* Karnavedha, en sanskrit, Kadhani Vizha, en tamoul

Nous avons retrouvé Bala dans une grande agitation à notre retour de Goa. Sa maison avait pris du retard, les peintres ne venaient plus et il fallait impérativement que la façade soit terminée. Il a dû prendre des jours de congés pour se rendre au village afin de faire avancer les choses. Il devait également organiser le Kadhani Vizha, le piercing des oreilles de ses enfants. C’est un important « rite de passage » dans la vie des Hindous. Divya, une jolie petite fille de 6 ans et Girinath, un garçon de 9 ans au visage expressif, sont tous les deux comme chien et chat à se chercher et à se chamailler sans cesse. Comme tous les rituels hindous, celui-ci est d’une grande importance. Il est le premier consacré aux enfants, garçons et filles, âgés de un à six ans, le second étant le mariage. Comme toutes les cérémonies, elle rassemblera beaucoup de monde. Pour cette occasion, ce sera tout le village. Car ne faut-il pas impressionner et montrer à la communauté que l’on a les moyens ?

Bala dépensera plus d’un Lakh (1300 €), une somme énorme, mais, selon ses dires, sa femme et lui n’auront que ces deux cérémonies à financer. Les enfants valent bien cela ! Les 2 et 3 février, dates propices selon le calendrier solaire-lunaire tamoul, tout le village serait présent, le brahmane officierait, le sacrifice d’une chèvre bien grasse serait pratiqué dans les règles de l’art, un traiteur de Polur, le bourg voisin, préparerait sur place un gigantesque et non moins délicieux riz biryani au poulet pour 400 personnes et l’on ferait bombance dans la bonne humeur.

au temple du village.
Invitation
Nous avons été très étonnés de l’invitation de Bala. Les Indiens sont plutôt pudiques en ce qui concerne la sphère privée, surtout envers les étrangers. J’ai été d’autant plus surpris d’être hébergé sous le même toit que sa femme et ses enfants. Il a fait preuve d’une grande générosité et peut-être de sympathie ou même d’amitié. Il n’a pas craint mon regard et encore moins mon jugement sur sa condition de vie. J’ai trouvé cela courageux et touchant. Éric n’a pas pu, hélas, s’y rendre – work, work, work ! Un ami de Bala a quitté le village de Potharai le mardi matin, a roulé plus de quatre heures pour venir me chercher et vers 14h30, faisait le trajet inverse. C’était pour lui, un aller-retour non-stop, rien que pour moi ! Le trajet fut long, parsemé de nids-de-poule, de travaux, de ralentisseurs si hauts qu’on aurait pu se croire sur des montagnes russes, de barrages à l’entrée des bourgs ramenant à une seule voie la circulation à double sens, créant ainsi beaucoup de confusion mais n’empêchant pas les nombreux embouteillages. Notre concentration s’est accrue lorsque la nuit est tombée vers 18 heures. Le regard tendu et rivé sur le bas-côté de la chaussée, nous étions aveuglés par les phares des véhicules que nous croisions, nous devinions, et parfois évitions, les trous profonds, les vélos sans lumière, les motos surchargées, les camionnettes cahotantes et autres véhicules lents.
Feuilles de bananiers déchargées du camion dans la bonne humeur. Le père de Bala découpe les feuilles de bananiers.

