Chez les Chettiars

Voici notre itinéraire. Cette région regroupe plus de 70 villages dans un petit rayon dont la capitale est Karaikudi au sud. Elle nous époustoufle par le nombre impressionnant de demeures palatiales (plus de 10000 palais) construites à partir de 1850 jusqu’à l’indépendance de l’Inde en 1947. Elles furent d’une opulence effrontée. Quelques villages du Chettinadu sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2014.
J’ai entamé l’écriture de cet article alors que le cyclone Nivar frappait les côtes du Tamil Nadu. La pluie tombait drue par intermittence, le ciel s’assombrissait et le vent soufflait fort, ébouriffant palmiers et cocotiers, épis indisciplinés dans le ciel. J’avais fermé les fenêtres car les grosses gouttes, en s’écrasant sur les balcons, éclaboussaient l’appartement. Alors que les ventilateurs étaient à l’arrêt, il faisait humide et l’air était saturé d’eau. Les fenêtres de nouveau ouvertes n’ont fait ni courant d’air ni n’ont apporté de fraîcheur. Je me suis donc mis à la tâche et telle une Marguerite Duras pendant l’écriture imposée de « Hiroshima mon amour », je me suis enfermé en moi-même.
Arrivée du cyclone Nivar sur les côtes de Pondichéry.
J’apprécie le silence interrompu par le bruit de la pluie, ce silence dérangé par le tonnerre et fissuré par les éclairs. Je suis prêt. Je vais donc vous raconter notre séjour dans le Chettinadu.

Cette région se situe dans un triangle délimité par Thanjavur, Madurai et Trichy, cette dernière étant l’ultime étape avant notre retour à Chennai. Nous y sommes à plus de 450 kilomètres au sud et Madurai à 240 kilomètres environ de la pointe la plus au sud de l’Inde, Kanyakumari.
Après une savoureuse dégustation, nous en avons acheté 1,5kg dont une partie pour Bala.
Histoire des Chettiars
Au cours du XIXème siècle, des marchands installés sur la côte de Pondichéry prospérèrent grâce au commerce de la soie, des épices et autres préciosités. L’Empire britannique favorisa leur expansion dans toute l’Asie du Sud-Est en passant par le Sri Lanka. Mais la zone était troublée par la nature : ouragans et tsunamis mettaient en danger leur activité maritime. Vers 1850, ils décidèrent de retourner dans leurs villages natals. Reconvertis dans la finance, ils se firent construire des palais à l’image de leur fortune. Rien n’était trop beau, de la taille de ces demeures jusqu’aux matériaux utilisés à la construction. De styles anglo-indien, néo-baroque ou art déco, les colonnades étaient en bois de teck de Birmanie ou en granit d’Italie, les sols en pointe de diamant en marbre d’Italie comme à Versailles, les lustres en verre de Murano, les majoliques vernissées provenaient des plus célèbres faïenceries japonaises, anglaises ou portugaises, les miroirs et les lustres de Belgique, l’acier anglais, le bois de rose d’Inde, les meubles, objets et bibelots français.
Un petit siècle plus tard, à l’indépendance de l’Inde, leur système économique s’effondre. Ce fabuleux patrimoine sera alors délaissé et une diaspora ira vivre en Malaisie, à Singapour, aux Etats-Unis et au Canada. A l’instar de notre propriétaire qui voyage souvent en Malaisie, les descendants vivent aujourd’hui à Chennai, à Bombay ou à Bangalore. Et à l’occasion, ces heureux propriétaires se retrouvent en famille dans leur palais pour les fêtes traditionnelles et les cérémonies familiales telles que les mariages. Aujourd’hui, beaucoup de ces palais ne sont plus entretenus parce que cela coûte trop cher, parce que les héritages se passent dans la douleur et que le statu quo ne profite à personne, les uns voulant vendre, les autres voulant garder le bien familial ancestral sans en être majoritaire. Le résultat fait parfois pitié ; la destruction à petit feu de ces demeures, les toitures effondrées, les carreaux cassés, les façades endommagées et les intérieurs démantelés et vendus aux antiquaires de Karaikudi. Ce qui est par ailleurs étonnant, c’est que dans le plan quadrillé de ces petits villages, des rues entières sont constituées de palais les uns à côtés et en face des autres.
Les palais
Kanadukathan, Kottaiyur et Athangudi sont, entre autres, des villages remarquables par le nombre impressionnant de palais. Les façades se suivent le long des rues et l’on remarque assez vite ceux qui sont habités, transformés en hôtels, musées ou « sans vie ». Ils portent tous un nom constitué des initiales des noms de leurs propriétaires, une manière sans doute de garder la main sur son bien. L’on trouvera ainsi la CVRMCT House datant de 1910, d’où l’on a une belle vue des toits-terrasses, la VVRM House construite en 1870, ce qui en fait l’une des plus anciennes maisons, la Lakshmi House, un luxueux palais-musée merveilleusement conservé.
Raja palace
Lakshmi House
La PKACT House fait face au moulin à épices. Lors de la visite de cette dernière demeure, bien qu’arrivés après l’heure des visites, le jeune propriétaire nous a ouvert ses portes. Nous y sommes restés plus d’une heure et l’homme, intarissable sur l’histoire de sa maison et ses ancêtres, nous a offert une visite complète jusque sur les toits. En partant, son père, homme âgé très aimable, nous a salués selon l’usage dans la posture du « namasté » (wanakam en tamoul), les deux mains jointes devant la poitrine, salut que nous lui avons retourné avec gratitude.

