Voyager en novembre – 1

Sur la route des grands temples

Comme c’est bon de pouvoir s’évader en cette période de pandémie, sortir de chez soi, admirer les paysages, plonger dans la vie rurale et parler à d’autres personnes. Et par-dessus tout, de se retrouver comme au début du mois d’octobre, dans la campagne indienne, voir défiler rizières, bananeraies, cocoteraies, fleuves et rivières, vaches, buffles, chèvres, chiens, poules et coqs, canards, cailles et paons, villages et bourgs, Indiens lascifs ou affairés. Nos yeux ne peuvent tout photographier, tout absorber, tout mémoriser. Une petite parcelle de cette vie campagnarde restera en mémoire, pour notre plus grande joie.  

De Chidambaram à Thanjavur

Nous avons quitté Chennai en prenant la route qui longe l’océan Indien jusqu’à Pondichéry. Nous la connaissons bien maintenant. Après avoir quitté le Grand Chennai, elle promet de beaux paysages. Puis, nous nous sommes dirigés vers l’ouest plus à l’intérieur du pays, en terre inconnue pour nous, et c’était grisant ! Nous avions décidé de visiter les grands temples hindous de l’ère Chola, période qui débute au IXème siècle. Ils ont une architecture typique du sud du sous-continent et du Sri Lanka que l’on nomme dravidienne. Cette architecture atteindra son apogée au XVIème siècle pour prendre la forme que nous  voyons aujourd’hui. Peut-on faire une comparaison, aussi hasardeuse soit-elle, avec nos églises romanes jusqu’au gothique flamboyant ? Quatre des cinq temples que nous avons visités sont classés au patrimoine mondial de l’Unesco et se situent dans l’état du Tamil Nadu.

Chidambaram et le temple de Nataraja (Shiva danseur), Kumbakonam et les temples de Nageshwara (Shiva le roi-serpent) et Darasuram, Gangaikondacholapuram et le temple de Brihadishwara, Thanjavur et le temple du même nom que précédemment. Autant de villes et de temples aux noms parfois compliqués à prononcer mais si chantant lorsqu’on en a pris le rythme. Un challenge.

Temple de Nataraja à Chidambaram

Thanjavur est le berceau du royaume Chola qui s’est étendu jusqu’aux rives du Mékong et les temples de la région sont antérieurs de deux siècles à celui d’Angkor.

Ce qui fascine, c’est que plus nous visitons ces temples, perdus et ignorants des rites hindous, confus dans la reconnaissance des dieux et déesses qui changent de noms selon leur état (tantôt mendiant, danseur, berger ou méditatif), plus nous nous accrochons à leur splendeur architecturale. Le privilège de cette période, c’est qu’il y a relativement peu de visiteurs et que les espaces sont grands. Certains temples sont posés sur de belles pelouses où quelques familles indiennes s’installent comme pour un pique-nique.

Ce qui impressionne, c’est l’état de conservation de ces temples, la richesse des ornements, la profusion de sculptures. Construits autour des Xème et XIIème siècles, la pierre et le granit ont résisté au Temps. Les dynasties qui se sont succédé n’ont apporté que modifications, embellissements et agrandissements. Peu de temples sont de taille humaine. Certains sont une ville dans la ville avec jusqu’à sept enceintes et gopuras avant d’accéder au sanctuaire dédié à Shiva.

Cette fois-ci, nous nous attachons aux constantes dans l’organisation des temples. Les guides nous y ont bien aidés. Dire qu’ils se ressemblent tous, c’est un peu vrai … tout comme nos cathédrales, non ?

Mandapa, salle des mariages – temple Darasura à Kumbakonam

Mais d’abord, on se déchausse aux abords du temple. Marcher les pieds nus après la pluie est peu ragoûtant, on prend sur soi. Nous avons eu une petite pensée pour Gilles à se demander comment il appréhenderait la situation !

