
Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes dans notre chambre d’hôtel. Il est 14h30, samedi. Éric travaille sur son ordinateur et je me tiens en face de lui sur la table ronde. À 16 heures, nous serons présents, au pied de la statue géante de Ghandi, à l’inauguration d’une régate : huit voiliers grands comme des coques de noix. La Consule générale de France fera un discours inaudible, paroles perdues dans le vent décoiffant face à un public parsemé. On couvrira les épaules des personnalités d’un châle traditionnel comme le veut la coutume. Tout allait bien. Bienvenus à Pondichéry.






La jeune comédienne qui a fait le trajet avec nous s’est révélée très plaisante, drôle et enjouée. Je m’étais installé à l’avant à côté du chauffeur pour lui laisser plus de place et pouvoir échanger avec Éric s’ils avaient besoin de se raccorder pour leur intervention dans des établissements. Notre chauffeur était collé à son volant, position plus confortable pour lui, étant de petite taille. Je le voyais de profil. Son visage concentré sur la route était doux et avait des traits réguliers. De la poudre blanche et rouge barrait son front. Il avait dû passer par un temple avant de venir nous chercher. Il avait une jolie couleur de peau chocolat ambré. Discret mais néanmoins présent, il nous parlait, aux moments opportuns, des paysages remarquables : les marais salins et la récolte du moment à notre passage. Quitté le grand Chennai, la route est belle et typique de la vie rurale indienne. Nous traverserons de nombreux villages aux habitations traditionnelles dont les toits sont en feuilles de palmiers séchées. Les gens marchent le long de cette route, portant des ballots sur leur tête, du branchage, des brassées d’herbes. Les vaches suivent le même rythme et traversent parfois cette route très passante. Elles ne risquent rien, le savent peut-être, les automobilistes les éviteront et iront même jusqu’à s’arrêter et attendre qu’elles aient traversé.



J’avais maintenant hâte d’arriver à Puducherry. Mais à l’entrée du Territoire, les préparatifs d’une fête religieuse en bordure de route nous ont obligés à suivre une longue déviation, nous retardant d’une bonne heure. On m’a donc débarqué à la « Villa Shanti » qu’Éric fréquente quand il est à Pondichéry, puis ils ont filé pour une course contre la montre qui durerait jusque tard ce soir-là. Je me suis installé confortablement dans cette chambre très spacieuse, étudiant les guides touristiques, cherchant un endroit où déjeuner. Après un excellent plat de spaghettis, j’ai atteint le marché Goubert qui, en ce début d’après-midi, était aussi ensommeillé que les commerçants. Il faisait très chaud dans cette halle. Les allées pratiquement désertées m’ont laissé tout le loisir à la déambulation. Le secteur aux poissons nettoyé et rangé ne montrait plus que des casiers vides et des poissonnières, nonchalantes et fatiguées, prenant enfin leur repas. Du côté des fruits et légumes, c’était le calme plat avant la reprise en fin d’après-midi. Des commerçants faisaient la sieste laissant la marchandise sans surveillance, allongés à côté des bananes ou des oignons. Ce sont les régimes de bananes qui, une fois de plus comme au marché de Koyambedu à Chennai, m’ont attiré et je n’arrêtais pas de les photographier sous le regard interrogateur, surpris et amusé des vendeurs.









Je suis allé jusqu’à filmer la découpe du régime en grappes de bananes. Et toutes ces variétés et ces belles couleurs allant du vert aux différentes nuances de jaune en passant par le rouge rubis ! Je sais déjà que cela va me manquer une fois rentrés en France !






À cette heure-ci, je ne passais pas inaperçu. Il n’y avait pas de foule pour m’y fondre. On me regardait donc, la mine fatiguée, quand on ne dormait pas. Moi, j’avais horriblement chaud. Mon tee-shirt était si mouillé que c’en était embarrassant et je ne savais plus comment porter mon sac à dos. L’eau de ma bouteille était tiédasse et ne me désaltérait pas. Cependant, certains me parlaient ou me saluaient, me demandant d’où je venais. J’aimais bien ces brefs échanges spontanés, rapides et sympathiques.