Le propriétaire sur les toits en réfection.
l’Ordre du Mérite de l’Empire britannique.
Les hôtels remarquables
Nous avions décidé de prendre notre temps, nous avons donc passé trois nuits dans cette région rurale. Le choix de l’hébergement s’est vite imposé. La petite folie excitante de dormir dans des palais nous a fait frissonner. La situation critique sanitaire du moment ne nous a pas fait réfléchir à deux fois : on ne pouvait se refuser une telle opportunité ! Cerise sur le gâteau, mais chose assez étrange, l’absence de touristes étrangers et le peu de visiteurs indiens nous a fait sentir comme chez nous, un peu perdus dans ces palais désertés. Nous avons bénéficié d’un accueil extrêmement chaleureux, de visites intéressantes des lieux par un personnel attentionné, de cours de cuisine d’une spécialité locale (Chettinad Brinjal masala ou ragoût d’aubergines), de prêt de vélos pour nos balades dans les villages, de l’accès à la piscine malgré l’interdiction officielle, et surtout, de prestations exceptionnelles.

Le Visalam à Kanadukathan est un palais-hôtel de taille humaine art déco de 1930. Les chambres, pièces réservées à l’origine aux propriétaires, sont réparties autour de la vaste cour centrale, lieu de rassemblement pour les hommes au moment des pujas (rites d’offrande et d’adoration) ; un petit sanctuaire permettait de prier, de faire des offrandes, de brûler de l’encens en présence d’un brahmane. Les chambres sont vastes, en suite, et meublées dans le style colonial. Les matériaux sont nobles et les couleurs chaudes, les lumières tamisées créant une ambiance agréable et intime nous renvoyaient dans le passé et l’histoire de ces demeures. On n’a que l’envie de s’y poser et d’y rester. La grande salle à manger est restée fermée mais on nous avait installé, dans le café ouvert sur la piscine, une petite table ronde éclairée aux bougies, des coils anti-moustiques à nos pieds et attribué un charmant serveur, le seul dans l’hôtel peut-être, vêtu d’un dothi et d’une chemise blanche immaculés et parfaitement repassés, rien que pour nous. Nous y avons dégusté des spécialités, quelques peu épicées, de la cuisine du Chettinadu comme la soupe de tomates aux graines de fenouil et les masala de poisson ou de caille.
Notre chambre Damian Salle de jeux Petit déjeuner chettinad

Le Chidambara Vilas à Kadiapatti est à l’opposé du Visalam. D’abord par la taille. C’est un gigantesque palais anglo-indien construit il y a 115 ans. Ensuite, parce qu’il appartient encore aujourd’hui à des propriétaires à qui l’on réserve les chambres « nobles » autour de la cour centrale et qui y séjournent lors des occasions particulières. Les chambres de l’hôtel sont donc aménagées dans une aile rénovée. Nous avons dîné dans l’impressionnante salle à manger, déjeuné dans une partie de la cuisine ouverte, comme à la maison, c’est d’un chic ! Nous avons traversé la salle de jeux plongée dans la pénombre où des jeux anciens traditionnels étaient à la disposition des clients. Notre chambre donnait sur la piscine. Devant notre porte, un petit salon en bois de teck nous était réservé. Nous nous y sommes prélassés après le bain absorbant les derniers rayons du soleil. Ces séjours furent un rêve et après une photo souvenir avec le personnel nous avons dû nous résigner à partir.

