Le baiser d’une hijra

Pause café au bord de la route dans ce lieu joliment arrangé

Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes dans notre chambre d’hôtel. Il est 14h30, samedi. Éric travaille sur son ordinateur et je me tiens en face de lui sur la table ronde. À 16 heures, nous serons présents, au pied de la statue géante de Ghandi, à l’inauguration d’une régate : huit voiliers grands comme des coques de noix. La Consule générale de France fera un discours inaudible, paroles perdues dans le vent décoiffant face à un public parsemé. On couvrira les épaules des personnalités d’un châle traditionnel comme le veut la coutume. Tout allait bien. Bienvenus à Pondichéry.

En fin de journée, la promenade le long de la mer est très animée.

La jeune comédienne qui a fait le trajet avec nous s’est révélée très plaisante, drôle et enjouée. Je m’étais installé à l’avant à côté du chauffeur pour lui laisser plus de place et pouvoir échanger avec Éric s’ils avaient besoin de se raccorder pour leur intervention dans des établissements. Notre chauffeur était collé à son volant, position plus confortable pour lui, étant de petite taille. Je le voyais de profil. Son visage concentré sur la route était doux et avait des traits réguliers. De la poudre blanche et rouge barrait son front. Il avait dû passer par un temple avant de venir nous chercher. Il avait une jolie couleur de peau chocolat ambré. Discret mais néanmoins présent, il nous parlait, aux moments opportuns, des paysages remarquables : les marais salins et la récolte du moment à notre passage. Quitté le grand Chennai, la route est belle et typique de la vie rurale indienne. Nous traverserons de nombreux villages aux habitations traditionnelles dont les toits sont en feuilles de palmiers séchées. Les gens marchent le long de cette route, portant des ballots sur leur tête, du branchage, des brassées d’herbes. Les vaches suivent le même rythme et traversent parfois cette route très passante. Elles ne risquent rien, le savent peut-être, les automobilistes les éviteront et iront même jusqu’à s’arrêter et attendre qu’elles aient traversé.

J’avais maintenant hâte d’arriver à Puducherry. Mais à l’entrée du Territoire, les préparatifs d’une fête religieuse en bordure de route nous ont obligés à suivre une longue déviation, nous retardant d’une bonne heure. On m’a donc débarqué à la « Villa Shanti » qu’Éric fréquente quand il est à Pondichéry, puis ils ont filé pour une course contre la montre qui durerait jusque tard ce soir-là. Je me suis installé confortablement dans cette chambre très spacieuse, étudiant les guides touristiques, cherchant un endroit où déjeuner. Après un excellent plat de spaghettis, j’ai atteint le marché Goubert qui, en ce début d’après-midi, était aussi ensommeillé que les commerçants. Il faisait très chaud dans cette halle. Les allées pratiquement désertées m’ont laissé tout le loisir à la déambulation. Le secteur aux poissons nettoyé et rangé ne montrait plus que des casiers vides et des poissonnières, nonchalantes et fatiguées, prenant enfin leur repas. Du côté des fruits et légumes, c’était le calme plat avant la reprise en fin d’après-midi. Des commerçants faisaient la sieste laissant la marchandise sans surveillance, allongés à côté des bananes ou des oignons. Ce sont les régimes de bananes qui, une fois de plus comme au marché de Koyambedu à Chennai, m’ont attiré et je n’arrêtais pas de les photographier sous le regard interrogateur, surpris et amusé des vendeurs.

École de jeunes filles en face de la « Pasta Napoletana »
Elle n’est pas belle la vie ?!

Je suis allé jusqu’à filmer la découpe du régime en grappes de bananes. Et toutes ces variétés et ces belles couleurs allant du vert aux différentes nuances de jaune en passant par le rouge rubis ! Je sais déjà que cela va me manquer une fois rentrés en France !

À cette heure-ci, je ne passais pas inaperçu. Il n’y avait pas de foule pour m’y fondre. On me regardait donc, la mine fatiguée, quand on ne dormait pas. Moi, j’avais horriblement chaud. Mon tee-shirt était si mouillé que c’en était embarrassant et je ne savais plus comment porter mon sac à dos. L’eau de ma bouteille était tiédasse et ne me désaltérait pas. Cependant, certains me parlaient ou me saluaient, me demandant d’où je venais. J’aimais bien ces brefs échanges spontanés, rapides et sympathiques.