Gopura du temple de Nataraja à Chidambaram

A bonne distance, la vision des portes-tours, les gopuras, est en soi impressionnante. Elles sont hautes (plus de 50 mètres et pouvant aller jusqu’à 75 mètres). Elles offrent une entrée par les quatre points cardinaux et sont reliées par une enceinte sur laquelle des Nandis, les vaches sacrées, veillent. Ces gopuras permettaient aux pèlerins de se diriger vers le temple. Certaines sont blanches, couleur brique, ocres ou blondes. Beaucoup sont très colorées et les centaines de personnages des différents niveaux sont de couleurs vives, voire criardes. Le passage sous une gopura tient en haleine, on se demande ce qui va surgir à nos yeux sous l’éclat vif de la lumière. Et ce que nous découvrons nous laisse sans voix, si ce n’est : « Waouh ! Que c’est beau ! ». Parfois, nous sommes accueillis par le cul du Nandi qui fait face au sanctuaire de Shiva. Elle-même repose couchée, énorme, sur une mandapa dont les caissons du plafond sont richement peints ! C’est juste merveilleux !

Tous ces temples dédiés à Shiva sont une succession de galeries, de sanctuaires, de bassins sacrés, souvent au lotus,  destinés aux ablutions des brahmanes, de vimanas (tours en coupole) posées sur les sanctuaires, de lieux de rassemblement pour les fidèles. Les grandes salles ouvertes peuvent être soutenues par 10, 100 ou 1000 piliers, tous sculptés, tous différents et dont les chapiteaux représentent la fleur de lotus. Ces sabhas sont des espaces de prière mais également de repos. Il n’est donc pas étonnant de voir des familles, assises, discuter en toute sérénité. Les halls surélevés étaient aussi des salles de mariage que l’on nomme choultris ou mandapas surmontés d’une chatra, grande ombrelle colorée aux franges dorées de toute beauté. La volée de marches qui nous y amène évoque un chariot (ratha) tiré par un cheval ou par un éléphant. Les colonnes sculptées dans un seul bloc de pierre, plantées comme des forêts,  représentent  des créatures mythiques, des yalis,  dont les parties du corps appartiennent à différents animaux : tête d’éléphant, crinière de lion, oreilles de cochon, cornes de chèvre, corps de cheval, queue de vache et pattes de crocodile.

En quittant le temple de Darasuram à Kumbakonam, nous avons déambulé dans une petite rue calme où quelques familles teintent et tissent la soie. Des écheveaux séchaient sur les fils tendus devant les maisons, bravant les risques de pluie de la saison. Nous avons croisé quelques habitants qui nous ont lancé de francs sourires.

De Madurai à Tiruchirapally (Trichy)

Madurai est la deuxième ville en taille du Tamil Nadu. L’activité frôle le chaos : des commerçants partout, des travaux partout, des voies étroites non goudronnées et boueuses partout dans lesquelles les véhicules ont beaucoup de mal à se croiser – je ne vous parle même pas des bus et des camions ! – des deux roues qui s’imposent partout étouffant la circulation des voitures. Et des piétons qui cherchent leur passage partout. Un cauchemar !

A la sortie du temple, pause thé et samosas tout frais.

Nous avons réservé un hôtel à l’abri de ce tumulte sur une colline qui domine la ville. De la terrasse du restaurant, à la veille de Diwali, la fête des lumières, nous avons pu jouir de la vue, amusés par les paons autour de nous, au calme malgré les pétards et les feux d’artifice avant l’heure.

La visite du temple Sri Meenakshi, lieu très saint,  s’est effectuée en un temps record, contrairement à la demi-journée préconisée dans nos guides. Après avoir déposé chaussures,  sacs à dos, smartphones et parapluie aux consignes, passé le portique de sécurité et subis la fouille au corps, nous avons pénétré ce haut lieu où Shiva aurait fait couler du miel de ses cheveux (pouah !) sur la ville. Pour cause de covid, le parcours était balisé, nous interdisant les déambulations. Arrivés au bassin au lotus, arrêt ! Une petite file de fidèles attend. Il est 16h15. Nous apprenons que nous ne pourrons poursuivre qu’à 17h15. Que faire ? Abandonner ou rester ? Nous restons. A l’heure dite, un brahmane tire une corde actionnant la cloche et quatre musiciens se mettent à jouer du tambour et des instruments à vent (cor). Ce sera le signal. A l’approche du sanctuaire, nous sommes stoppés. Parce que non-hindous, on nous en interdira l’accès ainsi que dans un deuxième sanctuaire. Nous ne verrons finalement que des allées soutenues de piliers richement décorés de sculptures représentant des divinités sous toutes leurs formes, le mariage de Shiva et Parvati, un Nandi .. et c’est à peu près tout ! Grosse déception !