Lit colonial à éventail manuel … Éric a passé une nuit blanche !!!
Le Bois sacré
A la recherche de sanctuaires du culte animiste, Bala nous conduit à Kovilkaduu à 2 kilomètres du village de Kothamangalam puis à Elangakodi à 9 kilomètres de Pudukkotai. Nous pénétrons dans un bois à l’allée ombragée. Elle est bordée de centaines d’animaux en terre cuite colorés, souvent à hauteur d’homme. Ce sont des ex-voto dédiés à Ayyanar, divinité vénérée pré-hindoue qui apporte la pluie, protège les récoltes et les villageois. Cette armée à jamais immobile, formée d’éclopés brisés et fracassés par le temps, sont entiers et debout, penchés sur le côté, les uns contre les autres, amputés ou décapités. La végétation l’a envahie, cette puissante ennemie, son feuillage violant les gueules cassées, les oreilles mutilées, les nasaux haletants ou bien ligote les vaches par les cornes. Les expressions des chevaux sont surprenantes : ils hennissent, rient, effraient ou implorent, insensibles aux visiteurs. La tentation de prendre une tête au sol a été forte. Bala demandera au gardien du sanctuaire si cela est possible. Pour toute réponse, il écrasera du pied sans effort un fragment, montrant ainsi que la terre cuite, si vieille et humide n’est plus rien. Ces animaux sont bien morts ! Dans un petit village alentours, nous finirons par trouver à la nuit tombée, un potier fort sympathique à qui nous achèterons un petit cheval en terre cuite.


La fabrique Sri Ganapathy
Nos guides de voyage nous emmènent dans le village d’Athangudi où l’on fabrique des carreaux de ciment ornés. Les techniques de fabrication sont surprenantes et intéressantes. Dans le petit atelier, les installations sont rudimentaires, on y travaille à même le sol, pieds nus et accroupi ou assis jambes croisées. Nous sommes accueillis par un enfant qui nous montre du doigt une femme, sa mère ? Elle dit en tamoul à Bala que les hommes déjeunent. Ils auront terminé dans une dizaine de minutes. On nous laisse déambuler dans l’atelier sans plus s’occuper de nous. Des carreaux de ciment sont rangés contre des murs, des plaques de verre, certaines peintes, également. D’autres, plongées dans des bains d’eau, nous rendent curieux et nous extrapolons sur la méthode de fabrication. A la suite de la fabrique, dans un atelier de menuiserie, des jeunes rabotent, poncent, appliquent du mastic chaud sur les fissures du bois, teignent au brou de noix et peignent des meubles en teck. Ils travaillent à deux à l’intérieur d’une armoire renversée ouverte et sans portes. Ils nous voient, ne demandent rien, nous laissent aller et regarder partout. Nous les observons travailler. Ils nous sourient. C’est l’Inde !
Création d’un carreau à partir d’un modèle. Il faut alors remplir les compartiments de peinture de différentes couleurs.
Création d’un carreau de ciment au gré de l’inspiration de l’artisan.
Enfin, un jeune homme suivi de deux autres plus âgés arrivent et se préparent à une démonstration que nous n’attendions pas. Le jeune nous indique un banc où nous assoir. Une femme au sari poussiéreux prépare le ciment. Un tas de poudre grise sur le sol, une écuelle remplie d’eau, elle verse à vue de nez et malaxe, experte. Un des hommes pose un cadre compartimenté, modèle d’un motif, sur une plaque de verre. Il verse de la peinture de couleurs différentes à chaque emplacement, créant une composition. Puis l’autre homme étale de la poudre de ciment sur la peinture fraîche et complètera par une épaisse couche de ciment. Le carrelage est fait. Après un temps de séchage de 3 jours, la plaque de verre sera décollée et le décor restera imprimé sur le carreau. L’autre technique nous paraît plus intéressante parce qu’elle fait appel à la créativité de l’artisan. Ici, il n’y a qu’un cadre vide sur la plaque de verre. L’artisan dispose, selon son gré, des taches de couleurs puis mélange avec un poinçon en bois. Abracadabra, le résultat est magique.
Saratha Vilas
Nous nous sommes promis de revenir dans le Chettinadu. Car, ayant eu vent à notre retour de notre passage dans la région, notre propriétaire nous a déjà conviés à rester dans son palais lors d’une prochaine visite. C’est noté ! Cependant, nous séjournerons au Saratha Vilas, palais de 1910 magnifiquement restauré par deux architectes français impliqués dans la préservation de ce patrimoine local. Lors de notre passage, l’hôtel était fermé faute de clients j’imagine. Nous avons tenté de le visiter mais un gardien nous en a interdit l’accès. Raison de plus pour y retourner.