Arrivée tardive
Nous sommes arrivés à 20 heures dans un village silencieux plongé dans la nuit noire. J’étais soulagé ! Bala avait recommandé à son ami de rouler prudemment sans trop klaxonner. Il a été prudent et a beaucoup klaxonné … J’étais fatigué et encore tendu. Bala et Sughanti m’ont accueilli et peu après, il est parti faire quelques achats de dernières minutes. J’ai visité la maison nouvellement construite. Ma chambre se trouvait au premier étage et donnait sur une large terrasse dominant la ruelle. On y accédait par un escalier extérieur, de sorte que cette chambre isolée avec une salle de bains privative chapeautait la maison. Sughanti m’a proposé un thé que j’ai volontiers accepté. Cela m’a fait du bien et toutes les tensions causées par le voyage ont disparu. Puis elle est retournée s’affairer en cuisine. Elle préparait un ragoût de chèvre qui, pensais-je, serait servi le lendemain. On ne s’occupa plus de moi, je ne savais pas trop quoi faire et me demandais ce qu’il allait se passer. Revenue de la cuisine, la femme de Bala m’a fait goûter son ragoût, quelques petits morceaux de chèvre dans une soucoupe. C’était bon, très équilibré en épices, une sauce très onctueuse enveloppant bien la viande. J’ai souri levant mes pouces indiquant mon approbation. Elle est retournée dans sa cuisine, satisfaite et peut-être même, rassurée.
A ce moment-là, trois femmes du village, dont la mère de Bala, sont venues tracer sur le sol les kolams à la poudre blanche et rouge devant la maison. Je les regardais œuvrer avec beaucoup d’intérêt. Elles étaient sous le large dais cérémoniel qui ondulait sous la légère brise du soir. Des jeunes garçons, amis de Girinath, le père de Bala et un voisin ont déchargé le camion garé tout près et en ont sorti deux énormes rouleaux de feuilles de bananiers qui serviront d’assiettes, un régime de bananes et d’autres « choses » indispensables à la cérémonie. Aussitôt, le père de Bala, assis par terre devant la porte d’entrée, a commencé à découper les feuilles en tronçons de 50cm. Il en aurait pour un bon bout de temps, il le faisait machinalement tout en discutant avec les femmes. Une grande quantité de chaises en plastique était stockée à côté de tables pliantes. Bala revint enfin vers 21h30. Il avait acheté de la bière. Pour lui et moi. Direction la terrasse. Il a éloigné ses enfants, curieux de ma présence et sans doute étonnés de voir leur père boire de l’alcool. Sughanti nous a apporté du ragoût que nous avons picoré comme des cacahuètes à l’apéritif en buvant notre bière pas fraîche. L’air était bon, l’atmosphère calme et détendue et les moustiques en plein combat … On entendait, de la hauteur, le murmure de ceux qui parlaient en bas, sans déranger la tranquillité des voisins. Après quoi, nous sommes descendus pour nous installer par terre dans la grande salle. Nous avons alors mangé un plat de ragoût avec des dosas, sorte de crêpes, spécialité de l’Inde du sud. Le temps des hommes. Les enfants dormaient déjà, tout habillé, dans la chambre parentale : la fille, sur le lit qu’elle partagerait avec sa mère, le fils, sur une natte sur le sol, avec son père. Peu après les avoir remerciés de leur hospitalité, je suis allé me coucher pour un réveil prévu, pour moi, à 7 heures.
Le jour J
Le frère de Sughanti
Bala s’est levé à 3 heures du matin et est allé à Polur chez le traiteur. Il a surveillé le découpage des 25 kilos de poulet. Je bois du thé à la cardamome et mange des biscuits tout en regardant la famille et les amis proches s’activer aux préparatifs. Je ne sais pas comment cela va se dérouler. Je suis impatient de découvrir un aspect culturel de la vie des Indiens. La cuisine est installée sur le chemin. Il y aura bien assez de bûches pour maintenir le feu. Deux cuisiniers découpent les oignons, les piments, les herbes et les tomates assis par terre tandis que deux autres ont mis le riz sur le feu et préparent le biryani dans d’énormes marmites. Je les regarde, médusé par les quantités pantagruéliques.

Tout le monde s’agite mais les choses avancent. Il faut dire que tous y vont de leurs commentaires, suggestions, propositions, arrangements, ce qui a le don d‘agacer Sughanti. Elle ne s’entend pas avec sa belle-mère et ça se voit. Je la sens nerveuse contrairement à Bala qui est très calme. Ses trois amis proches, sa garde rapprochée, ses compères, sont avec lui. Hare Krishna (et oui, ça ne s’invente pas !) vient d’arriver de Bangalore avec une bouteille de vin blanc, pour moi. Nous la boirons plus tard, retranchés sur la terrasse. La cérémonie est fixée à 9 heures. Avant cela, Hare Krishna me fait visiter le village et les alentours en scooter. Sa rizière d’abord. Elle produit 4 tonnes de riz en 2 ou 3 récoltes annuelles pour un gain net de 50000 roupies environ. Un bon apport supplémentaire. Puis, direction le champ de Bala. Culture du manioc. Au passage, Hare Krishna arrache les tubercules pour son usage personnel. Vive l’amitié ! Nous allons prier dans un temple un peu plus loin. J’en ressortirai avec une marque verte sur le front après mon offrande. Un peu plus loin, un paysan m’offrira une brassée de cacahuètes toute fraîches. Je découvre pour la première fois un bosquet d’arbres à santal, propriété du gouvernement. Ils jouxtent les teks. Manguiers, papayers, margousiers, ou neem, composent le paysage. A cette heure matinale, l’air est délicieux et j’apprécie cette visite. Hare Krishna est charmant et très amical.

La cérémonie
A notre retour, tout est prêt et l’agitation est à son comble. Divya et Girinath sont assez nerveux. Ils savent qu’on va leur percer les oreilles et craignent peut-être d’avoir mal. La veille, au temple, ils ont été tondus, leurs cheveux donnés en offrande. Ils ont revêtu des habits de fêtes.

