Les sept sœurs de Bombay

A l’occasion de Diwali, la fête des lumières, bien plus célébrée – c’est-à-dire plus lumineuse et plus bruyante – au nord que dans le sud de l’Inde, nous avons passé quatre jours à Mumbai (Bombay), invités chez un collègue, ami d’Éric, Prash. Je l’avais rencontré lors de notre récent séjour à Delhi ; nous étions dans le même hôtel et avions passé quelques soirées ensembles. Je l’avais alors trouvé très sympathique.

Coucher de soleil depuis l’appartement de Prash et Sami et la mer d’Arabie en fond.

L’appartement de Prash et Sami se trouve à Bandra west, quartier bobo où réside un grand nombre d’expatriés. Le « village », ainsi nommé, regorge d’activités ; boulangerie française, pâtisserie, débits d’alcools, restaurants, dont une crêperie digne de notre chère Normandie, bars branchés. Nous sommes au nord de Mumbai, à une bonne heure en taxi de la pointe sud, avec son point de référence, la « Gateway of India », la Porte de l’Inde, face au célèbre et emblématique Palace Taj Mahal.

Depuis le bateau pour l’île d’Elephanta. Le Taj (1903), sa tour (1973) et la Gateway of India (1924).

Un peu d’histoire. Le Taj Mahal Palace Hotel a été commandé par Jamsehdji Tata et a ouvert ses portes le 16 décembre 1903. S’étant vu refuser l’accès à l’hôtel Watson alors réservé aux Européens, ce dernier aurait décidé de faire construire un hôtel de luxe accessible aux Indiens. La clientèle était, pour la plupart, des Européens, des Maharajas et l’élite de la société indienne. A son ouverture, le Taj Mahal Hotel était le premier en Inde à avoir l’électricité, des ventilateurs américains, des ascenseurs allemands, des bains turcs et des sommeliers anglais. Le premier également à obtenir la licence pour la vente d’alcools, de proposer une restauration toute la journée et le premier enfin à ouvrir une discothèque, Blow up. Et aussi et surtout le premier à embaucher des femmes. Dans une vitrine, on peut admirer des photographies de personnalités allant de Somerset Maugham, Duke Ellington, le Prince et la Princesse de Galles (Charles et Diana), Jacques Chirac, Bill Clinton ou Barack Obama.

Le palace, converti en hôpital pendant la Seconde Guerre mondiale, avait une capacité de 600 lits.

Les sept îles « sœurs » de Bombay (Bom Baim en portugais ou « Good little Bay ») qui forment aujourd’hui Bombay (Mumbai) sont composées de l’île de Bombay, Colaba, Little Colaba, Mahim, Mazagaon, Parel et Worli. L’Armada portugaise s’empara de ces îles en 1534 puis le Portugal les offrit à l’Angleterre en dote de mariage de Catherine de Bragance avec Charles II en 1661. En 1668, Charles II les loua à l’East India Company pour £ 10 par an. Dès 1845, les îles fusionnèrent pour être rattachées au continent constituant ainsi la partie sud de Bombay (Mumbai).

Aujourd’hui encore, comme nous avons pu le constater, des travaux colossaux sont en cours, gagnant des terres sur la mer, construisant des routes-ponts au-dessus de l’eau sur de longs kilomètres et augmentant sa densité par des gratte-ciel hauts de 70 étages.

Vue depuis l’île d’Elephanta. Un pont en construction dont on ne voit ni le commencement ni la fin.

Rien d’écologique. On ne favorise ni les déplacements en transports en commun (quel Indien moyen en aurait envie d’ailleurs ? Après tant d’années de privations et l’acquisition d’un scooter, d’une moto ou d’une petite voiture, il n’en est pas question !) ni l’utilisation des vélos le long de pistes cyclables inexistantes.

Ces quatre jours ont été intenses. Nous n’avons pas perdu de temps ! Levés tôt, partis tôt, nous avons vécu à un rythme frénétique. Guide en main, nous voulions voir le plus possible. Quatre jours, quatre temps forts.

