*Translitération du tamoul : நன் யார்

Un besoin prémédité. Il a toujours été dans mes projets de vie en Inde de fréquenter un ashram, de vivre une mini-retraite coupé du monde extérieur pendant quelques jours et voir comment je réagirais. Cela me semblait indispensable tout comme le sont le yoga, la méditation, les principes ayurvédiques et la recherche du bien-être. Tout cela sans savoir comment cela fonctionnait, quelle en était la routine quotidienne et ce qui était attendu que l’on y fasse. J’avais envie d’aller vers l’inconnu et sortir de ma zone de confort. Cela n’avait pas pu se faire jusqu’à aujourd’hui, tous les ashrams avaient fermé leur portail à cause de la situation sanitaire.
Thiruvanamalai est une petite ville d’environ 150 000 habitants située à 4h30 de route au sud-ouest de Chennai. Elle est dominée par le mont sacré Arunachala qui culmine à 800 mètres d’altitude. C’est l’une des cinq villes où Shiva serait apparu et donc un des lieux les plus vénérés du Tamil Nadu. Les nuits de la pleine lune, des milliers de pèlerins parcourent pieds nus les 14 km autour du mont. Le temple Arunachaleshwar, l’un des plus vastes du pays, s’étend sur 10 ha. Les parties les plus anciennes datent du IXème siècle et I’un de ses gopuras (porte d’entrée), haut de 66 mètres, date du XVIIème siècle. Tout cela fait que cette ville est chargée de grande spiritualité et, à ce titre, compte plusieurs ashrams célèbres.

Sri Ramanasramam est l’ashram où j’ai posé mon sac à dos pendant six jours. Pourquoi celui-ci, me demanderez-vous peut-être ? Et bien parce qu’il a une réputation bien établie et parce que, après avoir attentivement détaillé le site web, la question de toute la vie de son gourou (le maître spirituel) Bhagavan Sri Ramana Maharshi, “Nan yar ?” (Qui suis-je ?) m’a intrigué et a eu une résonnance qu’il me fallait en comprendre le sens ou, en tout cas, essayer d’en comprendre ses motivations.

L’ashram est situé à environ un kilomètre du grand temple, au pied du Mont Arunachala au nord. Sa construction date du début du XXème siècle. Sri Bhagavan y vécut de 1922 jusqu’à sa mort en 1950. Il y atteignit le nirvana en 1947 à 20h45. Sa parole et son enseignement en ont fait l’un des premiers gourous à avoir eu une portée internationale.


qui ne le quittait jamais
C’est un très grand et beau domaine verdoyant, à la végétation luxuriante et parsemé de fleurs odorantes. Au centre de la cour d’entrée se dresse un magnifique madhuca longifolia (Butter tree ou Iluppai tree) au large tronc noueux, vieux de 400 ans et considéré comme un arbre sacré.


De nombreux paons font entendre leur voix disgracieuse pendant les pujas (les rituels qui appellent à la descente d’une divinité – ici, Shiva) et font la roue pour séduire les femelles, des singes courent et sautent en attendant des bananes et les nombreux petits jouent comme des enfants, quatre chiens dociles viennent à notre rencontre quand ils ne dorment pas. Ils frétillent de la queue dès qu’apparaît Bianca, une Allemande installée dans la ville depuis 13 ans, qui a pour tâche de les nourrir et enfin, plus en retrait, des vaches sacrées dont on boit le lait tous les jours.





Le domaine est extrêmement bien entretenu par un grand nombre de personnels de nettoyage et des agents de la sécurité le sillonnent discrètement sans relâche.