Juste en face, une « annexe », mandapa du XVIème siècle aux nombreux piliers, a attiré notre attention. L’un des piliers représente la jeune Meenakshi, déesse guerrière aux 3 seins à qui l’on prédit que son 3ème sein fondrait lorsqu’elle se marierait. Dont acte. Elle devint l’épouse de Shiva et son 3ème sein fondit. Dans ce temple non consacré, au pied des colonnes, à la lumière crue des ampoules et dans une moiteur étouffante, de nombreux tailleurs, les uns à côté des autres, étaient occupés sur leur machine à coudre à pédale. Ils nous proposaient de nous confectionner un vêtement. Des étals exhibaient tout le matériel de la couturière parfaite : passementerie, rubans, galons, volants, perles, boutons, bijoux fantaisie, colifichets en fausse soie. D’autres proposaient de l’artisanat local, sans doute usiné de fraîche date. Et beaucoup de regards tournés vers nous, les seuls étrangers à la ronde.

A l’entrée de l’annexe, temple non-consacré

Diwali

Nous reprenons la route du retour le jour de la fête nationale des lumières. Les pétards et les feux d’artifice ont claqué pendant deux jours et nous ne savons pas ce qui nous attend sur la route. Étonnamment, après un départ matinal – nous avons près de cinq heures de route – nous glisserons sur un ruban lisse, libre et calme jusqu’à Chennai.

Depuis la terrasse de l’immeuble, nous assistons aux feux d’artifice et lancés de pétards à l’occasion de Diwali.

Navaratri

Entre septembre et octobre, selon le calendrier lunaire hindou, la fête de Navaratri ou Navratri (littéralement : neuf nuits) célèbre l’énergie féminine divine. 

Dans le sud de l’Inde on expose des statuettes et toutes sortes d’objets colorés. Selon la légende, la Déesse Durga avait besoin de grands pouvoirs pour vaincre le démon Mahisha. Les Dieux les lui donnèrent – comme ils furent bons ! – et, ainsi dépossédés, se tinrent cois comme des statues.

Ces célébrations se divisent en trois groupes. Les trois premiers jours, on invoque la Déesse pour détruire les impuretés, les vices et les défauts. Là, il y a déjà du travail à faire et on n’en verra sans doute jamais le bout !

Les trois jours suivants, la Déesse est adorée car elle a le pouvoir de donner la richesse infinie. Il ne faut surtout pas prendre ce terme au sens strict car il risquerait d’y avoir beaucoup de déçus … dont moi-même !

La Déesse Durga tuant le démon Mahisha

Les trois derniers jours sont dédiés à l’adoration de la Déesse dans son incarnation de la sagesse afin de connaître tous les succès dans la vie. C’est, à mon avis, beaucoup plus sage et raisonnable que le but des six jours précédents ! Car, après tout, ne les souhaite-t-on pas nous-mêmes à toutes occasions ?

On retrouve cette épopée dans le Mahabharata dont je vous ai parlé il y a déjà fort longtemps (relire le billet « Ce soir, on danse ! »).

L’Ayudha pooja célèbre justement la victoire de Durga sur le Démon. On vénère donc ses armes. Par extension, au cours des festivités, on célèbrera tous les instruments de la vie quotidienne (outils de l’artisanat, ustensiles de la maison, de la cuisine, objets pour les études – ordinateurs, livres, …).

Une pratique plus récente permet de célébrer tous les véhicules (VL, PL, motos, scooters, bicyclettes) afin de chasser toutes sortes de démons, encore eux !

