Été. Un mot qui n’a pas – plus – de sens tant en Inde du sud où il fait chaud toute l’année qu’en Normandie où il a fait froid et où il a plu. D’ailleurs, on ne parle jamais d’été ici, mais de saison chaude. Moi, je dirais plutôt, saison très chaude ! Juillet et août sont les mois de vacances, du retour chez soi, retour aux sources, retour aux Buis. Nous qui voulions de la fraîcheur, nous avons été servis, à tel point que nous avons dû remonter le chauffage le temps de nous habituer aux températures automnales et aux giboulées de printemps ! Je ne développerai pas sur ce sujet, nous l’avons tous ressenti.
Les dix jours de quarantaine à notre arrivée en juin ont été ponctués par la visite des gendarmes ; n’importe quel jour, à n’importe quelle heure. Et les agents voulaient voir notre trombine à tous les deux. On ne rigole pas avec un arrêté préfectoral ! Nous nous y sommes conformés volontiers car nous avions besoin de repos et de reprendre nos marques dans notre maison campagnarde.
Les quatre semaines de congés d’Éric ont filé comme une étoile, ne laissant qu’une traînée de filaments vite disparue. Entre les retrouvailles avec la famille et les amis, animées autour de bons repas et de bons vins, et déjà Éric devait reprendre l’avion pour Chennai. J’étais à la fois triste pour lui de le voir repartir mais heureux de prolonger mes vacances. J’organisais mon temps entre des voyages en Provence, à Paris, en Touraine et des invitations à la maison. Le mois d’août s’annonçait chargé. C’était sans compter sur les imprévus, les aléas hors de contrôle qui empêchent le corps de bien fonctionner. Il a fallu le remettre en état et le booster. Août aura été le mois de tous les repos imposés et du rétablissement. Le mois de toutes les luttes et de mon acharnement … avec l’assurance maladie. Comprendre et redresser une erreur dans mon dossier m’a ébouriffé et épuisé. Il aura fallu plus de deux mois, mais j’ai réussi à rétablir une situation incompréhensible juste avant mon départ. Le voyage de retour a été décalé de deux semaines, mais je suis rentré à Chennai en forme, prêt à … commencer des vacances ! Quelle ironie ! Toutefois et après toutes ces péripéties, j’étais content et soulagé de retrouver Éric, de rentrer dans ce qui est devenu notre « chez nous » et de reprendre contact avec l’Inde, avec Chennai faite de contradictions, d’aberrations, d’humeurs contrastées, d’autant de beautés que de laideurs. Heureux de mener à nouveau une vie facile et compliquée à la fois, qui joue sur mes émotions – pour ma part, à fleur de peau et qui tendrait à me rendre impulsif, entier, émotif et par trop sensible. Trois mois d’absence – ou d’abstinence – et il faut presque recommencer, comme au premier jour. Se réapproprier l’espace, le temps et l’environnement. Comprendre à nouveau et décrypter les comportements, les attitudes, les expressions. Déchiffrer les intentions, les propos, les non-dits, les envies. Réapprendre à nos papilles le goût, aiguiser nos sens, ouvrir ou fermer notre odorat, reprendre une certaine distance, sans se déconnecter d’avec le monde de la rue, de la pauvreté, de la misère et faire en sorte de ne pas pleurer en voyant tous ces gens dormir sur les trottoirs, ces enfants hauts comme trois pommes, sales, aux visages radieux, enfourcher un bâton en guise de canasson, être abordé par des jeunes filles qui sont mères, qui sont sœurs, un bambin sur la hanche en train de faire la manche, s’agrippant à nous comme un radeau cherchant un ancrage, luttant contre la tempête pour ne pas sombrer, rester à flot, survivre. Elles demandent, elles insistent, pour nous arracher quelques roupies, leur victoire éphémère et toujours recommencer, pour manger, pour donner à manger. Telle est la réalité indienne. Comment peut-on vivre cela ? Comment en sortirons-nous ? Les trois mois en France m’ont tant éloigné de cette réalité-là. Comment peut-on se plaindre en France de notre condition ?

India gate, Khan Market et l’hôtel « The Claridges » au sud à New Delhi.
Un des cordonniers comme on en voit beaucoup.
Nous avons repris un vol pour Delhi la semaine suivante. Éric devait intervenir auprès d’étudiants participant à un programme d’assistants d’anglais en France. Il a donc travaillé le vendredi et le lundi nous laissant le weekend de libre. Quant à moi, j’ai continué, pendant ce temps, mon exploration de la ville : l’immense place Connaught, très animée et populaire, jointure entre Old et New Delhi, l’hôtel Lalit avec des œuvres d’artistes accrochées un peu partout qu’on se croirait dans une galerie parisienne. Le très chic spa dans lequel je me suis offert le luxe d’un body massage était une invitation à se laisser abandonner entre les mains d’acier et expertes d’un masseur. Au contact de l’huile chaude sur mon corps, mes muscles se sont assouplis, ont été « torturés » pour en défaire les nœuds et relâcher les tensions. Peut-on ressentir du plaisir dans la douleur ?