Il est composé de plusieurs bâtiments : le New Hall avec le Sanctuaire dédié à Sri Bhagavan et à sa mère, le temple de Shiva, les vastes cuisines et les réfectoires, une librairie, une bibliothèque, les bâtiments privés des brahmanes ainsi que de l’administration (bureau des hébergements, du Président, la comptabilité). Une école, “pâthashala” accueille de très jeunes enfants brahmanes (la caste) qui sont destinés à être brahmanes (des prêtres). Ils y apprennent les vedas (textes sacrés) et participent aux rites religieux plusieurs fois par jour. L’ashram est ouvert aux visiteurs, fidèles et touristes, attirés par les chants, les mantras (incantations), la méditation, les vedas et les pujas. Une quarantaine de chambres permet d’y séjourner quelques temps. Les résidents ont droit à trois repas par jour à heures fixes (7h00, 11h30, 19h30) et un thé à 16 heures. J’avais fait une demande en ligne deux mois avant mon départ et je m’y suis posé du 29 mai au 4 juin. On y reste gratuitement mais les dons sont acceptés.

le Hall et le Sanctuaire et à l’opposé, la petite salle de lecture



Ma quête. La recherche de soi, le fait de vouloir vraiment savoir qui l’on est, est-ce un vœu pieux ? Au-delà des religions, la spiritualité ne peut-elle pas nous aider à trouver notre chemin ? Doit-on se contenter de n’être qu’une enveloppe plus ou moins gracieuse sans jamais se soucier de connaître son Soi, vrai et intègre ? Faut-il éviter de se poser la question “Qui suis-je ?” et ainsi ne pas tenter d’atteindre la “réalisation du Soi” ? Cette théorie, à travers son vécu, est expliquée par Bhagavan Sri Ramana Maharshi dans ses écrits et à l’occasion d’entretiens enregistrés. Et c’est ce qui m’a poussé à entrer dans cet ashram. Mais pour y faire quoi ? La routine quotidienne allait-elle me transformer ? Le fait d’assister aux pujas, d’entendre les vedas allaient-ils m’accrocher et m’approcher de “la doctrine” ? Et si je n’avais pas l’intention d’entrouvrir une autre porte, qu’étais-je venu y faire ? A force de me chercher, allais-je me trouver ou risquais-je de me perdre ? Allais-je découvrir un autre moi, mon vrai moi ? Attendais-je d’avoir une “révélation” ? Toutes ces questions prouvent que je n’étais précisément en quête de rien et mon questionnement tournait en boucle dans ma tête. Devrais-je m’avouer que vouloir vivre cette expérience n’avait d’autre but que d’écrire un nouvel article dans le blog, pour épater la galerie, pour le fun ou pour émoustiller mon ego ? Ou pour me persuader que j’avais vécu quelque chose d’extraordinaire ? J’étais dans la confusion la plus totale en arrivant ce dimanche 29 mai à midi. Et jusqu’au lendemain, je me suis demandé ce que j’étais venu faire et comment j’allais pouvoir y rester une semaine !



Puis soudainement, tout cela n’avait plus d’importance, ces idées, ces questions ont quitté mon esprit afin de me laisser vivre le moment présent. Après mon enregistrement au bureau des hébergements, on m’a désigné d’un doigt les cuisines et là, j’ai vécu mon premier choc. Dans la grande salle du réfectoire silencieuse, des tables étroites couraient le long des quatre murs. Par terre, dix rangées de dix feuilles de bananiers pliées en deux attestaient que le service du déjeuner était terminé. Des reliquats de nourriture salissaient le sol. On m’attribua une place. Le lieu était presque désert à cette heure-là. Je me suis assis en tailleur et attendu que l’on me serve. Auparavant, j’aspergeais ma feuille pour la dépoussiérer et je bus une gorgée d’eau sans toucher de mes lèvres le gobelet, comme cela se fait en Inde. Je mangeai un dalh très liquide aux légumes sur un riz blanc, un accompagnement de légumes plus compact, plus sec, un peu de chutney et, en fin de repas, un verre de curd coupé à l’eau et parfumé aux feuilles de carry. Ceci constituerait mes repas de tous les jours.