Diwali J-2 : Promenade à pied et le nez levé à la découverte de l’architecture indo-sarracénique et Art déco au cœur de Mumbai. Le trajet en taxi nous a paru interminable. Nous y sommes arrivés à la mi-journée. Tant de monde, tant de vendeurs ambulants. Nous étions enfin devant l’arche de la Gateway of India (construite en 1924). Le Taj Mahal Palace Hotel nous a semblé imposant, il nous attirait mais nous avons résisté. Nous irons un autre jour. Tout comme l’envie de prendre le bateau pour Elephanta Island. Soyons patients. Pour l’heure, nous allons découvrir à pied les bâtiments de l’ère coloniale. Nous sommes à Colaba, près du port de Mumbai. Nous longerons the Oval Maidan, immense parc où passionnés de football et joueurs de cricket s’exercent.

Vue sur High Court et Clock Tower depuis Oval Maidan

D’un côté, le Palais de justice, la Tour de l’horloge et l’université de style indo-sarracénique.

Palais de justice. L’architecte Sir Samuel Jacob (1841-1917) créa le style indo-sarracénique. Il y mêla aux styles victorien et gothique des influences moghole et rajpoute pour rassembler sans complexe et sur un même bâtiment, des dômes, des arcs-boutants gothiques, des flèches et des gargouilles.

De l’autre côté du Maidan, des immeubles d’habitations, des banques et des assurances, des cinémas de style Art déco très bien entretenus pour la plupart.

Sur une place, nous visiterons la National Gallery of Modern Art, bâtiment circulaire, invitant à découvrir l’artiste récemment décédée Rini Dhumal qui explora toutes les formes, toutes les forces chez la femme. Le cinéma Regal est encore en activité tandis qu’Eros a définitivement fermé ses portes. Quant au Liberty, après un long creux de vague, il est en pleine rénovation pour ouvrir prochainement.

Nous avons terminé cette journée à Chhatrapati Shivaji Terminus (autrefois Victoria Station), l’incroyable gare ferroviaire dont l’agitation extrême semble concentrer toute l’Inde. Exténués, nous n’avons pas poussé jusqu’aux bazars tout proches. Il était 17 heures passées et nous voulions rentrer, nous rafraîchir, nous poser autour d’un verre avec nos amis avant d’aller dîner. Mais au retour notre chauffeur de taxi s’est fait percuter par un scooter conduit par un très jeune garçon. Il était accompagné d’un enfant et transportait de nombreux sacs manifestement très lourds. En débouchant sans regarder (comme le font tous les Indiens) sur la voie où nous nous trouvions, dévié par la charge, il n’a pas pu maîtriser son engin et a foncé sur notre taxi. Maman arrive, puis un attroupement d’inconnus, palabres, coups de fils, attente. Nous avons finalement dû changer de véhicule.

La gare centrale Chhatrapati Shivaji Terminus dans le pur style indo-sarracénique « flamboyant ».

Diwali J-1 : Visites guidées à Dharavi Slum et à Mahalaxmi Dhobi Ghat. Autrement dit un bidonville de Mumbai et le « quai où l’on fait la lessive ». Il existe plusieurs bidonvilles à Mumbai. Celui que nous avons visité est le plus grand d’Asie, il s’étend sur 2,2 km2. Nous avions pris contact avec Reality tour & Travel pour une visite guidée. La part ONG de l’agence lui reverse 80% des sommes. La visite de 3 heures coûte 1450 ₹  par personne, soit 17,50 €. Javed, vivant lui-même dans ce bidonville nous a conquis. Jeune, souriant, intelligent, optimiste, ambitieux, il nous a montré sans misérabilisme la vie et l’activité économique dans cette ville dans la ville d’un million d’habitants (officiel) et sans doute de plus d’1,4 million d’habitants. Les photos sont interdites mais accès à quelques photos officielles en suivant le lien : Bit.ly/dharaviphotos.