D‘autres, à l’instar d’un jeune fleuriste, d’un volailler ou d’un vendeur de légumes posaient fièrement pour la photographie, exhibant biceps, torse bombé et sourire blanc Colgate, la rose rouge entre les dents ; clic, c’est dans la boîte ! J’ai tellement aimé cette visite que je me promettais d’y retourner au moment où l’activité commerciale battrait son plein. Il fallait que je voie la halle aux poissons avec des poissons et que je découvre d’autres secteurs, n’étant pas sûr d’avoir fait le tour complet de ce marché.



Pour l’heure, fatigué de tant de marche, je décidais de rentrer à l’hôtel, de profiter de la chambre et m’y reposer jusqu’à l’heure du dîner. Le restaurant offrait une carte dont la réputation n’était plus à faire. Mon serveur attitré était prévenant et attentif et j’étais servi avec le sourire. J’avais envie de manger de la viande ; je me régalais d’un massala d’agneau tout-à-fait délicieux.




tawa, plats en fonte concave qui servent à frire, à sauter et à cuire les dosa, par exemple.

Le lendemain matin, j’arpentais de nouveau les allées. Cette fois l’ambiance était tout autre. Les poissons, digne d’une pêche miraculeuse et dont les nombreuses espèces s’empilaient les unes sur les autres, étaient frais, les ouïes sanguinolentes preuve à l’appui. Mais le spectacle résidait dans le joyeux vacarme et les harangues des poissonnières avec leurs poissons, crevettes, crabes et calamars à leurs pieds. Chacune d’elles, à mon passage, insistait pour me vendre un lot à bon prix. Sans rien dire, le prix baissait de quelques roupies. Je n’étais pas loin de me laisser tenter, mais non, cela n’avait pas de sens bien que l’envie fût là. Je m’imaginais les cuisiner et m’en régaler. Les poissons étaient beaux, de toutes tailles, certains impressionnants. Les gros rouge-orangés ont attiré mon attention, couleur bien exotique ! Une vieille dame m’a attrapé par le bras, m’a parlé et s’est mise à rire. Sa commère édentée a renchéri. Je ne comprenais pas. Une femme plus jeune parlant un peu l’anglais a traduit, disant qu’elles voulaient toutes deux se marier avec moi. J’ai accepté, ce qui nous a bien fait bien rire. Pendant un temps, j’étais devenu l’attraction du marché. De retour dans le secteur des fruits et légumes, certains commençants m’ayant reconnu – ce n’est pas bien difficile ! – m’ont salué comme si j’étais devenu, d’un coup, un client assidu. J’y ai retrouvé le beau fleuriste qui m’a accueilli avec son merveilleux sourire et sa mine réjouie. Comme cela m’a fait plaisir !





des poissons


J’ai aussi découvert au hasard des allées, à l’arrière de la halle, le secteur des poulets. Ici, on les achète vivants et les volaillers leur font la fête. Pauvres volatiles ! Aux pieds d’un vendeur, ses bêtes à plumes composaient véritablement une nature morte – c’est à propos. Elles « posaient » artistiquement sans bouger. Mais bientôt, elles se retrouveraient en « curry cuts ». L’un des commis m’a demandé de le photographier. Sous son tablier de cuir noir, il a posé, l’air faussement méchant, couteau de découpe en main, redoutable dans cette mise en scène qui l’amusait, digne du film d’horreur « Scream« . Encore une fois, je me suis réjoui de ces moments inattendus.

Partout, j’ai vu de beaux visages, des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes et des enfants. Partout, j’ai voulu toucher ces belles peaux lisses ou ridées, imberbes ou poilues, ces belles couleurs sombres aux nuances diverses mais toutes douces et chaudes. Partout encore, les couleurs, les saris essentiellement, même dans les tenues les plus simples et bon marché. J’avais chaud et je transpirais abondamment. Je n’étais pas à l’aise dans mes vêtements mais il fallait que je reste encore un peu, je n’avais pas envie de partir. Car pour moi ce marché resterait la visite la plus passionnante de ce court séjour. J’ai pris beaucoup de photos et on m’a laissé faire. Certains regardaient même l’objectif en acquiesçant. Et puis, je suis parti.