Ma chambre. J’ai du mal à me repérer et à trouver mon cottage. Je croise un homme qui est en communion … avec un arbre qu’il enlace tendrement, les yeux fermés, une posture que je trouve saugrenue. Il sent probablement ma présence, ouvre les yeux et me demande aimablement ce que je cherche. Il ne semble pas gêné par cette interruption mais je me sens gêné de mon intrusion involontaire dans son espace personnel. Il m’indique la direction à prendre et je finis par trouver mon cottage. L’ensemble est vieillot. La chambre est propre mais le dessus de lit est troué et les murs auraient besoin d’une bonne couche de peinture. Les trois petites fenêtres sont équipées d’une moustiquaire et un ventilateur au plafond évitera, je l’espérais, d’être piqué par les moustiques qui arriveraient à se faufiler entre les mailles. J’ai pour moi tout seul un cottage. Il est constitué d’une loggia, d’une chambre semblable à une cellule monacale et une salle d’eau attenante. Pas de douche mais un grand seau et un baquet. Mon lit est étroit et je dors sur une paillasse dure. Les nuits seront difficiles mais je n’en sentirais jamais la fatigue. Sur le mur opposé à mon lit, il y a deux photographies en noir et blanc du gourou. Pas très sexy ! Un tabouret, une chaise et un bureau constituent tout le mobilier. C’est très austère. Je m’y installe ne sachant quoi faire après …



La routine. “Jouer le jeu”, mon mantra. Je m’étais imposé deux contraintes : garder le silence et ne pas sortir de l’ashram. Je n’ai suivi ni l’un ni l’autre. Par contre, j’ai scrupuleusement suivi la routine quotidienne, emploi du temps dans ma besace.

in Les enseignements de Sri Ramana Maharshi
Premiers achats à la librairie. Le fascicule en français de “Nan yar ?”, “Qui suis-je ?” et la besace de l’ashram, très pratique. J’y rangeais mon passeport, mon visa et mon argent. J’y glissais ma couverture pour poser mon derrière pendant les longues heures des pujas. J’y rangeais ma bouteille d’eau, indispensable à cette saison, les clés de mon cottage, ma lotion anti-moustiques, mon smartphone pour les quelques photos « volées », et enfin, très important, j’avais sous la main mon carnet jaune dans lequel je notais mes observations et mes pensées à mes moments libres.

5h30, réveil dans une chaleur moite. J’ai très chaud malgré le ventilateur qui tourne à me décoiffer mes cheveux coupés ras. Cependant, je fais des exercices pour assouplir mes articulations. Ils s’avéreront efficaces pour mon dos et mes jambes – je vais passer presque toutes mes journées assis en tailleur par terre et après les premières 24 heures, j’ai bien cru que je n’en serais pas capable tant j’étais douloureux – puis je vais me doucher. Quel bonheur ! 6h30. Je suis prêt et je quitte mon cottage en direction du Hall dans lequel se trouve le sanctuaire. A 6h45, offrande de lait à Sri Bhagavan à laquelle j’assiste. 7h00, petit-déjeuner qui consistera toute la semaine en deux ou trois galettes de riz soufflé cuites à la vapeur (idli) servies avec une sauce épicée et un verre de thé massala. Manger au ras du sol avec mes doigts m’a fait craindre de me tacher, j’étais dans une position inconfortable. Je décidai alors de prendre mes prochains repas assis à table. J’observai autour de moi discrètement et au bout d’une semaine, j’appris à manger convenablement. Une victoire ! Silence dans la salle. L’acte de manger revêt un caractère religieux, sacré. Qui remercie-t-on ? Les vaches pour leur lait ? Les Dieux de nous permettre de nous nourrir ? Quant à moi, je remerciai ceux qui me servaient et les cuisiniers. 7h20, exit, je sors et me lave les mains au robinet. Et j’atteins mon poste d’observation à l’extérieur du Hall. Je m’assois sur les marches. Je vois les bâtiments administratifs à ma gauche, le vieil arbre centenaire dans la cour d’honneur et enfin, le portail qui ouvre sur la ville bruyante. J’aime me poster là, tout est calme à cette heure-ci. C’est mon moment favori. J’écris. Je me sens très vite calme et tranquille. Puis, de 8h00 à 10h00, c’est la deuxième puja (je n’assisterais pas à celle de 6h00). Le Hall se remplit calmement. Deux brahmanes officient. L’un deux est une véritable statue grecque, magnifique ! Les jeunes brahmanes déclament, scandent, se répondent. Certains ont l’air blasé, ennuyé, endormi. Les voix s’élèvent dans l’immense Hall (L’Unesco a proclamé la « tradition du chant védique » patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2003). Elles résonnent dans ce vaste espace et, entremêlées aux fumées d’encens diffusées autour du sanctuaire, ce moment se révèlera hors du temps où l’esprit s’abandonne. Je n’entends plus que les voix, je regarde de temps à autre les gestes des brahmanes, j’admire les attitudes des fidèles empruntés de dévotion. Le tintement d’une clochette retentit et appelle le dieu. Après avoir oint le lingam d’huile, d’une bonne hauteur, les brahmanes déversent des litres de lait d’une jatte en cuivre qui rejaillit sur ce qui ressemble à un sexe érigé, puis ils le lavent à l’eau sacrée. Le lingam est le symbole de Shiva. Les incantations ne se sont pas arrêtées. Dans la salle, hommes à gauche, femmes à droite, tout ce monde s’en remet à Lui, médite, certains dans une posture élégante, immobile, les yeux fermés, les mains sur les genoux, paumes tournées vers le haut, le pouce et le majeur en contact, imprégnés de ce moment, en communion, en prière. Ils ont l’esprit serein, ils paraissent heureux. Je les envie presque. Durant les premiers jours, je ne peux qu’observer.