D‘autres, à l’instar d’un jeune fleuriste, d’un volailler ou d’un vendeur de légumes posaient fièrement pour la photographie, exhibant biceps, torse bombé et sourire blanc Colgate, la rose rouge entre les dents ; clic, c’est dans la boîte ! J’ai tellement aimé cette visite que je me promettais d’y retourner au moment où l’activité commerciale battrait son plein. Il fallait que je voie la halle aux poissons avec des poissons et que je découvre d’autres secteurs, n’étant pas sûr d’avoir fait le tour complet de ce marché.

Pour l’heure, fatigué de tant de marche, je décidais de rentrer à l’hôtel, de profiter de la chambre et m’y reposer jusqu’à l’heure du dîner. Le restaurant offrait une carte dont la réputation n’était plus à faire. Mon serveur attitré était prévenant et attentif et j’étais servi avec le sourire. J’avais envie de manger de la viande ; je me régalais d’un massala d’agneau tout-à-fait délicieux.

Le lendemain matin, j’arpentais de nouveau les allées. Cette fois l’ambiance était tout autre. Les poissons, digne d’une pêche miraculeuse et dont les nombreuses espèces s’empilaient les unes sur les autres, étaient frais, les ouïes sanguinolentes preuve à l’appui. Mais le spectacle résidait dans le joyeux vacarme et les harangues des poissonnières avec leurs poissons, crevettes, crabes et calamars à leurs pieds. Chacune d’elles, à mon passage, insistait pour me vendre un lot à bon prix. Sans rien dire, le prix baissait de quelques roupies. Je n’étais pas loin de me laisser tenter, mais non, cela n’avait pas de sens bien que l’envie fût là. Je m’imaginais les cuisiner et m’en régaler. Les poissons étaient beaux, de toutes tailles, certains impressionnants. Les gros rouge-orangés ont attiré mon attention, couleur bien exotique ! Une vieille dame m’a attrapé par le bras, m’a parlé et s’est mise à rire. Sa commère édentée a renchéri. Je ne comprenais pas. Une femme plus jeune parlant un peu l’anglais a traduit, disant qu’elles voulaient toutes deux se marier avec moi. J’ai accepté, ce qui nous a bien fait bien rire. Pendant un temps, j’étais devenu l’attraction du marché. De retour dans le secteur des fruits et légumes, certains commençants m’ayant reconnu – ce n’est pas bien difficile ! – m’ont salué comme si j’étais devenu, d’un coup, un client assidu. J’y ai retrouvé le beau fleuriste qui m’a accueilli avec son merveilleux sourire et sa mine réjouie. Comme cela m’a fait plaisir !

J’ai aussi découvert au hasard des allées, à l’arrière de la halle, le secteur des poulets. Ici, on les achète vivants et les volaillers leur font la fête. Pauvres volatiles ! Aux pieds d’un vendeur, ses bêtes à plumes composaient véritablement une nature morte – c’est à propos. Elles « posaient » artistiquement sans bouger. Mais bientôt, elles se retrouveraient en « curry cuts ». L’un des commis m’a demandé de le photographier. Sous son tablier de cuir noir, il a posé, l’air faussement méchant, couteau de découpe en main, redoutable dans cette mise en scène qui l’amusait, digne du film d’horreur « Scream« . Encore une fois, je me suis réjoui de ces moments inattendus.

« Nature morte » aux poulets vivants

Partout, j’ai vu de beaux visages, des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes et des enfants. Partout, j’ai voulu toucher ces belles peaux lisses ou ridées, imberbes ou poilues, ces belles couleurs sombres aux nuances diverses mais toutes douces et chaudes. Partout encore, les couleurs, les saris essentiellement, même dans les tenues les plus simples et bon marché. J’avais chaud et je transpirais abondamment. Je n’étais pas à l’aise dans mes vêtements mais il fallait que je reste encore un peu, je n’avais pas envie de partir. Car pour moi ce marché resterait la visite la plus passionnante de ce court séjour. J’ai pris beaucoup de photos et on m’a laissé faire. Certains regardaient même l’objectif en acquiesçant. Et puis, je suis parti.

