Broken bridge

A l’embouchure du fleuve Adyar, à l’endroit même où il se jette dans la mer, l’intention d’un pont allant du sud de Marina beach au nord d’Elliot’s beach ne présente que les vestiges d’un lien. On y accède uniquement par Elliot’s beach après avoir traversé de bout en bout un village de pêcheurs où enfants à demi-nus, filets de pêche et barques se mêlent en un sacré désordre. Les cases colorées n’égayent pas le cadre de vie de cette communauté. A cette période de l’année, les températures montent à plus de 30°C et des enfants jouent gaiement, s’aspergent et s’ébrouent sous les fontaines d’où l’eau sort chaude.

Le trajet à vélo nous a bien fait transpirer. Pourtant, ce dimanche, nous étions partis relativement tôt le matin afin d’éviter les coups de chaud. Raté ! Notre tee-shirt collé sur le dos mouillé était à tordre. Le soleil a frappé notre nuque, nos bras, nos cuisses ; nous ne sentirons les brûlures que le soir. Nous avons soif mais n’avons rien à boire.

Dans la zone protégée, le long de ces eaux, la végétation pousse sur le sable et des vaches paissent  tranquillement. Du chemin, on ne voit toujours pas le pont mais on sait qu’il n’est plus très loin. Tout-à-coup, il apparaît. Que lui est-il arrivé ? S’est-il effondré ? La construction a-t-elle été interrompue ? Pour quelles raisons ? Manque de moyens ? Détournement de fonds ? Désintérêt soudain ? Il aurait pourtant bien été utile pour les pêcheurs des deux côtés de l’embouchure. A moins qu’eux-mêmes n’aient pas eu envie de ce pont. Cela reste un mystère.

Le vue est dégagée, l’air est bon et le vent semble plus frais ici. Là où les eaux se mélangent, eau douce, eau salée, les poissons se sont adaptés, les oiseaux sont nombreux, ainsi que les pêcheurs à pieds. Ils sont sur les bancs de sable et lancent leurs filets. Nous les voyons de loin, flous dans la brume de soleil, comme des mirages. Sur l’autre rive, un énorme bâtiment émerge, isolé. C’est le Palace Hotel où nous irons un autre jour déguster un merveilleux canard laqué. Rien d’autre. Le camaïeu de bleus est magnifique ; le ciel, la mer, le fleuve rehaussé de reflets vert-brun dus aux longues algues qui s’étirent à la surface et au sable. J’ai envie de marcher sur l’eau. J’ai envie de sentir sous mes pieds la caresse de l’Adyar, le clapotis des vagues de la mer, la chaleur et la douceur du sable mouillé et la brûlure du sable sec de la plage.

Mais ce que je veux avant tout, c’est marcher sur le pont. Ce que l’on remarque de prime abord sur le premier pilier, est un assez beau graffiti en couleur, comme une œuvre d’art invitant à entrer dans ce cadre. La perspective donne l’impression que le pont enjambe le fleuve de part en part. D’ailleurs, à l’autre extrêmité, l’on voit la fin du pont. Les piliers, très courts, sont à hauteur d’homme, ce qui les rend plus imposants. Ils sont comme posés sur le sable, à peine enfoncés dans l’eau. Et toujours ce ciel bleu, ce vent frais, cette vue dégagée. On se sent bien. Pour y accéder, il faut se hisser à la force des bras et des jambes. Éric reculera devant cet obstacle, j’irai seul. De petits blocs de béton ont été intentionnellement installés pour faciliter l’accès, mais ils sont branlants et, lors de la descente, un bloc basculera me faisant perdre l’équilibre. Voilà, je me suis éraflé le mollet. Je pense immédiatement qu’il faut désinfecter la plaie, infection, fantasme, frissons d’horreur, foutaise ; il ne se passera rien. Ça y est, je suis sur le pont, j’ai pris de la hauteur et je vois le paysage autrement. Au loin, j’aperçois un groupe de quatre jeunes hommes venus s’isoler pour fumer de la beuh. Ils se lèvent aussitôt, reviennent sur leurs pas, nous nous croisons, regards interrogateurs, et je leur souris. Ce qu’ils fument m’est égal. Je suis seul sur le pont maintenant. J’avance prudemment comme s’il risquait de s’effondrer sous mes pas. Assez bizarrement, je trouve cela grisant. Il n’y a aucune explication logique à ce sentiment. Suis-je dans une autre dimension ? Je n’ai plus les pieds sur terre, je marche au-dessus de l’eau. Je flotte entre terre et eaux. Je me sens si calme ! Je veux aller jusqu’au bout, jusqu’à la fracture. J’enjambe moi-même le fleuve que je vois se déverser dans la mer. Cela me fascine. Les couleurs m’imprègnent, je ne vois que du bleu, je ne sens plus que l’air marin frais mêlé à la chaleur du soleil. Ce mélange est bon.