lorsqu’en pleine méditation.
La méditation se refuse à moi, mon esprit n’est pas assez libéré bien qu’aucune pensée ne le trouble. Je ne peux pas fermer les yeux, je ne maîtrise pas mon corps qui ressent durement l’inconfort de la position assise. Je ne suis que trop là, lourd sur terre alors que j’imagine « les autres », le corps allégé, l’esprit s’élevant, sereins. Je sais maintenant que je veux atteindre la sérénité, ressentir la quiétude, être dégagé des contraintes de la vie ordinaire. La puja se termine par un chant a cappella, interprétée tantôt par un homme, tantôt par une femme, debout face au sanctuaire. La mélodie, les paroles sont presque un murmure à l’oreille de Shiva. C’est chanté avec tant de conviction et d’émotion que ces minutes me bouleversent et m’apaisent. Après quoi, les femmes se prosternent, touchant le sol de leur front, les hommes à plat ventre, bras au-dessus de la tête, mains jointes en une dernière salutation avant de marcher inlassablement autour du sanctuaire sans que je n’en comprenne le sens. Je reste assis et me remets de mes émotions. La dernière puja de la journée aura lieu à 17h00.
10h00-11h00, distribution de quarante kilos de nourriture aux pauvres. Des pauvres, des sadhous – ceux et celles qui ont renoncé à la société, se coupant de tout pour se consacrer à l’objectif de toute vie, se libérer de l’illusion. Les Shivaïtes sont vêtus de couleur safran, les Vishnouites de blanc ou de jaune, toutes ces couleurs symbolisant la sainteté –, des vieux et des vieilles, ceux qui n’ont rien dans la vie que les paquets de haillons qu’ils transportent, recevront peut-être leur seul repas du jour. Deux types de riz, du dalh, du chutney et une banane constituent le repas. La portion est généreuse. J’y assisterai ému tous les jours, appuyé sur la barrière de bambou, à regarder, non pas l’air curieux, mais les sens à fleur de peau pour le bien que l’on peut procurer à ceux qui sont dans le besoin. Le dernier jour, sans que je m’y attende, le président de l’ashram qui participe à cette distribution quotidienne viendra vers moi me tendant une coupelle avec un dessert fait maison que je déguste religieusement du bout du doigt. J’ai pris cette offrande comme la récompense d’avoir été si attentif, si humble, tout au long de la semaine et mon cœur n’a fait qu’un bond … de joie dans ma poitrine.

