INVITATION

Jeudi 22 octobre, Saghana, jeune indienne brahmane du Bureau de France, nous invite chez ses parents pour célébrer Ayudha Pooja et Durga Ashtami. Nous partons en voiture sous la pluie et, arrêtés à un feu tricolore, nous achetons, sous le regard plutôt perplexe de Bala, un gigantesque parapluie arc-en-ciel qu’un vendeur à la sauvette enfourne dans la voiture pour la somme « astronomique » de 350 roupies (4€) ! On se ferait presque tirer par les oreilles par Bala qui pense que c’est une dépense inconsidérée ! Tant pis, il nous le fallait et vous l’avez vu à la fin du billet précédent.

Nous allons dans un quartier que nous ne connaissons pas, les rues sont animées, étroites, encombrées par des travaux de la chaussée. Dans la ruelle où habitent les parents de Saghana, une voiture et un rickshaw ont du mal à se croiser. Il faut klaxonner, se serrer à gauche et à droite, forcer le passage, klaxonner à nouveau, coups intempestifs, un peu nerveux. Nous, nous serrons les fesses ! Bala manque le numéro de l’immeuble. Il faut faire demi-tour. Mission impossible … semble-t-il. Contre toute attente, il force le passage, arrête la circulation dans les deux sens en mettant la voiture en travers de la voie. Arrêt obligatoire pour les autres véhicules que l’on verrait presque trépigner d’impatience.

L’IMMEUBLE

A la nuit tombée, nous entrons dans une résidence de deux immeubles. Un gardien fait signe à Bala de se garer. Celui-ci nous attendra le temps de notre visite mais nous partirons vers 19 heures pour ne pas qu’il fasse d’heures supplémentaires. Saghana nous accueille au pied de l’immeuble. Elle discute avec le nouveau chef du Bureau de France, sa femme taïwanaise et Apinayaa, la jeune VIA. Nous décidons de monter les trois étages à pieds. La structure de l’immeuble est en béton, les sols et les escaliers en carrelage. Les paliers distribuent plusieurs appartements le long des couloirs. Cela résonne. Les portes d’entrée des appartements sont doublées de grilles de fer forgé cadenassées la nuit. Des portes ouvertes sur les intérieurs ne cachent rien de l’intimité des gens. Sur les pas de portes, des kolams sont tracés à la poudre blanche, en signe d’accueil, de bienvenue et de prospérité. La rampe d’escalier est usée, marquée par de vieilles traces des milliers de mains qui l’ont caressée, les murs sont éraflés par les vélos et les poussettes que l’on monte aux étages. La lumière blafarde rend le hall d’entrée assez sinistre et aussi parce que trop vide et trop grand. Les boîtes aux lettres en bois indiquent le nom de chaque habitant. Ici, ce sont les Indiens des classes sociales moyenne et moyenne-supérieure qui y vivent.

Kolam

L’APPARTEMENT

La porte d’entrée est ouverte. Nous nous déchaussons comme le veut la tradition lorsque l’on pénètre chez quelqu’un. Nous sommes accueillis par la maman de Saghana qui a revêtu un élégant sari. Son papa porte le traditionnel dothi blanc propre aux brahmanes, tantôt couvrant ses jambes, tantôt remonté à mi-cuisses. Une fois les présentations et les salutations terminées, la mère s’éclipse dans la cuisine. Sombre. Petite, toute petite. Le réfrigérateur et le four à micro-ondes sont dans la pièce à vivre, comme c’est souvent le cas. Elle est assez  petite. Chaises de jardin en plastique ou en rotin, une vitrine chargée de bibelots dont une miniature du Taj Mahal, une petite Tour Eiffel et la tour Khalifa à Dubaï enfermée dans une boule à neige. Quelques posters de divinités aux murs et un lave-mains terminent de meubler cette pièce. Face à la cuisine, sur notre gauche, une porte fermée doit donner accès à la chambre parentale. A côté, une porte ouverte donne sur la chambre de Saghana dans laquelle il y a un accès à la salle de bains. Un petit balcon. C’est tout.