Traversé le canal, comme l’on passe une frontière, où l’eau croupie dégage par endroit une odeur nauséabonde, je me suis retrouvé dans « White town « , le quartier français. Devant le temple hindou de Sri Manakula Vinayagar, l’éléphant vénéré, maquillé et embijouté comme un camion volé, fleurs posées sur le haut du crâne, se balançait d’avant en arrière. Dès qu’un fidèle déposait un billet au bout de sa trompe, il leur touchait la tête en une bénédiction. Ce temple est dédié, évidemment, à Ganesh, le dieu à tête d’éléphant.



À la sortie du temple, une femme « bien sous tous rapports » m’a abordé me demandant de l’argent. C’était une hijra, un transsexuel, que l’on qualifiait autrefois d’eunuque. D’un abord agréable, Jenny, c’était son nom, m’a demandé de quoi acheter un kilo de riz. N’ayant qu’un billet de 500 roupies (env. 6€), j’ai négocié pour qu’elle m’en rende 300, ce qu’elle a accepté de faire, ne m’en rendant au passage que 200, faute de monnaie … fairplay quand on fait la manche ! Elle m’a ensuite demandé mon nom, Christian, lui ai-je répondu, et m’a alors touché le front du plat de sa main. Une bénédiction de hijra porterait bonheur, éloignerait les mauvais esprits et protègerait du mala suerte, le mauvais sort que les Indiens redoutent, raisons pour lesquelles elles sont craintes. Elle m’a embrassé sur la joue et avant de se séparer, elle m’a avoué : « I love you ». C’était la relation amoureuse la plus éphémère de ma vie ! Plus tard, lorsque je racontai à Éric cette aventure, il a aussitôt regretté que je ne l’aie pas prise en photo, mais à ce moment-là, je n’avais pas osé le lui demander.


Le samedi soir, alors qu’Éric participait à une réception au consulat à l’occasion de la journée internationale de la Francophonie, j’allais dîner dans un restaurant indien végétarien apprécié de la classe moyenne locale. Bondé, j’ai dû attendre de longues minutes avant d’être placé à une table. Étant le seul Européen, quelques regards se sont portés sur moi. Je me régalais d’un dosa rôti au ghee (beurre clarifié) accompagné de sauces plus ou moins épicées, aux tomates, aux oignons et à la noix de coco râpée. Il y avait également un dahl. Un geste spontané amical de la part d’une petite fille dans les bras de sa mère m’a réconforté et j’ai bien remarqué que les parents étaient fiers de la spontanéité de leur enfant. A la table voisine, quatre femmes avaient une discussion animée ; deux d’entre elles vêtues à l’occidental, les deux autres portaient un sari. Au bout d’un moment et m’observant du coin de l’œil ma façon de manger avec ma main droite, une des femmes m’a souri plusieurs fois en signe d’approbation ou d’appréciation pour mes tentatives de manger correctement et proprement. Avant que je ne règle mon repas d’un montant de moins de 3€, ma table était déjà attribuée à un homme seul qui a bien été content, comme moi avant lui, d’être installé aussi rapidement.



Je suis rentré à l’hôtel par des rues sombres et calmes avant d’arriver au cœur du quartier français plus animé et plus bruyant.
Dimanche serait une journée libre pour Éric avant de reprendre la route pour Chennai. Je décidai que nous irions dans le petit quartier musulman, au sud du quartier tamoul. J’avais lu dans les guides qu’il y avait de belles maisons anciennes aux balcons ouvragés dans certaines rues.


Nous sommes ensuite allés visiter la Maison Colombani, de la famille Colombani qui en avait fait don à l’Alliance française de Pondichéry il y a fort longtemps mais dont cette dernière n’avait pas les moyens financiers pour la restauration. Le propriétaire de la Villa Shanti s’est lancé dans ce projet pour en faire un lieu culturel et bistronomique. En lui souhaitant tout le succès dans cette belle aventure !