Traversé le canal, comme l’on passe une frontière, où l’eau croupie dégage par endroit une odeur nauséabonde, je me suis retrouvé dans « White town « , le quartier français. Devant le temple hindou de Sri Manakula Vinayagar, l’éléphant vénéré, maquillé et embijouté comme un camion volé, fleurs posées sur le haut du crâne, se balançait d’avant en arrière. Dès qu’un fidèle déposait un billet au bout de sa trompe, il leur touchait la tête en une bénédiction. Ce temple est dédié, évidemment, à Ganesh, le dieu à tête d’éléphant.

Peinture au plafond à l’entrée du temple : Ganesh en majesté

À la sortie du temple, une femme « bien sous tous rapports » m’a abordé me demandant de l’argent. C’était une hijra, un transsexuel, que l’on qualifiait autrefois d’eunuque. D’un abord agréable, Jenny, c’était son nom, m’a demandé de quoi acheter un kilo de riz. N’ayant qu’un billet de 500 roupies (env. 6€), j’ai négocié pour qu’elle m’en rende 300, ce qu’elle a accepté de faire, ne m’en rendant au passage que 200, faute de monnaie … fairplay quand on fait la manche ! Elle m’a ensuite demandé mon nom, Christian, lui ai-je répondu, et m’a alors touché le front du plat de sa main. Une bénédiction de hijra porterait bonheur, éloignerait les mauvais esprits et protègerait du mala suerte, le mauvais sort que les Indiens redoutent, raisons pour lesquelles elles sont craintes. Elle m’a embrassé sur la joue et avant de se séparer, elle m’a avoué : « I love you ». C’était la relation amoureuse la plus éphémère de ma vie ! Plus tard, lorsque je racontai à Éric cette aventure, il a aussitôt regretté que je ne l’aie pas prise en photo, mais à ce moment-là, je n’avais pas osé le lui demander.

Le samedi soir, alors qu’Éric participait à une réception au consulat à l’occasion de la journée internationale de la Francophonie, j’allais dîner dans un restaurant indien végétarien apprécié de la classe moyenne locale. Bondé, j’ai dû attendre de longues minutes avant d’être placé à une table. Étant le seul Européen, quelques regards se sont portés sur moi. Je me régalais d’un dosa rôti au ghee (beurre clarifié) accompagné de sauces plus ou moins épicées, aux tomates, aux oignons et à la noix de coco râpée. Il y avait également un dahl. Un geste spontané amical de la part d’une petite fille dans les bras de sa mère m’a réconforté et j’ai bien remarqué que les parents étaient fiers de la spontanéité de leur enfant. A la table voisine, quatre femmes avaient une discussion animée ; deux d’entre elles vêtues à l’occidental, les deux autres portaient un sari. Au bout d’un moment et m’observant du coin de l’œil ma façon de manger avec ma main droite, une des femmes m’a souri plusieurs fois en signe d’approbation ou d’appréciation pour mes tentatives de manger correctement et proprement. Avant que je ne règle mon repas d’un montant de moins de 3€, ma table était déjà attribuée à un homme seul qui a bien été content, comme moi avant lui, d’être installé aussi rapidement.

Je suis rentré à l’hôtel par des rues sombres et calmes avant d’arriver au cœur du quartier français plus animé et plus bruyant.

Dimanche serait une journée libre pour Éric avant de reprendre la route pour Chennai. Je décidai que nous irions dans le petit quartier musulman, au sud du quartier tamoul. J’avais lu dans les guides qu’il y avait de belles maisons anciennes aux balcons ouvragés dans certaines rues.

Nous sommes ensuite allés visiter la Maison Colombani, de la famille Colombani qui en avait fait don à l’Alliance française de Pondichéry il y a fort longtemps mais dont cette dernière n’avait pas les moyens financiers pour la restauration. Le propriétaire de la Villa Shanti s’est lancé dans ce projet pour en faire un lieu culturel et bistronomique. En lui souhaitant tout le succès dans cette belle aventure !

Mariages des Dieux et Déesses

Le festival de Panguni dure neuf jours dans et autour du temple de Kapaleeshwarar. Pangani est le nom du douzième et dernier mois de l’année du calendrier tamoul (14 mars – 13 avril). C’est aussi le début de la saison chaude qui va durer jusqu’au mois de septembre-octobre et ce soir-là, il faisait encore très chaud. Après deux années d’annulation à cause de la pandémie, il va sans dire que cette fête était très attendue. Pour nous, ce sera notre première participation à un événement de cette importance.