Cet arrêt sur image laisse entendre des cris d’oiseaux et le ressac. Les oiseaux de mer cherchent les poissons, ils fouillent dans le sable. Ils sont si proches de moi. Plus loin, des pêcheurs ressemblent à des petites taches immobiles, les gestes suspendus dans la toile. Le Palace me fait l’impression d’un château fort construit au bord d’une falaise, imprenable. J’avance toujours sur cette bande de 1,5 mètre de large et arrivé à la fracture, on assiste à une disparition, un gommage d’autant plus que l’on peut voir l’autre petit bout du pont. J’ai le sentiment d’être littéralement dans le vide, de flotter. Je m’assieds et laisse mes jambes pendre dans ce vide, le fleuve à mes pieds. Je reste là un moment puis mes pensées me ramènent vers Éric qui s’impatiente peut-être dans la chaleur écrasante. Je prends le chemin inverse, marche en savourant ce moment de solitude enivrante. Je redescends précautionneusement sur les blocs de fortune et me retrouve sur le sable. Alors, m’approchant des piliers, je les contourne, les suis du plus loin que je peux. Je marche sur les bancs de sable de l’embouchure du fleuve, encore plus près des oiseaux qui s’envolent à mon approche et je savoure encore ces instants.

Imbibé de cet environnement, de ces images et de mes impressions, j’ai alors rejoint Éric. Nous avons enfourché nos vélos et sommes retournés chez nous. Nous n’avons pas oublié notre soif. En chemin, nous nous sommes arrêtés devant un stand de jus de fruits. Je commande deux grands verres de jus de lime. Le vendeur presse tant de fruits que j’en ai trois verres (pour le prix de deux : 70 Rs /0,78 €). C’est bon, c’est frais, c’est tonifiant. Nous aurons assez d’énergie jusqu’à Mylapore.


 

Mariages (bien) arrangés

Une récente invitation à un mariage indien nous a mis en joie. Nous allions vivre une nouvelle expérience dans cette ambiance un peu morose et surtout préoccupante au moment où j’écris ce billet. Lors d’un stage de quelques mois au Bureau de France, un jeune homme a invité toute l’équipe et les conjoints à cet événement. J’étais assez impatient d’y assister tout en étant inquiet de ce rassemblement.

Le luxueux carton d’invitation annonçait vraisemblablement un mariage en grande pompe. Plusieurs centaines de personnes étaient invitées à trois cérémonies bien distinctes étalées sur deux jours ; la cérémonie religieuse, la réception et la fête. Les mariages sont étalés sur plusieurs jours pouvant aller jusqu’à une semaine. C’est une question de moyens, de notoriété, de visibilité. La fête mêle les invités ; le cercle familial élargi, les amis proches ainsi que les amis des amis, les voisins, le village si le mariage se déroule à la campagne, les collègues de travail et même tous les membres de l’entreprise, pour ne froisser personne.

En Inde, rien n’est plus beau qu’un mariage, c’est l’essence même de la raison de vivre. C’est le deuxième moment le plus important dans la vie d’une personne – et des parents – après la cérémonie du perçage des oreilles (voir billet « Kadhani Vizha »). Et qu’on le veuille ou non, les jeunes sont prédestinés à être mariés. Le mariage représente l’aboutissement d’une vie dont le but doit être atteint : fonder une famille. On estime, par ailleurs, que seulement 1% d’Indiens ne sont pas mariés. Car la vie de célibataire n’est pas concevable, surtout pour une femme. Et pour les hommes, même s’ils profitent un peu plus et mieux de la vie, il faudra bien qu’ils finissent par passer l’anneau au doigt de pied de leur dulcinée dans un futur proche, l’âge limite étant de 27-28 ans contre 25 ans pour une femme. Pour lui, ce sera une courte période de chasse active au sexe inaccessible, de plaisirs et d’amusements, chargée en testostérone et de frustrations : les jeunes femmes deviennent ainsi l’objet de tous les fantasmes, tandis que la potentielle mariée, elle, se voit, en future déesse d’un moment adulée et admirée de tous, vouée à son sort de femme, écrasée par le poids de la culture et de la tradition.