Devant la maison, les offrandes sont disposées au sol : le régime de bananes et beaucoup d’autres fruits, de la nourriture faite maison, galettes craquantes et feuilletés végétariens, des poudres, de l’encens, des noix de coco (pas celles que l’on mange mais celles que l’on fracasse sur le sol en offrande à Ganesh), des boissons gazeuses. Les huiles feront brûler les mèches. L’officiant prépare consciencieusement les boucles d’oreilles. Il oint les clous d’une poudre rouge antiseptique.
Chaque boucle est en or 24 carats de un gramme. La famille proche offrira de l’or pour chaque enfant. La norme est d’offrir 2 grammes d’or. Elle offrira également des vêtements y compris pour les parents. Et pour la petite anecdote, Bala me dira plus tard que ce qui ne leur plaît pas ou offert en double ou en triple sera rendu au magasin et remboursé. Le moment est arrivé : les enfants se présentent à l’assemblée et saluent les mains jointes sur la poitrine. Les parrains sont derrière eux. Ils s’assoient sur un siège bas prenant chacun un enfant sur les genoux. La nervosité des enfants montent d’un cran, celle des parents aussi. Je ne suis pas en reste et j’ai le souffle un peu court : la douleur me fait peur. L’officiant s’assure une dernière fois que les clous des boucles d’oreilles sont bien badigeonnés de poudre.

en signe de respect.
On commence par le garçon, bien calé sur ses genoux de son parrain, il se sent en sécurité. Le clou perce le lobe, Girinath grimace. Aussitôt, on lui met une banane dans la bouche. Il est dit que la douleur fait « mordre la poussière » que le sucré efface. C’est au tour de l’autre oreille, il va falloir endurer une deuxième fois la désagréable sensation. Les yeux de Girinath se mouillent mais il ne pleure pas, il est très courageux. Une fois l’opération terminée, l’officiant met de la poudre rouge sur les lobes. Divya a regardé tout cela. Elle n’est pas rassurée et j’ai l’impression qu’elle va pleurer. Mais non, à l’instar de son frère, elle est très courageuse et même lorsqu’il a fallu l’intervention de 3 femmes pour visser le fermoir à l’arrière des lobes, les torturant, ravivant la douleur, elle s’est comportée comme une petite dure.
L’autre parrain, le moment venu, lui a mis une banane dans la bouche dans laquelle elle a mordu avec force. Photos. Les nombreux invités défilent et posent, clic-clac, en remettant les cadeaux dans les mains des enfants. Pose. Mon tour arrive enfin, je remets une enveloppe contenant de l’argent d’après le conseil de Bala. Photo.

Les parents de Bala
Le repas


Comme si un signal avait été entendu, les invités se sont attablés sous le dais vers 11 heures. Les tables seront servies et desservies à la chaîne pour que tous mangent. La famille et les amis très proches font le service, selon l’usage. Une feuille de bananier est posée devant chacun sur laquelle une bonne portion de biryani au poulet est déposée avec du raïta, délicieux curd (yaourt épais) aux oignons et aux piments … pour adoucir le feu du biryani ! Je regarde tout ce monde-là, en retrait. J’ai faim. Pour moi, ce sera l’heure de l’apéro, installé sur la terrasse du premier étage avec Hare Krishna. Vin blanc. Chaud. Deux cuisiniers montent me rejoindre. Pas d’échange en anglais, alors on affiche les sourires. Selfies.

Vers 14 heures, lorsque tous les convives sont repus et rentrés chez eux pour la sieste, Bala m’invite à m’assoir à table à côté d’un de ses amis et de sa femme. Ils vivent à Tiruvanamalai. On nous sert copieusement. On me tend une cuiller mais je veux leur faire honneur, et, à l’indienne, je mange avec ma main droite. C’est bon, c’est encore chaud, c’est parfumé et bien épicé. Ça chauffe dans ma bouche, dans ma gorge, ça pique la langue mais je me régale.


Le retour
Pendant ce temps, les tables sont repliées, les chaises empilées et des femmes lavent les énormes chaudrons. Sughanti range la maison du mieux qu’elle peut. Les cadeaux s’entassent dans la chambre. Avant de partir, ils me donneront quelque nourriture. Vers 15 heures, nous nous préparons à partir. Bala rentrera avec moi, tranquillement. A mi-chemin, nous nous arrêterons pour boire un café indien. Arrivé à Madras vers 19 heures, il me restera en mémoire toutes ces images, toutes ces sensations d’une plongée de 24 heures dans la vie rurale authentique et traditionnelle du sud de l’Inde.