Vue générale d’un quartier du bidonville Dharavi

L’accueil est amical et l’on ne s’y sent pas en insécurité. Javed nous fait entrer dans de petites entreprises ; transformation des plastiques, cartons, traitements des peaux, du cuir, potiers. Des femmes cuisinent des pappadams (galettes fines et croquantes) qu’elles font sécher au soleil sur des dômes en osier. Des quartiers contigus par corporations, quartiers d’habitations, écoles, lieux de culte. Sept églises catholiques, beaucoup de mosquées, quelques temples hindous. Seulement 700 installations sanitaires, imaginez dans quel état ! Tout est répertorié, contrôlé par les bailleurs, par l’état. Ici, on paie son loyer, ses taxes. On ne transforme rien sans accord ni autorisation. Pas de criminalité, on n’est pas dans les favelas de Rio de Janeiro. On naît, on vit, on meurt dans le slum. Certains quartiers accueillent des Indiens venus d’ailleurs, leur famille restée au village. Ces travailleurs de force envoient régulièrement de l’argent chez eux. Pour le recyclage des plastiques, ils peuvent gagner entre 200 et 700 ₹ (de 2,40 à 8,50 €) par jour. Ils vivent là où ils travaillent, dorment à même le sol, partagent les quelques mètres-carrés à plusieurs. Ils respirent des particules très nocives, travaillent pieds nus, sans gants ni lunettes de protection, pas de casques pour atténuer le bruit assourdissant des machines. Ils sont la main d’œuvre de masse, ils sont les nettoyeurs de la ville, écumant des kilomètres de rues pour vider les poubelles, récupérer les déchets des entreprises, des hôtels, des restaurants. Tous les jours de leur vie. Mais ils travaillent et ont un salaire. La « sous-classe » est celle qui vit dans la rue, sans toit, sans hygiène, sans sécurité, sans éducation. Ils sont sales, hirsutes, à moitié nus.

Dans le slum, l’activité économique rapporterait près d’un million de dollars de chiffre d’affaire. La réussite scolaire est plus élevée que dans certaines zones rurales ; l’école est gratuite et même si la qualité de l’enseignement n’est pas à la hauteur, les enfants s’y accrochent, 15% des jeunes atteint un niveau d’études supérieures. Javed a raté son entrée à l’université. Son niveau d’anglais n’était pas suffisant. Il ne lâche rien, il s’améliore et se représentera quand il sera prêt. Il est musulman et se mariera dans six mois.

Il faut avouer que nous sommes ressortis du bidonville un peu chamboulés et avec un tas de questions sur la vie. Avec nos 4 compères avec qui nous avons partagé nos émotions (2 Portugais, 1 Américain et 1 Britannique), nous avons pris le train pour des destinations différentes. L’ »Anglais » a continué avec nous et nous sommes allés à Mahalaxmi Dhobi Ghat, une autre sorte de bidonville, pas plus propre mais où l’on rend le linge propre. Une blanchisserie à ciel ouvert faite de ruelles étroites, de lavoirs, d’essoreuses et de machines à laver géantes. La chaleur, le bruit et les odeurs de détergent retiennent notre attention. Ici, tout comme dans le slum, on travaille et on y vit. Les cases sont à moins d’un mètre des bassins. L’eau coule à flots et ça sent la lessive. Plongés dans les lavoirs jusqu’aux genoux, des dhobi wallahs (blanchisseurs) mettent à tremper, lavent, savonnent, battent et essorent jeans, vêtements, nappes, serviettes qu’ils étendront sur les toits de tôles ondulées au soleil et sous les gratte-ciel en construction. Pas de pinces à linges, deux cordes sont entremêlées pour retenir le linge. Des ballots arrivent le matin et repartent le soir, propres. La ville y envoie tout son linge : hôtels, restaurants, entreprises, particuliers. Pas d’erreur, pas de perte, tout est organisé dans ce qui paraît être inorganisé. Remarquable !

Mahalaxmi Dhobi Ghat ; la blanchisserie de Mumbai. Un dédale de ruelles aux plus de 1000 lavoirs.

Diwali : Dans la ville, les lumières sont installées partout. Aux devantures des magasins, aux fenêtres, dans les rues. Les jeunes (et les moins jeunes, tous redeviennent enfants) se préparent à faire exploser les pétards dans la plus grande excitation que l’on entendra jusque tard dans la nuit.

Ce soir-là, aller à pied au restaurant a été un moment de tous les dangers, les enfants se faisant un malin plaisir à nous envoyer des pétards allumés dans nos pattes. Quel gymkhana pédestre! Mais nous en sommes ressortis saufs !

Embarcadère à l’arrière de la Gateway of India

Au programme de cette journée, prendre le bateau au départ de la Gateway of India pour l’île d’Elephanta à environ 11 km de la côte, visiter les grottes excavées au début de l’ère chrétienne, revenir à Colaba (quartier sud de Mumbai) pour un déjeuner chez Leopold et enfin, prendre un café-gâteau au Taj Mahal Palace Hotel. Ce jour-là est férié. La foule est au rendez-vous, nous ne serons pas seuls dans les grottes. A notre avantage, nous embarquons à 10 heures, sans attente et sans trop de monde encore.