Le moment venu, la famille du garçon pense à le marier. Il est important de savoir qu’en Inde le mariage représente moins l’union de deux individus que celle de deux familles. C’est un système très clanique. Les futurs époux doivent s’entendre mais ce sont surtout les familles qui doivent être compatibles car le mariage des deux jeunes les unie tout autant. On étudie alors de très près le calendrier lunaire-solaire pour une période propice. Le jeune homme a fini ses études, il a une position stable, il lui faut donc une femme. On laissera peut-être le temps à la jeune femme de terminer ses études, sinon, ce n’est pas grave car bon nombre d’entre elles seront femmes au foyer et abandonneront, bon gré, mal gré, toute idée de vie professionnelle. L’épouse devra s’occuper de la maison et de la famille, de ses enfants et des parents de son mari. Où aurait-elle le temps de travailler ?

La « dream team » du Bureau de France avec Rhéa et Claire au 1er plan. Remerciements à Julien, au fond à côté d’Éric, pour ses photos au temple.
Le Bureau de France presque au complet !

Les cérémonies solennelles sont très codifiées, l’émotion est vive, l’agitation à son comble. Comme pour tout événement, les rôles attribués à chacun sont assez confus, du moins vu de l’extérieur. Pour l’heure, les mariés sont magnifiquement habillés, ils croulent sous le poids de leurs vêtements et des fleurs portées en collier signifiant leur union. Ils portent les plus beaux bijoux et la jeune femme a sur les mains et les pieds de merveilleux mehndī faits au henné, mettant en valeur toute sa féminité.

Vigneshwar et Pradeeksha représentent l’Inde moderne mais ils se plient à cette mise en scène qui marque un tournant dans leur vie et acceptent la tradition. Il n’y aura aucune fantaisie, aucune touche personnelle. Ils sont jeunes et pourtant, ils ne sont pas maîtres de leurs choix. Se connaissaient-ils réellement ? Avaient-ils eu le temps de se découvrir ? Avaient-ils eu le temps de penser à leur avenir de couple, d’entrevoir ce que serait leur vie commune ? Ou bien allaient-ils apprendre à vivre ensemble un quotidien jusqu’à ce qu’une forme d’amour émerge ? Que serait leur intimité ? Il est aussi possible que c’était leur choix de contracter un mariage arrangé, tout comme leurs grands-parents. La journaliste Rukmini analyse une étude de l’Université d’Oxford avec la Fondation Lok menée en 2019, enquête portée sur 100 000 Indiens vivant en milieu urbain, et dévoile que 90% des 20-30 ans ont fait un mariage arrangé, 92% chez les 30-40 ans contre 94% chez les 80-90 ans. Il n’y aurait que 3% de mariages d’amour, la palme d’or revenant à l’état de l’Assam avec 14%. Ceux-ci concernent en majorité les chrétiens et les musulmans dans des états où ces communautés sont en plus forte proportion que les hindous. Mais il existe également des mariages d’amour arrangés, histoire d’arranger les familles en restant dans la tradition tout en vivant une vraie relation amoureuse. Tout le monde est content … En théorie, si le courant ne passe pas entre les promis, l’une ou l’autre partie peut refuser d’aller plus loin. Il ne s’agit pas de mariage forcé, comme il peut en aussi exister. Le principe est simple et bien organisé. Les familles commencent par faire appel à leur réseau par le bouche à oreille. On recherche une personne de bonne famille, compatible avec la sienne en termes de niveau social, d’étude, de moyens financiers et surtout de la même caste. L’étude précitée montre que même chez les 20-30 ans l’idée d’un mariage inter-caste est rejetée à plus de 70%. Tous ces chiffres et ces pourcentages montrent que l’Inde moderne reste avant tout très traditionnelle.

Si le bouche à oreille ne fonctionne pas, les plates-formes ont bonne presse : Shaadi.com, Bharatmatrimony.com, et en France, Oulfa.fr. Demandez le programme ! Et lorsque tout est enclenché, il faut compter 2 ans avant que les cérémonies n’aient lieu (réservation des locaux, adéquation avec le calendrier, organisation avec les brahmanes du temple, liste des invités, vêtements, bijoux et tout le tintouin !).