Saghana et ses parents

LA POOJA

La pooja est installée dans la salle-à-manger. C’est un petit escalier en bois de sept étagères recouvert de tissu synthétique. Au-dessus de celui-ci, trois portraits de divinités ornent le mur. Sur la première étagère du haut, le couple divin Shiva-Parvati, trône en majesté. Ils sont noirs. Pourquoi ? A côté d’eux, d’autres statuettes, comme sur les deux étagères suivantes ; des Shivas, des Ganeshs, des Anumams, et les autres … D’autres encore ornent les trois étagères inférieures. Des danseuses colorées mobiles oscillent de la tête et de la taille, mues par l’air que brasse le ventilateur plafonnier. C’est amusant ! Les trois étagères du bas sont décorées d’un tas d’objets miniatures qui représente le quotidien. Meubles en perles de plastique, objets de la cuisine en métal et en bois traditionnels comme le coupe légumes ou la râpe à poissons. Enfin, posées au sol sur des plateaux en métal blanc, les offrandes : encens, fruits, riz, … Cette pooja, adossée au mur du fond de la pièce, coincée contre la fenêtre, l’envahit et la réduit le temps des festivités. Elle restera installée les dix jours de cette célébration.

ON MANGE !

Très active dans la cuisine, la maman de Saghana ne fait que de rares apparitions, toujours souriantes et prenant soin de chacun d’entre nous. Elle explique ce qu’il y a sur la pooja, nous demande de nous installer confortablement, alors qu’elle-même, son mari et Saghana restent debout. Puis, les assiettes en bois arrivent. Nous n’avions pas prévu de manger … mais il le faut bien et nous en sommes reconnaissants. Sa maman s’est donnée beaucoup de mal : pakoras (boulettes de pois chiches), sauce épicée à la noix de coco, pin mulai (pousses de haricots) à la noix de coco râpée et en dessert, des gulab jamun (boulettes de farine, sucre, cardamome et sirop de rose). Dès que notre assiette se vide, la voilà remplie de nouveau. Il n’est pas question de refuser. Cela me rappelle ma famille, ma grand-mère disait : « Mange, mais mange, je te dis ! Encore un peu ! Tu dois manger ! ». Sauf que là, pas d’injonction mais une insistance très polie à laquelle on se plie volontiers. Nous avons donc mangé tant et plus, et j’ai quand même réussi à refuser timidement un troisième service. De l’eau, du café et nous sommes partis !

LES PRÉPARATIFS

Samedi  24, Bala arrive accompagné de son garçon de 10 ans et de sa fille de 6. La veille, il a lavé la voiture et nos vélos. Les enfants nous attendrons au pied de l’immeuble le temps de faire nos achats à Mylapore pour les offrandes aux véhicules : la voiture de Bala, sa moto et son scooter qui est maintenant chez nous car les chats de son quartier griffent la selle, le scooter de Claire et nos deux vélos bulgares. Dans la rue très animée, de nombreux éventaires encombrent les trottoirs, débordent sur la chaussée. C’est habituel mais là, ça l’est un peu plus ! Nous suivons Bala qui sait exactement quoi et où acheter. Oranges sweet lime, pommes, citrons verts, grenades, bananes, noix de coco, citrouille, riz soufflé, poudres blanche et rouge, encens, bougies, beaucoup de fleurs en guirlandes et des douceurs (gâteaux indiens). Les poudres serviront aux tilaks (un mélange ayurvédique de poudre de bois de santal, de turméric, de kumkum et de jus de lime) étalés à certains endroits des véhicules, selon la croyance de chacun, pour les protéger (phares, roues, cadres de vélos). Nous aimons cette ambiance de fête et découvrons un nouveau rituel.

Peinture des idoles sur les citrouilles lors de cette fête

LA BÉNÉDICTION DES VÉHICULES

La mise en scène est parfaitement orchestrée. Les deux roues encadrent la voiture. Chaque véhicule est marqué de plusieurs tilaks, orné d’une guirlande d’œillets jaune et de roses rouge. Un citron vert repose sous chaque roue. Devant la voiture, les offrandes sont disposées sur un papier journal. L’encens brûle et envahit l’espace. Les fleurs dégagent une odeur un peu acre. Bala casse alors une noix de coco, en verse l’eau sur le sol  et écrase un citron. Une bougie brûle en équilibre sur la deuxième noix. Incliné, par des gestes circulaires, récitant sans doute des prières, Bala bénit les véhicules. Répétition avec la citrouille. Puis, sur le trottoir devant l’immeuble, il fracassera la noix de coco et la citrouille, sans se soucier des véhicules en stationnement qui auraient pu être éclaboussés par des fragments. Qu’importe ! Pour finir, Bala démarrera la voiture et roulera lentement sur les citrons, les écrasant.