11h30, déjeuner. Au son de la clochette indiquant qu’il est l’heure, les portes s’ouvrent, et nous – les résidents – entrons en ordre calme dans le réfectoire. Sur les tables et par terre, les feuilles de bananiers et le gobelet d’eau. Je ne sais pas qui sera mon voisin, ma voisine. Nous dodelinons de la tête, sourire aux lèvres signifiant que la place est libre, les mains sur la poitrine en guise de salutation. Puis l’on attend. C’est un défilé d’hommes serveurs et de seaux en Inox. Les portions sont énormes mais j’ai décidé de me restreindre en nourriture, je n’accepterai pas que l’on me resserve. Une fois servi, j’ai du mal à toucher mon plat, les mets sont brûlants et je dois attendre. Les Indiens n’ont pas ce problème. L’habitude peut-être ? On ne se parle pas, les rares discussions sont à peine audibles. Dans la salle de thé que l’on traverse pour accéder au réfectoire, quelques personnes jeûnent. Elles ne mangent qu’une banane et boivent un gobelet de lait à chaque repas. Entre 11h50 et 11h55, le service est terminé. Tout le monde sort, se lave la main et la bouche au robinet extérieur, crache. Je fais de même. J’en profite pour remplir ma bouteille avec de l’eau purifiée et je me poste à mon point d’observation.

Il fait très chaud et je reste bien à l’ombre. Les chiens font la sieste ou s’assoient près de moi, attentifs, amicaux. L’ashram s’endort, le Hall et le sanctuaire sont fermés jusqu’à 14h00. J’écris quelques lignes avant que la fatigue ne me rattrape puis je me dirige vers mon cottage où je vais me reposer jusqu’à 15h30. Parfois, je me laisse aller jusqu’à m’endormir, ce qui ne m’arrive jamais parce que je ne me le suis jamais autorisé. Je me sens bien, mon corps et mon esprit sont au repos, calmes et tranquilles. Je me laisse sombrer, je lâche prise.
16h00, l’heure du thé. Avant de quitter ma chambre, j’ai pris une douche rafraîchissante. Je longe, pieds nus, l’allée de sable qui borde des chambres à ma droite, un jardin à ma gauche est composé d’impressionnants banians et d’un petit temple.


J’aperçois parfois un singe, un paon, mais tous les jours, un vieux chien couché trouve la fraîcheur dans un trou qu’il a creusé dans le sable. Lui aussi est serein, il lève à peine la tête à mon passage. Il arrive qu’une personne vienne chercher la quiétude dans une séance de méditation. Comme je les envie ! Je n’ai pas pu encore franchir la porte du hall de méditation, comme si je n’en étais pas digne, comme si les autres étaient supérieurs à moi dans ce domaine. Dans la plus petite salle de réfectoire, chacun a droit à un gobelet de thé ou de lait chaud. Cela fait du bien. Vijay est toujours là, assis non loin de moi. Nous ne nous parlons pas encore mais nous hochons de la tête avec un sourire timide. Nous attendrons d’être sortis pour faire plus ample connaissance, toutes réserves gardées. C’est un ingénieur de Mumbai. Il porte le dhoti blanc de la caste des brahmanes et à travers son tee-shirt blanc, j’aperçois le fin cordon de coton (yajnopavita) qui ceint son torse symbolisant le rattachement à la connaissance. Il est marié et a une fille de 17 ans mais il est venu seul. Il fait une retraite environ trois fois par an car il dit en avoir besoin. Je le comprendrai une fois rentré à Chennai.
16h30-17h00, lecture en anglais des écrits de ou sur Sri Bhagavan. Dès le lundi, j’ai écouté un récit qui m’a paru fastidieux, farfelu, inintéressant. En fait, je n’écoutais pas, je survolais, je ne faisais aucun effort et je portais un jugement de valeur immédiat et sans appel. J’avais décidé de ne plus assister à cette demi-heure de lecture inutile. Le lendemain, je me ravisai, me disant que j’étais ridicule, que je portais des jugements à l’emporte-pièce et je me suis déplu. J’ai donc fait l’effort de rester jusqu’à la fin de la lecture malgré la difficulté que j’avais à comprendre l’anglais au fort accent indien et ma mauvaise audition. Au fil des jours, j’ai persévéré comprenant que pour atteindre la « Réalisation du Soi », il fallait se détacher du monde qui était le nôtre, le quitter. Mais qui aurait envie de vivre 16 ans en ermite dans une grotte en haut d’une montagne ou vivre toute une vie assis en tailleur sur une peau de léopard ?