Au mariage de Vigneshwar et Pradeeksha, mille personnes étaient attendues … nombre possible avant les restrictions sanitaires et le confinement actuel. Le lieu du temple et l’horaire très matinal ne nous ont pas permis d’assister à l’union sacrée entre les deux époux. En revanche, nous étions à la réception. Accueillis par de souriantes hôtesses, on nous a dirigés vers la salle de réception. Une rangée de « boys » en livrée nous a offert boissons fraîches et snacks. Sur un côté de la salle, des stands de nourriture proposaient  des en-cas en attendant le dîner. Dans cette vaste salle aménagée de centaines de sièges en plastique, une estrade décorée de fleurs montrait les jeunes époux en vedette, debout, stoïques, à peine souriants et un peu tendus, sans doute fatigués. Ils recevaient leurs cadeaux des mains des invités qui défilaient devant eux sur l’estrade.

Chaque remise de cadeau était l’occasion d’une prise de photo par l’équipe de photographes assignés à cet exercice fastidieux. Un écran géant permettait de suivre en direct ce défilé et de voir « de près » les épousés. Un canapé alambiqué, faussement chic et tape à l’œil  leur permettait de s’assoir quelques secondes avant la bordée suivante ou de composer une prise de vue différente. Nous avons également fait la queue avant de monter sur l’estrade, donné le cadeau collectif au nom du Bureau de France, posé pour la photo et félicité les mariés avant de redescendre par le côté opposé d’où nous étions montés. Cela n’a pris que quelques minutes. Tout cela était magistralement orchestré. Un sans-faute. Mais quel ennui ! D’abord pour les époux et ensuite, pour nous tous !

Vite, vite ! On a faim ! À l’étage inférieur, la salle-à-manger. Nous nous tenons debout au milieu d’un grand nombre d’invités gourmands. Accueillis par une composition publicitaire du traiteur, des « coins-cuisine » offraient toutes sortes de nourriture indienne. Là encore, il fallait faire la queue avec notre assiette jetable en bambou à la main et attendre que l’on nous serve. L’avantage dans l’art de manger en Inde, c’est que, dans ces situations-là, on n’est pas embarrassés par des couverts dont on ne sait quoi faire, puisque l’on mange avec les mains. Et pour ne pas faire la queue au lave-mains, je n’ai mangé que des mets « non-salissants » ! En fin de repas, il est d’usage de mastiquer une feuille de bétel contenant des graines (de fenouil, de coriandre, de melon, de sésame, de la cardamome, des feuilles de menthe) rafraîchissant l’haleine et bonne pour la digestion. Le stand qui préparait le pan masala a été immanquablement le point fort de la soirée gustative. Engloutir une feuille de bétel enflammée n’est pas banal quand même ! La surprise, après la fraction de seconde d’hésitation, était assurée.

Je ne sais pas ce qu’a fait Rhéa qui filmait la scène, mais il vous faudra tourner la tête … Cela donne quand même une idée de la chose. Et comme un dragon, je recrache de la fumée !

Alors que nous quittions les lieux vers 22 heures, des hôtesses offraient un petit sac en toile de jute contenant une noix de coco et d’autres « bricoles » dont le but était de la fracasser sur le sol afin de porter bonheur au jeune et tout nouveau couple. On ne pouvait que leur souhaiter de vivre heureux et d’avoir beaucoup d’enfants !

Fragments de vie ou la vie fragmentée

« À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt ou au bord de l’eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse. On ne l’aurait jamais noté si l’on ne s’était pas maintenu aux aguets. Et si rien n’arrivait, la qualité du temps passé s’était trouvée accrue par l’attention portée. L’affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie. »

Sylvain Tesson in La panthère des neiges

Rien et beaucoup de choses à la fois se sont passées depuis mon dernier article. L’ennui m’a tenu la main pour me guider dans des zones où mes vrittis étaient dans tous leurs états me plongeant dans une sérieuse mélancolie. Attendre n’est pas un vain mot. C’est une réalité. La mienne. Je n’ai toujours pas de visa. Cela fait presque un mois de plus à attendre par rapport à l’année dernière. Si cela continue, dès que je l’aurai obtenu, il faudra que j’en redemande le renouvèlement. La boucle n’est pas bouclée comme si ma présence sur le sol indien, toujours sujette au bon vouloir des autorités, était aléatoire. Nourri par l’obsession de recevoir un message m’informant de sa délivrance, chaque jour est une perpétuelle déception. Elle emplit tant mes pensées que mes journées ne sont faites que d’un incessant va-et-vient entre ma messagerie, mes SMS et mes WhatsApp. Je suis à l’affût. Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?  Rien.

J’ai le goût de peu de choses. Ou plutôt, je n’ai plus d’énergie pour avoir le goût à d’autres choses. Ma boulimie à découvrir un autre monde s’est estompée. Je suis devenu anorexique. Attendre me rassasie.