Le temple de Kapaleeshwarar habillé de lumières et
le bassin aux ablutions

Au soir du neuvième jour, cette année le 16 mars, lors de la pleine lune, une fête votive célèbre les mariages divins de Lord Shiva et Parvati, de son fils Lord Murugan et de Deivayanai, de Lord Rama et de Sita. On célèbre également celui de Lord Ayyappan, né de l’union sacrée de Lord Shiva et de Mohini, la forme féminine de Lord Vishnu. C’est un peu compliqué et assez improbable, mais ici, les Tamouls y croient.

Le temple de Kapaleeshwarar fondé au VIIème siècle comporte des éléments architecturaux datant de l’époque du royaume Pallava. C’est l’un des plus anciens et des plus fréquentés du Tamil Nadu. Il est dédié à Shiva qui, dans un accès de colère, transforma son épouse Parvati en paon, l’obligeant à se repentir pour retrouver sa forme humaine. Kapaleeshwarar est le cœur de Mylapore, la « Cité des paons ».

Ce soir-là, 63 idoles de saints, des Nayanmars, sont transportés sur des palanquins tirés et poussés par des pèlerins. Ils tourneront autour du temple toute la nuit sous les incantations, les offrandes, les prières et les bénédictions des prêtres Brahmanes. Chaque statue est richement habillée, porte de nombreux bijoux et d’innombrables colliers de fleurs.

Le quartier autour du temple s’est paré de tentures multicolores, de drapeaux, de hauts dais sous lesquels passeront les chariots portant Dieux, Déesses et Nayanmars.

La police déployée à grand renfort d’agents assure le passage de la procession en formant une barrière de sécurité à l’aide de cordages auxquels ils s’agrippent pour ne pas être eux-mêmes bousculés et emportés par la marée vivante et mouvante, flux et reflux de la mer.

Elle rejette sur les bas-côtés cette masse fondue, fondante, prisonnière d’elle-même. Elle se presse, se croise, se bouscule et se rattrape. Je me sens moi-même poisson pris dans la nasse, se débattant pour survivre, essayant de s’échapper, écrasé par ses congénères. Je panique un moment, m’accroche à Éric qui, lui non plus n’est pas loin de se sentir submergé.

Les mouvements de foule en Inde lors de manifestations finissent souvent tragiquement. Je m’étonne de voir autant de jeunes enfants et de vieillards qui pourraient chuter et se faire piétiner. A chaque passage de chars, les croyants s’accrochent du regard aux idoles sur les palanquins et prient, les mains jointes, pieusement.

De petits groupes de fidèles font des offrandes dans la rue. Ils sont pieds nus. Au centre d’un cercle improvisé et éphémère, ils brûlent de l’encens, fracassent des noix de coco, font des dons de fruits. De la flamme des mèches à huile, ils « enferment » la fumée dans leurs mains puis les posent sur la tête de leur enfant pour les bénir. Puis ils s’en vont.

Des musiciens créent une atmosphère envoûtante, bruyante.

Les hommes, vêtus d’un lunghi blanc et la taille ceinte d’une pièce de tissu orange ou rouge, les couleurs de Lord Murugan, torse et pieds nus, frappent sur des tambours, soufflent dans de longs cors ou des coquillages, claquent des cymbales en un rythme effréné. Ils ont l’air d’être en transe, ils sourient béatement, transpirent beaucoup, s’agitent et se balancent tout en jouant.

Des hijras, transsexuels autant respectés que redoutés, ne sont pas en reste. Elles participent aux festivités et se mêlent aux brahmanes, bénissant elles-aussi les enfants et les adultes moyennant un peu d’argent –  un don. Pour ne pas se perdre, les familles et les groupes de jeunes se déplacent en formant une chaîne humaine. Elles se tiennent par la main, s’accrochent aux épaules et fendent comme elles peuvent la foule compacte. Tous font de même, nous, nous essayons.