17h00-18h00, dernière puja de la journée à laquelle j’assiste encore, comprenant maintenant les différents temps de la cérémonie et toujours avec la même émotion. Puis de 18h00 à 19h00, à la suite de l’“office”, hommes et femmes se faisant face, interprètent le parayana, mantras qui sont, je traduis de l’anglais, comme « des flèches de lumière savamment conçues qui agissent sur l’esprit du lecteur d’une manière mystérieuse et puissante et qui le transforment, accordant compréhension et sagesse à tous ceux qui les rencontrent ». J’y assistais pendant 30 minutes environ avant de me retrancher dans le hall de méditation pour m’y essayer. A cette heure-ci, l’ashram commence à se dépeupler de ses visiteurs et le calme, comme la nuit, tombe. Quelques irréductibles sont figés dans le Hall, presqu’endormis, semble-t-il. Il m’arrive d’échanger quelques mots avec un jeune couple originaire de Bangalore, un bonze thaï, un sadhu indien tout sourire ou un rasta estropié. Le bonze m’a dit que notre tâche quotidienne est de faire en sorte que les choses soient simples, puis de les simplifier encore avant de les rendre le plus simple possible. Ça paraît simple mais ça ne l’est pas, bien au contraire !
Après avoir dîné ce deuxième soir, dans les derniers moments de ma journée, lorsque la fatigue commence à se faire sentir, une pensée m’est venue. Je m’étais posé la question de ce que j’étais venu chercher ici. Je n’en ai toujours pas la moindre idée, mais j’ai pris conscience, tout-à-coup, de ce que j’avais laissé derrière moi à Chennai. Y sont restées toutes mes interrogations, mes préoccupations, mes pensées souvent toxiques, celles qui empêchent d’avancer, mes tracas du quotidien, l’intendance, la vacuité, le superficiel. J’ai trouvé ça énorme ! Je réalise que je peux maintenant me concentrer sur moi et sur ce que je fais ici.
1er juin, ascension du mont Arunachala jusqu’à la grotte dans laquelle Sri Bhagavan s’est isolé plusieurs années, 1,4 km de promenade agréable et d’exercice physique bienvenu à travers une belle forêt.

Il est 8h30 ce matin-là et il ne fait pas encore trop chaud. En suivant un sentier ombragé, j’ai d’abord atteint le lieu de méditation de la mère de Bhagavan, puis, plus haut, la grotte.



C’est une simple grotte aménagée d’un grand portrait, enfumée d’encens. Il y fait une chaleur torride. Aucune prise de photo n’est possible mais, dans un espace dégagé de végétation, on surplombe la ville et apparaît l’immense temple. C’est si impressionnant ! La vue est magnifique.

Des gens me demandent de les prendre en photo. J’en croise d’autres qui, pour la plupart, sont pieds nus. Très peu pour moi. J’ai descendu le versant opposé me dirigeant vers la ville. Au pied du mont, je traverse un bidonville et j’arrive par le gopura à l’est du temple.


aux couleurs naturelles

Grande effervescence. Plusieurs cérémonies ont lieu : perçages des oreilles d’enfants au crâne rasé et enduit de curcuma, mariages … Vers 10h45, je prends un auto-rickshaw en direction de l’ashram et j’arrive juste à temps à la fin de la distribution de nourriture aux indigents, trempé de sueur.