Mes vrittis ne me lâchent pas. Ces petits démons, mes propres pensées, mes mauvais films qui passent en boucle, interprètent mon entourage et mon environnement en négatif. Pauvre Éric ! Il en pâtit. À mes yeux, les Indiens ne se montrent plus sous leur meilleur aspect. Je les trouve bruyants, individualistes, irrespectueux, impolis. Quelle est la part de partialité là-dedans ? Le comble, qui ajoute à ma colère, est que l’on vient de démolir avec force bruit deux vieux immeubles dans notre quartier et que donc, deux gros chantiers vont démarrer sous peu à un pas de chez nous.  

Bala m’invite à faire des efforts tandis qu’Éric, compréhensif et compatissant, va régulièrement aux nouvelles des autorités françaises. Il me tient un discours plutôt positif. Alors, soudain, au hasard des jours, dans un sursaut me rappelant que le monde vit toujours, je sors de ma bulle. Sortir, est-ce bien prudent ?

Les scènes de rues sont toujours surprenantes : camions ultra chargés, hommes endormis, morts de fatigue ou terrassés par la chaleur, bétail sur la voie.

Les fleurs flottant dans les coupes remplies d’eau égaient l’entrée des magasins.

Début mars, nous recevons une invitation à un mariage. Cet événement fera l’objet, à l’occasion, d’un billet.

Les jeunes mariés au centre entourés de l’équipe du Bureau de France, plus myself !

Au bazar de Parry’s corner, près de la gare centrale, notre Old Delhi, la rue aux fleurs regorge de femmes pressées. Elles en achètent de grandes quantités qu’elles revendront au coin des rues et à l’entrée des temples. C’est beau et effrayant. De cette escapade, je me suis bien promis de ne plus y retourner tant que les gestes barrières ne seront pas respectés.

Un autre jour, au sud de Elliot’s beach, une tranche de vie m’enchante. C’est un quartier au bord de l’eau composé d’un village de pêcheurs flanqué d’un temple. Sur le rivage, un pêcheur, aidé de badauds en attente du poisson, tire sa barque sur le sable blond et chaud. Une petite foule non masquée s’est agglutinée, curieuse et pressée de voir la pêche miraculeuse. Les pêcheurs transportent le gros ballot du filet. On est impatients de voir les poissons prisonniers. Une femme, empêtrée dans son sari, tire la corde, tout sourire. Les pêcheurs déroulent et démêlent le filet. La pêche est maigre cette fois-là. Mais le poisson est vite vendu. Et la foule se disperse.

Je me dirige alors vers le temple Shri Ashtalakshmi (étoile de Lakshmi) qui est dédié à l’épouse de Vishnu, Lakshmi et à ses huit avatars que sont la fortune, le savoir, la progéniture, le succès, la prospérité, le courage, la bravoure et l’abondance. Son véhicule est la chouette. Le temple, composé de deux carrés superposés décalés de 45°, forme huit sommets représentant ainsi les huit avatars de Lakshmi. Il semble posé sur le sable. À l’entrée, comme dans tous les temples, il faut se déchausser. Mais Dieu que le sol est brûlant ! Vite, il me faut trouver de l’ombre. De part et d’autre de la porte principale, des marchands vendent des fleurs aux fidèles qui en feront des offrandes à la déesse : lotus rose et blanc, roses rouges, jasmin en bouton, fleurs jaunes, bananes, noix de coco. Les huiles brûleront et parfumeront également les sanctuaires. Je fais le tour de l’édifice qui, en soi, n’a rien d’extraordinaire si ce n’est son emplacement et ses couleurs passées qui égaient un peu mon humeur. Soudain, des cris sur l’une des terrasses. Un groupe de jeunes garnements s’est permis d’y accéder pour faire voler leurs cerfs-volants. Crime de lèse-majesté, un gardien leur court après, le bâton levé, prêt à frapper au cas où un pauvre malheureux lui tomberait sous la main. Deux d’entre eux, rapides comme le vent, quittent l’enceinte du temple. Un troisième, plus jeune, plus petit, moins rapide, tombera sous la coupe d’un gardien à l’entrée. Son compère lui demande de le retenir ; le garçon est en pleurs. La correction va tomber. Je suis à ce moment-même à l’entrée du temple, à l’affût. J’observe de près la scène. Le bâton est levé, le garçon supplie, moi, je regarde et fixe des yeux les deux hommes. Nos regards se croisent et, peut-être du fait de ma présence, ils finissent par admonester l’enfant avant de le laisser partir. Je suis soulagé ! Le jeune a détalé.

