent leurs noix de coco ainsi que les racines de manioc à une coopérative. Apparemment, ils vivent bien. Ils aident même financièrement les parents de la bru qui, eux, n’ont pas la chance d’avoir assez de revenus. Bala et sa femme se font construire une maison dans le village. Il en est fier. Son père dirige et surveille les travaux. Son beau-frère de 31 ans est toujours sans emploi, il ne peut pas se marier soit parce qu’il n’en a pas les moyens soit parce qu’on ne lui a pas encore trouvé la femme idéale ; des horoscopes compatibles rendent l’union favorable dans un mariage arrangé (et peut-être que cela l’arrange). Il roule en Royal Enfield, moto mythique, et version indienne que j’adore, de la Harley Davidson.

L’hôtel Sparsa à Tiruvanamalai bénéficie d’un écolabel et les tarifs sont raisonnables. Il est composé de quelques maisons disposées en arc de cercle autour d’un jardin luxuriant. Une piscine se cache dans cette végétation. Elle reste fermée ainsi que le spa pour les raisons que l’on connaît. Chacune de ces maisons comporte un étage auquel on accède par un escalier extérieur. Il distribue deux chambres spacieuses et confortables. Les toits sont faits de chaume donnant à ces habitations un aspect traditionnel. Le lieu est charmant et paisible. A la réception, l’accueil est chaleureux, juste ce qu’il faut, le personnel est à l’écoute des clients et attentionné. Ici, comme dans le restaurant végétarien, les hommes portent le dothi et la kurta blancs de la caste des brahmanes ajoutant à la spiritualité et à la quiétude du lieu. Nous séjournons deux nuits dans la chambre 108, à l’étage.

Bala ne nous fait pas la grâce d’une grasse matinée. Nous décollons dès 8h30 ; il fait moins chaud et les journées sont plus longues. Les distances, même courtes, prennent du temps. Assis à l’arrière de la Toyota Etios, nous n’avons qu’à nous laisser conduire, bercés ou cahotés par le balancement de la voiture et l’état des routes. Nos yeux voient défiler les paysages, rizières après rizières, alternant champs de cacahuètes, champs de maïs, de canne à sucre, de cocotiers et palmeraies.

Puis, nous traversons des villages, des bourgs. J’en ai déjà parlé. Les montagnes marquent l’horizon que l’on voit de toutes parts. Ici et là, un temple en leur sommet ou un fort britannique que nous ne visiterons pas. Tant pis, ils sont et resteront là, nous reviendrons. Bala est non seulement notre chauffeur, il est aussi notre guide. Nous nous laissons donc guider. Ses informations sont avérées, nous sommes dans sa région natale après tout ! Nous bavardons à certains moments mais l’habitacle est calme et serein la plupart du temps.

avant d’être investi par les Britanniques en 1720.
Tous les midis, nous déjeunons ensemble dans des endroits qu’il choisit parce qu’il les connaît. Petits restaurants sans prétention, nourriture de qualité et plats fortement épicés assuré. Le moment le plus attendu de Bala, et celui qui nous a valu un large détour, fut le déjeuner chez « Star Biryani », les meilleures préparations de riz frit végétarien ou au poulet, au mouton ou au bœuf.
Le biryani était un plat festif au temps des empereurs moghols. Il a été introduit dans le sous-continent indien par les marchands musulmans venant de Perse. Devant nous, quelques petits morceaux de viande, en général avec os, se cachent dans une grande assiettée de riz épicé servi sur une feuille de bananier sur laquelle le serveur ajoute des sauces, elles aussi épicées. Pas de couvert. La première leçon illustrée du « comment- utiliser-ses-doigts-pour-manger-proprement » s’impose donc. La technique paraît simple. Tout d’abord, il faut utiliser ses cinq doigts. On amasse une petite quantité de riz que l’on façonne en boule. On loge cette boule qui n’est pas très consistante dans le creux de ses quatre doigts que l’on porte à sa bouche. Puis, du pouce, on dirige cette boule dans la bouche, comme si on jouait aux billes … Si tout va bien, rien ne tombe et la bouche reste propre. Je pense m’être mieux débrouillé qu’Éric … mais c’est un avis personnel ! Il ne faut pas avoir peur de se salir la main droite, celle avec laquelle on mange, qui est enduite de sauce. Mais on ne se lèche pas, on n’enfourne pas ses doigts dans la bouche. S’il reste du riz collé, on secoue sa main au-dessus de sa feuille de bananier et de toute façon, à la fin du repas, on ira se laver les mains au « hands wash » prévu à cet effet. Rappelez-vous le lave-mains dans notre salle-à-manger.

Juste après cet exploit réussi, nous avons repris la route en direction de Chennai. J’ai somnolé un bon moment pendant qu’Éric travaillait un peu, et nous nous sommes retrouvés, quelques heures plus tard, dans les embouteillages à l’entrée de Chennai.
Les libellules meurent à l’automne. Leur vol semble pourtant si vif. Voient-elles leurs larves au fond des rizières qui donneront naissance à d’autres libellules ?