Panguni est aussi une fête de rue. De minuscules manèges font tourner de jeunes enfants ébaudis, les vendeurs de glaces, de fleurs et de babioles (bijoux fantaisie, articles de cuisine, objets, vêtements, …) fleurissent côte à côte. On vend à profusion friandises et boissons rafraîchissantes un peu partout.

Vers 20 heures, après avoir revu le premier des chars qui avait donc fait une révolution complète du temple, nous nous dirigeons vers le fameux Saravana Bhavan. C’est la plus grande chaîne de restaurants du sud de l’Inde au monde avec quelque 33 restaurants en Inde et 78 ailleurs dans le monde. Paris, Londres et New York ont leur enseigne. Dans une salle comble et bruyante, un serveur nous attribue une table. Nous y avons savouré un dosai, grande crêpe fourrée d’une purée de pommes de terre épicée aux oignons émincés, accompagné de plusieurs gravy, sauces pimentées que nous avons payé 115 roupies (1,30 €). Un prix imbattable et certainement pas ce que l’on paierait à Paris, à Londres ou à New York !

Repus et fatigués, nous avons pris le chemin du retour, étourdis de tant de monde et de tant de bruit, espérant trouver un auto-rickshaw de disponible. Après tout, nous n’habitions pas si loin que cela et la course ne serait peut-être pas intéressante pour le conducteur. Reprenant la route en sens inverse, nous débouchâmes sur le grand carrefour réglementé par des policiers tenant en main des bâtons de plastique, feux de signalisation portatif : couleur verte, on passe, couleur rouge, on s’arrête. En théorie. Les bras en croix, ces crucifiés sur la place publique tentaient de maîtriser la situation et de s’imposer par le pouvoir que leur conférait leur uniforme. Mais les piétons dont nous faisions partie s’en moquaient royalement et effrontément passant sous leurs bras sans même se préoccuper d’eux. Les deux-roues se faufilaient sous leurs yeux impuissants, les rickshaws tournaient autour d’eux en un ballet improvisé, les motos vrombissaient, disparaissant tel le vent. Seuls les automobilistes attendaient mais klaxonnaient d’impatience. Dans ce tohu-bohu, une « Mère de tous », pauvre vache sacrée, meuglait de terreur et sans doute aussi de rage de ne pouvoir aller là où elle voulait, désemparée de tant de vacarme et d’agitation. Elle était visiblement en panique et semblait hurler en un cri rauque, désespérée à fendre l’âme. Nous n’avions plus qu’une chose à faire, fuir et nous retrouver dans le calme rassurant et confortable de notre appartement. Il nous fallait, toutes affaires cessantes, prendre une douche froide pour se relaxer mais aussi comme pour se purifier de tant d’ardeur, de tant de prières, de tant de monde. Nous laver de toutes les impuretés qui semblaient collées à notre peau et, peut-être aussi, de nos péchés, contents néanmoins d’avoir vécu cette folle expérience.

Sur la route des terres de rois

C’est l’histoire d’un voyage prévu pour les 60 ans d’Éric en 2021 qui n’a pas eu lieu. Reporté aux calendes grecques, la pandémie ne nous laissait rien entrevoir. Nous étions tous les deux déçus et dépités.

C’est aussi l’histoire d’un voyage que j’ai entrepris il y a 40 ans, entré par une petite porte de cet état sans en voir l’ensemble. D’où l’envie d’y revenir.

C’est enfin l’histoire d’un vieux rêve. Bien avant notre installation à Chennai et concours de circonstance, Éric piaffait d’impatience de visiter cette région de l’Inde.

C’est maintenant chose faite pour tous les deux.

Dans un secret faussement gardé, sans rien dévoiler, je me suis mis à la préparation d’un voyage qui restera pour le coup, absolument inoubliable. Mission accomplie ; je n’ai jamais été aussi heureux de le rendre si heureux et émerveillé !

Il y avait des ingrédients indispensables à la réussite de cette équipée. Voyager en voiture pour pouvoir s’arrêter en chemin, découvrir des paysages uniques, visiter cette terre de maharajas et leurs innombrables palais et forteresses, dormir comme des « raj » en leurs palais. La voiture spacieuse avec notre chauffeur Yugraj, un jeune Sikh de 24 ans de Delhi,  nos guides francophones pour les visites d’importance, Anand – Rajput, la plus haute caste du Rajasthan –  Antriksh, Sher Singh, Bhawani et Buba – Rajput lui aussi mais de la branche des guerriers –, la gastronomie locale ainsi que nos hébergements  dans des lieux historiques et remarquables ont fait notre bonheur du début à la fin.