Un samedi, comme à notre habitude, nous allons prendre soin de nous au Salon Elite. On aime se faire dorloter, laisser notre tête entre les mains rugueuses de nos jeunes coiffeurs. Ce que j’aime par-dessus tout, c’est me faire raser. Sous mon tablier jetable en plastique, la tête renversée sur le repose-tête, je pourrais m’endormir et je jouis déjà de m’en remettre au hasard, les yeux fermés. Un frisson me traverse lorsque je sens la main virile humecter et masser la peau de mon visage. Il ne s’agit pas d’une douce caresse, juste un contact. Puis, au pinceau, l’application de la mousse à raser, épaisse, onctueuse est douce à souhait. J’aime alors regarder l’introduction de la lame dans le rasoir. Et lorsque je sens la main du coiffeur posée sur ma tête, je sais que mon heure est arrivée. Je referme les yeux comme pour une dernière fois, comme si la guillotine allait me trancher la gorge, et je m’en remets à la chance. Pendant ce temps, Éric se laisse tailler les sourcils. La méthode est originale. La sensation, dira-t-il plus tard, est assez désagréable. À ne pas refaire.

Éric en mission de quelques jours à Bangalore, état du Karnataka, je suis allé à Eco-parc dans le quartier de Gindy. Un besoin de verdure pour donner de la couleur à mon humeur. Sous une chaleur intense, ce carré vert et aquatique, grand comme un petit stade est composé d’un « lac » avec son île. Qu’a-t-il d’éco-logique ? Il permet tout simplement aux marcheurs et joggeurs d’en faire le tour en 10 minutes. Histoire de tourner en rond comme le hamster dans sa roue pour se donner bonne conscience. C’est assez pathétique ! Avec Bala qui découvrait le lieu, nous en avons fait le tour en prenant notre temps. Marcher sur un sol dallé de 2 mètres de large accentuait mon ennui. Sur une bande d’un mètre, le long d’un haut mur d’enceinte, des palmiers, des arbres à fleurs et quelques bosquets composaient artificiellement cette nature. La sculpture d’une sauterelle géante sur un poteau était tout ce qu’il y avait de mauvais goût. Un ponton permettait d’accéder à des pédalos à louer. Personne en vue sur le lac. Une vraie désolation. Sans animation, les choses paraissent mornes, ternes, mortes. Elles semblent n’avoir jamais été en bon état : carcasses cabossées, peintures fades et écaillées. Les quelques oies et colverts ne suffisent pas à donner vie à cette artificialité. Mais Eco-parc à Chennai est considéré comme un écrin de verdure dans la ville. Comment qualifierait-on alors Central Park à New York, Hyde Park à Londres ou les Buttes Chaumont à Paris ? Après une promenade de 45 minutes nous atteignons la case départ. Retour à la maison.

Après cette escapade, plus rien. En attendant un éventuel mais probable confinement suite à la deuxième vague qui s’abat sur l’Inde, je suis devenu un auto-confiné assidu depuis plus d’un an. Les établissements scolaires sont toujours fermés, Delhi, Mumbay se reconfinent. D’autres états vont suivre et cela n’épargnera pas le Tamil Nadu. Par précaution cette fois, j’ai rempli un placard de bouteilles de vin et de bière. Car en cas de confinement, les établissements de vente d’alcools fermeront les premiers. On s’est déjà fait prendre une fois !

La situation que nous vivons ouvre des fenêtres inattendues. Introspection. Lorsque l’on surfe sur la vague, le ciel paraît toujours plus bleu, on se sent fort, beau et invincible. Lorsque l’on est dans le rouleau, on voit du gris, l’eau est plus froide, on a du sable plein la bouche et l’on est frappé comme du beurre baraté. Mais ce n’est pas notre corps qui en souffre, c’est notre âme qui en pâti. À ce propos, je cite Sylvain Tesson, « J’avais [toujours eu] l’âme faible et influençable ».

Au moment où j’écris ce billet, l’état du Tamil Nadu vient de décréter un nouveau confinement du 10 au 30 avril. Tout reste ouvert, tout est restreint à une jauge à 50%, le masque et les gestes barrières redeviennent obligatoires … ce que personne, et certainement pas le quidam, n’observera. Et pour ajouter à mon marasme, je viens d’apprendre que la piscine me sera malheureusement interdite d’accès. Un autre tour de clé à la porte fermée.