J’avais organisé pour nous la journée du samedi. Découverte de cette mégalopole pour Éric. D’abord, à Old Delhi, le Fort Rouge, Lal Qila, gigantesque forteresse de 900 mètres de long sur 550 de large, sur les rives du fleuve Yamuna, construit par le 5ème ou le 6ème empereur moghol Shah Jahan vers 1640 après qu’il eût déplacé la capitale depuis Agra. L’entrée s’effectue par la porte Lahore d’où flotte le drapeau indien depuis son indépendance en 1947. Les palais, le hammam, la mosquée, entre autres bâtiments, de marbre, dispersés dans l’immense parc, affichent la puissance et la richesse de cette dynastie. Les Britanniques y ajoutèrent des bâtiments militaires, of course, qui sont des musées de la guerre et des combattants de l’indépendance (nous ne les avons pas visités, préférant nous glisser dans les Contes des Mille et Une Nuits !).

Ensuite, la grande mosquée, Jama Masjid, édifiée entre 1644 et 1656, par le même empereur, non loin du Fort Rouge. Contrastant avec l’exubérance des temples hindous, la mosquée est d’une sobriété éclatante. Sur la grande esplanade, cour intérieure ceinte de galeries à colonnades, les enfants jouent, les familles sont assises à même le sol, certaines mangent tandis que d’autres discutent autour du bassin aux ablutions. Au fond, l’espace de prière ouvert est aujourd’hui interdit d’accès aux non-croyants alors qu’il était encore accessible lors de ma précédente visite. Allez comprendre ! On y prie, on s’y repose, on y fait la sieste en toute tranquillité. L’ascension d’un des minarets par un escalier en pierre très étroit et très haut donne une vue étonnante et vertigineuse sur la ville, sur Old Delhi qui fait froid dans le dos. Par ces fortes chaleurs, on y arrive trempés comme des soupes ! Bon sang ! Et plus bas, comment s’y retrouver dans ce dédale ? Comment peut-on vivre au milieu de ce chaos ? Et dans ce dédale et ce chaos, nous nous sommes engagés, attirés par la faim vers un petit restaurant qui nous a servi de délicieux curry au mouton.


Enfin, dans New Delhi, près de l’India gate, nous nous sommes rendus, curieux, à la Galerie Nationale d’Art Moderne dont les œuvres exposées sont d’artistes indiens, pour la plupart, de 1850 à nos jours. Fin de journée, nous sommes épuisés.

Miss Holloway, M.F.Pithawala Sikandara-Agra, L.N.Taskar Self-portrait, Amrita-Sher-Gil Boats in backwater, Harkrishanlal Old man and the bird, B.C.Sanyal
AGRA

Éric avait organisé la journée du dimanche. Un chauffeur vient nous chercher à notre hôtel The Claridges à 7h30. Quatre heures plus tard, nous sommes à Agra, l’ancienne capitale au temps de l’empereur Sha Jahan, toujours lui. Un guide francophile, Furkan, nous reçoit et conduira les visites du jour : le Taj Mahal (que je verrais pour la seconde fois) et le Fort Rouge, antérieur à celui de Delhi. La pandémie rend les conditions de visites très favorables. Pas de touristes occidentaux et touristes indiens en nombre raisonnable. Nous avons tout notre temps.

l’Uttar Pradesh et le Rajastan.
Nous étions ses premiers clients depuis la réouverture du site.

La porte royale

Furkan rend l’histoire vivante, sa présence est agréable et conviviale, la vue, pour ne pas dire la vision tant on est dans le rêve, de cet édifice ne nous laisse pas sans émotions. Revoir le mausolée, cette fois avec Éric, est pour moi délicieux. J’en pleurerais presque tellement c’est beau, tellement cet instant est fort. Le soleil nous accompagne et tout va bien. Éric se laissera séduire par un petit chenapan, regard espiègle et rieur, ne cachant pas ses tentatives pour arnaquer le passant. Éric, donc, lui achètera un porte-clés éléphant pour 50 roupies. Lorsque je lève la main vers lui en signe de fausse menace, ce dont il comprend le geste, il montre toutes ses dents dans un merveilleux sourire. Le soleil est avec nous, il fait très chaud et nous n’avons rien à boire. Mais qu’importe ! Être là où il faut être, être face au palais de l’amour, dans ses jardins persans (charbagh), être percutés par la blancheur du marbre du Rajasthan, translucide, admirer les motifs floraux en pietra dura, marqueterie de pierres – lapis lazuli, cobalt, corail, jaspe, agate, fut un véritable enchantement ! L’entrée par la porte royale en grès rouge est si longue que des boutiquiers, déjà installés à l’époque de la route de la soie, vendent des soieries, des bijoux et des épices.


mais de jeunes femmes sont heureuses de l’affronter.

Du fort rouge, nous apercevons le Taj Mahal sur les rives de la Yamuna. Autre belle vue, autre point de vue, le fleuve étant le lien entre l’empereur, Delhi et Agra.

Les travaux de construction d’un métro à Agra rendent la circulation difficile. Il a plu, d’énormes flaques d’eau envahissent la chaussée devenue boueuse. Il fait humide. La nuit tombe vite. Il va falloir penser à rentrer à Delhi. Nous l’atteindrons vers 22 heures, fatigués mais heureux de notre journée.