Voici en un clin d’œil notre parcours, un voyage de 1200 kilomètres en 12 jours du 3 au 13 février.  Le Rajasthan est la terre des rois ; raj, maharaja, maharana ou maharawal selon la région, la langue, le clan, Rajputs pour la plupart. Cet état est un concentré de royaumes très anciens en mutation, en expansion, tantôt envahis, tantôt envahisseurs. Ces raj étaient des visionnaires ; bâtisseurs, esthètes, cultivés, scientifiques, artistes, amoureux, raffinés et peut-être avant tout, des guerriers ; ces rois étaient tout cela à la fois. On en voit les traces aujourd’hui encore. Un drapeau aux couleurs d’un royaume flotte au-dessus d’un palais signifie que le maharaja est présent sur ses terres, la construction d’un mausolée indique qu’un maharaja vient de mourir et son cénotaphe s’ajoutera à ceux de ses ancêtres dans le cimetière royal.  

Les noms sont évocateurs. Certains ont une origine rajput, d’autres, moghol ; Amber, Bikaner, Jaisalmer et Jaipur, Udaipur, Jodhpur mais aussi Mukundgarh, Junagarh, Mehrangarh, à titre d’exemples. Tout cela rend le Rajasthan si spécial. C’est ce qui rend le Rajputana si beau.

Nous retrouvons Yugraj à l’aéroport de Jaipur. Il est presque minuit. Affichant un sourire, il montre une affichette au nom d’Éric. Le trajet semble long jusqu’à notre hôtel et dès que l’on traverse une porte (pol), on sait que l’on est entrés dans la vieille ville. A cette heure calme, quand tout le monde dort, il ne reste que les rideaux de fer baissés, quelques chiens errants et les traces de l’activité de la journée. Les rues sont sales. Nous arrivons au « Samode Haveli », une grande demeure de riche marchand transformée en hôtel de luxe. Nous nous y poserons pendant trois nuits. J’écrirai près de la piscine mes premières notes. L’air est très frais le soir, l’eau est froide et je ne me baignerai pas. Nous ressentons le piquant de l’air, nous qui venons du sud si chaud en hiver. Nous nous envelopperons dans nos châles chaque soir.

Jaipur est la capitale d’état. C’est une grande ville animée, organisée en 9 carrés, concept védique correspondant aux 9 planètes de l’astrologie chez les hindous. La ville a été peinte en rose, la couleur de bienvenue, en 1876 à l’occasion de la visite du prince de Galles, futur roi Edouard VII d’Angleterre. C’est de là que commence notre périple.

Il nous amènera à Udaipur, dite « la Venise de l’ouest » pour les nombreux lacs qui la délimitent. Ici, les couleurs sont chaudes, la pierre lumineuse et changeante au soleil. La pierre ocre contrebalance avec le marbre blanc des bâtiments qui lui font face, comme dans un duel. Ainsi, le palais royal, dont l’enceinte ocre tombe à pic dans l’eau, affronte la blancheur éblouissante du palais-hôtel du Lake palace.

Ailleurs, à Jaisalmer, c’est la blondeur dorée de la ville, des palais et de la citadelle qui captera notre attention.

Sur la route

La pierre, sous le soleil écrasant du désert du Thar, ce mini-Sahara (c’est moi qui le dit), renvoie la chaleur. Il fait jusqu’à 48°C six mois dans l’année et il n’y a aucune précipitation. Février est la fin de la meilleure période.

Musiciens dans le désert

On retrouvera cette même ambiance à Bikaner, autre ville en bordure du désert qui compte d’immenses havelis désaffectés et nous épate par sa forteresse époustouflante de beauté et de richesse.

Passé les Monts Aravali, petite chaîne de montagnes qui coupe le Rajasthan du nord au sud, les paysages arides sont parsemés de buissons secs et courts.

A l’est, c’est la plaine interminable, un peu ennuyeuse où les villages sont nombreux et les bourgs très agités. Partout, la même animation ininterrompue : la circulation, les embouteillages, les coups de klaxon, l’effervescence du commerce, des fruits et des légumes à tous les coins de rue, dans les échoppes, sur les vélos à plateau, à même le sol, les produits posés sur de simples bâches.

