
A l’embouchure du fleuve Adyar, à l’endroit même où il se jette dans la mer, l’intention d’un pont allant du sud de Marina beach au nord d’Elliot’s beach ne présente que les vestiges d’un lien. On y accède uniquement par Elliot’s beach après avoir traversé de bout en bout un village de pêcheurs où enfants à demi-nus, filets de pêche et barques se mêlent en un sacré désordre. Les cases colorées n’égayent pas le cadre de vie de cette communauté. A cette période de l’année, les températures montent à plus de 30°C et des enfants jouent gaiement, s’aspergent et s’ébrouent sous les fontaines d’où l’eau sort chaude.

Le trajet à vélo nous a bien fait transpirer. Pourtant, ce dimanche, nous étions partis relativement tôt le matin afin d’éviter les coups de chaud. Raté ! Notre tee-shirt collé sur le dos mouillé était à tordre. Le soleil a frappé notre nuque, nos bras, nos cuisses ; nous ne sentirons les brûlures que le soir. Nous avons soif mais n’avons rien à boire.

Dans la zone protégée, le long de ces eaux, la végétation pousse sur le sable et des vaches paissent tranquillement. Du chemin, on ne voit toujours pas le pont mais on sait qu’il n’est plus très loin. Tout-à-coup, il apparaît. Que lui est-il arrivé ? S’est-il effondré ? La construction a-t-elle été interrompue ? Pour quelles raisons ? Manque de moyens ? Détournement de fonds ? Désintérêt soudain ? Il aurait pourtant bien été utile pour les pêcheurs des deux côtés de l’embouchure. A moins qu’eux-mêmes n’aient pas eu envie de ce pont. Cela reste un mystère.

Le vue est dégagée, l’air est bon et le vent semble plus frais ici. Là où les eaux se mélangent, eau douce, eau salée, les poissons se sont adaptés, les oiseaux sont nombreux, ainsi que les pêcheurs à pieds. Ils sont sur les bancs de sable et lancent leurs filets. Nous les voyons de loin, flous dans la brume de soleil, comme des mirages. Sur l’autre rive, un énorme bâtiment émerge, isolé. C’est le Palace Hotel où nous irons un autre jour déguster un merveilleux canard laqué. Rien d’autre. Le camaïeu de bleus est magnifique ; le ciel, la mer, le fleuve rehaussé de reflets vert-brun dus aux longues algues qui s’étirent à la surface et au sable. J’ai envie de marcher sur l’eau. J’ai envie de sentir sous mes pieds la caresse de l’Adyar, le clapotis des vagues de la mer, la chaleur et la douceur du sable mouillé et la brûlure du sable sec de la plage.
Mais ce que je veux avant tout, c’est marcher sur le pont. Ce que l’on remarque de prime abord sur le premier pilier, est un assez beau graffiti en couleur, comme une œuvre d’art invitant à entrer dans ce cadre. La perspective donne l’impression que le pont enjambe le fleuve de part en part. D’ailleurs, à l’autre extrêmité, l’on voit la fin du pont. Les piliers, très courts, sont à hauteur d’homme, ce qui les rend plus imposants. Ils sont comme posés sur le sable, à peine enfoncés dans l’eau. Et toujours ce ciel bleu, ce vent frais, cette vue dégagée. On se sent bien. Pour y accéder, il faut se hisser à la force des bras et des jambes. Éric reculera devant cet obstacle, j’irai seul. De petits blocs de béton ont été intentionnellement installés pour faciliter l’accès, mais ils sont branlants et, lors de la descente, un bloc basculera me faisant perdre l’équilibre. Voilà, je me suis éraflé le mollet. Je pense immédiatement qu’il faut désinfecter la plaie, infection, fantasme, frissons d’horreur, foutaise ; il ne se passera rien. Ça y est, je suis sur le pont, j’ai pris de la hauteur et je vois le paysage autrement. Au loin, j’aperçois un groupe de quatre jeunes hommes venus s’isoler pour fumer de la beuh. Ils se lèvent aussitôt, reviennent sur leurs pas, nous nous croisons, regards interrogateurs, et je leur souris. Ce qu’ils fument m’est égal. Je suis seul sur le pont maintenant. J’avance prudemment comme s’il risquait de s’effondrer sous mes pas. Assez bizarrement, je trouve cela grisant. Il n’y a aucune explication logique à ce sentiment. Suis-je dans une autre dimension ? Je n’ai plus les pieds sur terre, je marche au-dessus de l’eau. Je flotte entre terre et eaux. Je me sens si calme ! Je veux aller jusqu’au bout, jusqu’à la fracture. J’enjambe moi-même le fleuve que je vois se déverser dans la mer. Cela me fascine. Les couleurs m’imprègnent, je ne vois que du bleu, je ne sens plus que l’air marin frais mêlé à la chaleur du soleil. Ce mélange est bon.

Cet arrêt sur image laisse entendre des cris d’oiseaux et le ressac. Les oiseaux de mer cherchent les poissons, ils fouillent dans le sable. Ils sont si proches de moi. Plus loin, des pêcheurs ressemblent à des petites taches immobiles, les gestes suspendus dans la toile. Le Palace me fait l’impression d’un château fort construit au bord d’une falaise, imprenable. J’avance toujours sur cette bande de 1,5 mètre de large et arrivé à la fracture, on assiste à une disparition, un gommage d’autant plus que l’on peut voir l’autre petit bout du pont. J’ai le sentiment d’être littéralement dans le vide, de flotter. Je m’assieds et laisse mes jambes pendre dans ce vide, le fleuve à mes pieds. Je reste là un moment puis mes pensées me ramènent vers Éric qui s’impatiente peut-être dans la chaleur écrasante. Je prends le chemin inverse, marche en savourant ce moment de solitude enivrante. Je redescends précautionneusement sur les blocs de fortune et me retrouve sur le sable. Alors, m’approchant des piliers, je les contourne, les suis du plus loin que je peux. Je marche sur les bancs de sable de l’embouchure du fleuve, encore plus près des oiseaux qui s’envolent à mon approche et je savoure encore ces instants.

Imbibé de cet environnement, de ces images et de mes impressions, j’ai alors rejoint Éric. Nous avons enfourché nos vélos et sommes retournés chez nous. Nous n’avons pas oublié notre soif. En chemin, nous nous sommes arrêtés devant un stand de jus de fruits. Je commande deux grands verres de jus de lime. Le vendeur presse tant de fruits que j’en ai trois verres (pour le prix de deux : 70 Rs /0,78 €). C’est bon, c’est frais, c’est tonifiant. Nous aurons assez d’énergie jusqu’à Mylapore.