Bala place les véhicules avant la bénédiction Il a lavé la voiture, nos deux vélos et ses deux scooters

La bénédiction avec un citron, puis avec la noix de coco et enfin, avec la citrouille.

Après la bénédiction, la citrouille et la noix de coco seront fracassées devant notre immeuble.

Rouler après la bénédiction pour faire en sorte que les incantations fassent de l’effet.

Protection absolue !

La cérémonie terminée, les offrandes seront distribuées à chacun d’entre nous, y compris Prasat le gardien afféré et quelque peu indifférent, à nettoyer les bris devant l’immeuble : fruits, riz et gâteaux.

Notre porte d’entrée est ornée de guirlandes de feuilles séchées

Moussons

Entre septembre et novembre, le temps est changeant, l’air est gorgé d’eau et d’humidité. Il fait certes un peu moins chaud, mais le ressenti est assez désagréable. On transpire, on ruisselle, je suis trempé toute la journée.

Les journées sont grises, sans soleil et, en fin d’après-midi, le ciel se charge de gros nuages gris virant au noir, sombres et menaçants. Le vent se lève tout-à-coup, les portes-fenêtres claquent bruyamment, ce qui me fait sursauter à chaque fois. Il traverse l’appartement et s’engouffre partout. C’est assez excitant. On dit que le foehn, ce vent chaud et sec, puisqu’il s’agit de cela, peut rendre fou. La légende dit aussi qu’en Bavière, celui qui commet un crime passionnel pendant le foehn bénéficiera de circonstances atténuantes. Et un dicton paysan allemand : « Un valet d’étable rendu fou par le foehn ira tuer le coq-girouette ».

L’imminence de la mousson menace tout d’abord par le silence. Plus de cris d’oiseaux, de bruits de klaxons, de pétarades de moteur de rickshaws, d’éclats de voix. Soudain, la pluie verse à seaux. Les grosses gouttes frappent tout ce qu’elles rencontrent en un bruit assourdissant, l’asphalte, les carrosseries des véhicules, les toits en tôles ondulées, s’écrasant, éclatant, se fracassant. L’orage tonne et les éclairs s’enchaînent. Les Chennaïtes y sont habitués et vaquent comme si de rien n’était.  A pied, ils se pressent à peine. La circulation est ralentie. A moto, sans protection de pluie, certains roulent en tenant un parapluie d’une main ; les vêtements sècheront vite, les pieds dans des sandales ou des tongs ne craignent pas les éclaboussures et la boue sera bien vite nettoyée.

Cette saison nous surprend parce que nous n’en avons pas sous nos tropiques. Elle fait souvent partie du « pack- voyageur » quand on est touriste. On aime être surpris par l’eau qui s’engouffre et stagne dans les ruelles et les anfractuosités des routes, excité à l’idée de la voir monter rapidement, à moitié dégoûté de voir, et même d’imaginer, tout ce que ces eaux charrient, écœuré lorsqu’on doit y tremper ses pieds pour traverser une rue ou encore dubitatif lorsque les enfants s’y baignent comme dans une piscine.

On parle des moussons plutôt que de la mousson. Cette saison n’est pas uniforme au-dessus de ce vaste pays. Car il y a une mousson d’été, dite montante entre le 1er juin et le 15 juillet, selon les régions, et une mousson d’hiver, dite descendante entre le 1er septembre et le 15 octobre. Cependant  les précipitations augmentent jusqu’en novembre voire mi-décembre. Les pluies sont certes moins abondantes mais l’état du Tamil Nadu, par exemple, reçoit tout de même 50 à 60% de sa pluviosité annuelle durant cette mousson. En tout état de cause, elles ont un fort impact sur l’économie agricole. Les cultures du riz, du coton, des ‘huiles alimentaires’, du mil, du maïs, pour les plus importantes, demandent beaucoup d’eau. On les appelle les cultures des moussons (kharif) car elles sont semées et récoltées pendant la saison des pluies. Les cultures du blé, d’orge, de moutarde, du sésame et des pois sont semées en hiver et récoltées au printemps. Ce sont les cultures rabi.