Nous attendrons avec impatience d’être dans la « ville bleue », Jodhpur. Des hauteurs de la forteresse, nous remarquerons que beaucoup de toits bleus sont en tôle ondulée donnant l’impression que presque toute la vieille ville a revêtu cette couleur. D’en bas, il en va tout autrement. Seul un quartier bien restauré avec de jolies boutiques chics « à touristes » est coloré. Partout ailleurs, le bleu est délavé ou il n’en reste que quelques traces qu’il faut bien chercher. Notre guide manquera sa mission de nous mener aux endroits les plus intéressants parce qu’il faut bien le dire, mon déjeuner m’avait occasionné de terribles crampes d’estomac et des maux de ventre qui m’ont empêché d’apprécier cette visite que nous avons écourtée.

En voiture, nous avions des temps de trajets de 3 à 5 heures. Certains matins, nous partions dès 8 heures. Avec notre accord, Yugraj nous berçait pendant une heure ou deux de musique et de chants enregistrés par des gourous Sikhs . C’était très apaisant au point de somnoler. Les trajets semblaient ainsi plus courts et moins monotones.

Nos journées étaient rythmées par des visites de forteresses et de citadelles, de palais, de havelis, de temples hindous et jaïns. Ces derniers sont nombreux dans la région. Nous avons fait les boutiques, souvent du lèche-vitrines, afin d’admirer le travail des artisans (textiles et bijoux essentiellement). Nous avons également dégusté le meilleur lassi jamais bu jusqu’à aujourd’hui dans des gobelets jetables en terre cuite. Le « Lassiwala » à Jaipur est un établissement très populaire dans la ville nouvelle, institution où l’on se rend depuis 1944.

Le cinéma de style Art Moderne de 1976 se trouve juste en face du Lassiwala.

Jaipur a été notre premier choc culturel. Entre le City Palace avec son palais royal, le « Palais des Vents » où les femmes du harem pouvaient regarder dans la rue sans être vues à travers les ouvertures en moucharabieh, et l’Observatoire royal, patrimoine de l’Unesco, nous avons commencé sur les chapeaux de roues !

Le Hawa Mahal, « Palais des Vents ».

La suite ne nous a pas déçus. Chaque jour, nous visitions une forteresse, un palais, un temple, un musée. Nous nous promenions dans les ruelles des vieilles villes, admirant le travail artisanal, les tissus si colorés, les étoles, châles et écharpes en laine de cachemire, en pashmina, plus fine encore. Nous déjeunions sur le pouce dans la rue pour ne pas perdre de temps, nous étions avides de découvrir tous ces trésors. Et des trésors, les palais musées en recèlent ; les décorations des salles tout d’abord. Utilisant des couleurs vives que certains jureraient criardes, les murs et les plafonds étaient non seulement peints mais de petits miroirs y étaient ajoutés, reflétant ces couleurs et la lumière du jour et des bougies le soir. On imaginait bien les tentures et les tapis fermer ces grands espaces ouverts aux vents, créant ainsi une intimité, invisible de tous. Puis les expositions de textiles, vêtements de maharajas, de maharanis absolument sublimes.

Les armureries, contre toute attente, nous ont fascinés tant par les formes diaboliques des épées, dagues et autres poignards qui devaient faire atrocement souffrir en entrant dans les chairs que par leur esthétisme. Les lames gravées, ciselées, les manches en ivoire ou en bois précieux travaillés transformaient ces armes redoutables en œuvres d’art. Ailleurs, les pièces en argent massif repoussé, berceaux, objets cérémoniels,  de la maison et de la vie courante, carrosses et palanquins. Bref, une orgie de splendeur !

Dans le Shekhawati, ce sont les havelis que nous avons découverts. Ces grandes demeures palatiales datent des XVIIIème, XIXème et XXème siècles. Elles sont décorées de fresques dépeignant autant les personnages religieux (Vishnu, Krishna et Ganesh essentiellement et leurs épouses Parvati, Lakshmi) que les interprétations des nouvelles technologies de l’époque (paquebot, train à vapeur, bicyclette, avion). Ces havelis rappellent les palais du Chettinadu dans le Tamil Nadu, région que nous avions visitée en un autre temps.