Les premiers temps de ma phase d’observation, j’attribuais un personnage connu à la vingtaine d’Occidentaux et je m’en amusais, attitude puérile et mesquine, il va sans dire. Un grand jeune homme au physique avantageux, “baba-cool”, un Merlin l’Enchanteur à la longue barbe blanche et le crâne chauve, une Mary Poppins, une Carmen enveloppée dans de longues jupes et sur-jupes blanches à dentelle, une ombrelle blanche à la main, le regard porté sur tous, un Ulk en bermuda court et à la chemise ouverte sur une poitrine velue, presque indécent, une starlette apprêtée pour un défilé de mode portant merveilleusement bien le saree, et d’autres. Des hommes surtout, jeunes et moins jeunes, même vieux, vêtus d’un dhoti de couleur. Je m’en étonnais. Qui étaient-ils ? Qu’étaient-ils venus chercher ? Qu’avaient-ils trouvé ? Je les enviais un peu. Et j’enviais leur dhoti que je m’empresserais de me procurer !

3 juin, jour de la naissance de l’étoile de Bhagavan. Célébration à l’ashram. Les dais colorés sont montés, la cuisine bat son plein car un repas, en plus de celui distribué quotidiennement, sera offert à tous les fidèles présents à ce moment-là. Des centaines de personnes arrivent et la routine s’en trouve modifiée ; un chant de femmes à la fin de la puja, le Hall ne fermera pas entre 12 et 14 heures. Des chaises en plastique par centaines, des marmites géantes, un alignement de serveurs cuisiniers prêts pour le service. C’est prasadam. Comme tout le monde, je prends la file. Il fait très chaud sous les dais. Assiette en carton recyclé, une louche de riz au gingembre et citron, une louche de riz au curcuma, une louche de riz aux noix de cajou, une petite louche de riz sucré aux raisins secs. Une petite louche d’une sauce épaisse aux pommes de terre et une croquette végétarienne. Le plat est brûlant sur ma main gauche, je me sens maladroit et je crains de le renverser. Je trouve une place et attaque mon assiette trop copieuse. Je dois tout manger, ne rien gaspiller. Tonnerre de Brest ! Plus tard, j’irais voir le comptable et ferais don de 6000 roupies (env. 73 €). J’estime que cette somme est la moindre des choses que je puisse offrir pour six jours d’hébergement, de nourriture et de bien-être.


Le 4 juin à 10 heures, je quitte à regret l’ashram. C’est presque un arrachement. Je vais affronter le monde bruyant, surpeuplé, pollué, miséreux. J’ai un sentiment de compassion. Je me dirige vers la station de bus. J’embarque à 10h40 dans un autobus « DeLuxe » sans air conditionné, toutes fenêtres ouvertes, les sièges sont inconfortables et la musique crache d’une enceinte de mauvaise qualité. Le trajet coûte 175 roupies (env. 2,15 €). Après 4 heures de route dans une ambiance surchauffée durant lesquelles le chauffeur n’a pas arrêté d’actionner son avertisseur sonore (Please horn, lit-on à l’arrière des véhicules !), j’arrive fourbu dans l’après-midi à Chennai. Bala sera là pour me récupérer et je retrouverai, heureux, Éric qui a organisé cette soirée de retour. Mon esprit est calme, je me sens serein, reposé, bien. Je raconte ma semaine ne sachant par où commencer ni quoi dire. Comment exprimer ce que j’ai vécu, ressenti ? Je dis juste que c’était extraordinaire, que je ne m’attendais pas à cela, que cette expérience était unique mais qu’il faut que j’y réfléchisse. Cependant, je n’arrête pas de parler, de raconter, de dire les choses, les sentiments qui me traversent, tout sort en un flux sans fin, je deviens intarissable. Je m’enflamme, j’exulte, je suis si enthousiaste ! Je suis heureux. Je le sais maintenant, c’est ce qui ressort de cette semaine, je suis heureux. Le lendemain, nous fêterons mon anniversaire.
Célébration en musique dans le temple Arunachaleshwar.