Et si les températures baissent, que le taux d’ensoleillement est légèrement moindre mais proche des 10 heures quotidiennes, le taux d’humidité croît pour se fixer autour de 75% en octobre. Vous comprendrez aisément ce que je notais plus haut ; on transpire, on ruisselle, on mouille !

Ainsi, pour celles et ceux désireux de nous rendre visite, la meilleure période s’établit entre décembre et fin février, car le mois de mars marque le début de la saison chaude.

Il est 3 heures du matin lorsque je me réveille brusquement après un coup de tonnerre assourdissant. Les roulements et grondements se succèdent. Par les interstices des rideaux qui plongent normalement la chambre dans la pénombre, les éclairs s’infiltrent et illuminent de courts instants, l’obscurité douillette de la nuit.

Depuis notre balcon

Éric bouge à côté de moi, gêné sans doute par le bruit, comme s’il faisait un mauvais rêve. Il semble dormir. Je me lève, me dirige doucement, encore tout endormi, vers la fenêtre de la salle, éclairée comme à l’aube. Nu devant la fenêtre, j’apprécie à cet instant cette liberté hors du regard du voisinage. Le tonnerre ne faiblit pas, les éclairs déchirent un ciel gris métallisé, projetant une lumière stroboscopique, aveuglant mes yeux endormis. Le vent souffle fort et n’a pas de pitié pour les arbres alentours dont les faîtes balancent à un rythme effréné, faisant claquer les feuillages.

Récupération de l’eau de pluie par nos voisins

Pour la première fois, l’eau de pluie a éclaboussé les vitres des fenêtres, les balcons sont mouillés et les plantes détrempées. Au petit matin, les pots regorgent d’eau et quelques branches fines ont ployé.

Soudain, je sursaute. Fantomatique, Éric est apparu et se tient à côté de moi. Je ne l’avais pas entendu venir. Proche l’un de l’autre, nous regardons, hébétés, ce que nous voyons pour la première fois, peut-être de toute notre vie.

Il pleut fort, en continu, longtemps. Il pleuvra encore toute la matinée et ce déluge est tellement impressionnant que les autorités locales et le consulat général de France enverront des messages appelant à la prudence en cas de sortie.

Et justement, je demande à Bala de m’emmener faire un tour en ville pour me rendre compte de mes propres yeux. Comme je l’imaginais, les eaux de pluie ne s’écoulent pas rapidement à travers les bouches d’égout. C’est aussi sans compter les obstacles qui les obstruent : détritus sauvages, conteneurs poubelles débordants, monticules de terre, de pierres des différents travaux de voiries, des chantiers en cours, à l’arrêt. Les installations sont manifestement insuffisantes. D’énormes flaques d’eau submergent les voies de circulation, s’insinuent dans les ruelles, les transformant en rivière, à la limite des pas de portes parfois protégés par des sacs de sable. Résignés, habitués, des piétons, en tongs ou pieds nus, marchent dans ces flaques, leurs pieds disparaissant sous l’eau. Les agents de la circulation ne sont pas en reste. Ils tentent, comme ils peuvent pour montrer leur autorité, avec force gesticulations, de maîtriser le flot hectique. Ils portent le képi planté par-dessus la capuche du long imperméable brun, sandales et bas de pantalon retroussé. Cette vision de la ville et des gens me ravit.

Sur le chemin du retour, je demande à Bala de m’arrêter chez Higginthams bookstore, j’ai enjambé les sacs de sable, les pieds au sec avant de pénétrer dans la librairie et ai acheté un livre de cuisine du Tamil Nadu.

Livre de cuisine de spécialités du Tamil Nadu

En fin de matinée, la pluie avait stoppé laissant un ciel gris délavé. La grisaille était restée tout l’après-midi mais le lendemain, une journée chaude et ensoleillée a vite fait oublier tout cela.

En prévision de la prochaine Marche des Fiertés en Normandie !