Les havelis, gigantesques demeures de marchands ayant fait fortune, sont comparables en taille,
ornements et richesses, aux palais de maharajas
Le temps fait son œuvre. Pour beaucoup, laissés à l’abandon, les havelis perdent de leur éclat et les peintures disparaissent peu à peu à jamais, ne laissant que des traces aux contours noirâtres.

Les temples ne nous ont pas laissés indifférents. Nous avons été surpris par le nombre important de temples jaïns ; à Jaisalmer dans la citadelle, à Bikaner et à Ranakpur sur la route entre Jaisalmer et Jodhpur. Ce dernier, le temple de Chaumukah, tout en marbre, repose sur 1444 colonnes, toutes sculptées de motifs différents. A la sortie, Éric a engagé la conversation avec un jeune prêtre tout de jaune et rouge vêtu affichant un magnifique sourire. Le jaïnisme est proche de l’hindouisme et du bouddhisme. On est jaïn de conviction, religieux ou laïc. Les croyances et principes de vie sont les mêmes dans les deux cas, excepté pour l’un des vœux majeurs : « le vœu de conduite du Brahman ». Chez les laïcs, les couples se doivent fidélité absolue tandis que pour les ascètes, le vœu de pureté signifie le célibat et l’abstinence de toutes pratiques sexuelles. Je laisse le lecteur faire ses propres commentaires ! A Udaipur, le temple hindou de Jagdish que nous avons atteint en gravissant de hautes marches, résonnait de musique joyeuse. Une petite foule, assise par terre face à un prêtre, écoutait attentivement les textes sacrés. Les couleurs, les odeurs d’encens ainsi que la musique nous ont mis en joie !

Temple jaïn de Chaumukha à Ranakpur

Les palais sont construits et organisés de la même façon. Plusieurs « pol », portes d’entrées conduisent à une première cour carrée avec, en son centre, le « Diwan-I-Am, la salle des Audiences publiques. A l’intérieur, le « Diwan-I-Khas », salle des Audiences privées, est somptueuse. Une deuxième cour est réservée aux femmes, épouses et concubines. On ne peut les voir, elles ont leurs quartiers ; palais pour les concubines, suites privées pour les épouses. Le maharaja, lui, vit dans ses suites, dort seul, mange seul, vit seul en quelque sorte. Des couloirs étroits, des escaliers et des coudes relient souvent les appartements du maharaja à ceux de ses épouses ou concubines.

Je terminerai ce panorama par les hôtels qui nous ont accueillis. Tous, à l’exception des havelis, ont une histoire liée de près aux maharajas. Pour l’un, à Jaisalmer, c’était l’un de ses trois palais. Pour un autre, à Bikaner, c’était une résidence secondaire. Pour un autre encore, à Narlai, un relais de chasse aux pieds des Monts Aravali. Des lieux magiques, fabuleux, extraordinaires au sens premier du terme. Nous avons aimé les havelis, énormes bâtisses toutes peintes et richement décorées, Le Samode à Jaipur et son « jardin extraordinaire », le Vivaana à Mandawa, et enfin des palais dignes de ceux des maharajas. Le Gajner Palace perdu dans la campagne nous a offert sa vue sur le lac alors que le plus mythique d’entre tous est à Udaipur, le Lake Palace, délicatement posé sur le lac Pichola. Ces pauses ont été un enchantement et je voulais enchanter Éric pour son anniversaire. Ce cadeau restera gravé dans notre mémoire.

Rathan Vilas, Jodhpur
Jour J : 10 février. Nous nous rendons en char à buffles au puits à degrés, à un kilomètre de notre hôtel, où nous fêterons dignement cet événement. Les turbans nous ont été offerts. Nous rentrerons plus tard en jeep.

Le retour à la réalité fut un peu brutal. Reprise du travail tambours battants pour Éric. Retour à un quotidien d’ »intendant » pour moi. Mais d’autres projets de voyages, plus courts, se précisent en avril et en mai. Nous avons ainsi l’impression de rattraper un peu le temps perdu par les restrictions sanitaires de ces deux dernières années. Il y aura donc d’autres articles en perspective qui alimenteront notre blog.

En, attendant, régalez-vous et bonne lecture !