L’île d’Elephanta et sa mangrove en voie de disparition.
Trois villages d’une population d’environ 1600 âmes qui vit de la pêche et du tourisme.

Une heure plus tard, nous débarquons à Elephanta jetty. Nous ne prendrons pas le petit train pour parcourir le kilomètre qui nous mène au pied de la colline de 170 mètres d’altitude. Il ne fait pas encore trop chaud. Le long du sentier, les échoppes de souvenirs, du vrai-faux de tout, bijoux, soies, pashmina, objets en marbre, … et des vendeurs de fruits coupés, de jus de cane rafraîchissant. Quelques restaurants végétariens. Mais il faut monter et les marches de pierre, hautes et inégales ralentissent notre allure. Enfin, nous sommes sur le site classé patrimoine mondial de l’Unesco.

La grotte principale avec ses nombreuses sculptures taillées dans la roche

Un petit ensemble de caves, soutenues par des piliers, dont la roche est sculptée de figures de Shiva et de déesses hindous. Le site est impressionnant. Des singes et des chiens nous tiennent compagnie et nous amusent, à l’instar de ce singe qui suce un cornet de glace qu’un homme lui a offert, un autre qui boit un soda à la bouteille ou un troisième qui prend des snacks dans la main d’une femme.

Alors que nous redescendons de la colline, un afflux de visiteurs débarque des bateaux qui se succèdent. Il est temps de rentrer et nous en sommes bien heureux. Les rues sont animées. Nous peinons à trouver le restaurant Leopold, recommandé par Prash.

C’est ici une institution qui a son histoire, tout comme le Taj Mahal Palace. En 2008, ces deux établissements, entre autres, furent la cible d’attentats qui firent plusieurs victimes dont deux Français au Taj. L’endroit est bondé mais nous trouvons une table de libre. On se croirait, dans un contexte différent, chez Chartier à Paris ! Nous avons faim, nous avons chaud et nous sommes fatigués. Cette halte est la bienvenue. Juste après, nous irons au Taj visiter cet endroit mythique. Les restaurants affichent complet, nous nous contenterons du café dans le lobby principal où nous dégusterons nos gâteaux. Une femme âgée en niqab, sans doute du Golfe, porte devant sa bouche une pièce en or qui la lui couvre. C’est étonnant ! Manifestement, ce groupe de personne est aisé ; bijoux, smartphones, lunettes de stars et aisance corporelle.

Lobby principal du Taj Mahal Palace Hotel situé dans la tour

Diwali, J+1 : C’est le jour de notre retour à Chennai. Nous avons une bonne partie de la journée de disponible. Nos amis nous ont recommandé la visite du musée national du cinéma indien.

Le musée est composé de deux parties. Un bâtiment rose, ancien qui retrace les débuts du cinéma indien. Une tour de verre de 5 étages qui retrace le cinéma contemporain.

Bien nous en a pris, nous avons beaucoup aimé cette visite. Exclusivement orienté sur le cinéma indien dans son histoire depuis le muet jusqu’à nos jours, ce musée nous a permis de découvrir des stars, des réalisateurs phare qui ont marqué la culture indienne. Satyajit Ray est un réalisateur, un dialoguiste, un essayiste, un auteur, etc … Son film, Pather Panchali (1955) gagne 11 prix au festival de Cannes en 1956.

Satyajit RAY (1921-1992)

Il est temps de déjeuner. Non loin, le restaurant italien a bonne réputation. Notre choix n’est pas le bon et nous sommes déçus. Nous rentrerons à l’appartement pour nous rafraîchir, nous changer et être prêts pour notre départ dans l’après-midi. Le chauffeur de nos amis nous conduira à l’aéroport et nous arriverons à Chennai vers 21h30 où Bala nous attendra.


Delhi, encore !

Hôtel The Claridges, New Delhi

Cela fait six semaines que nous sommes rentrés de vacances. Une très longue intermission dans la vie du blog. Je dois m’y remettre d’autant plus qu’il va y avoir de la « matière », si j’ose dire, dans les semaines à venir. Il faut que je reprenne le rythme quotidien de l’écriture. Je fais donc un saut de quatre mois et recommence ma narration par la semaine à Delhi que nous avons passée du 22 au 29 septembre dernier. Après Chennai, Delhi est la ville indienne que je connais le mieux. Peut-être mieux encore. J’aime Delhi. J’aime marcher dans cette ville. Se déplacer en métro est facile et très pratique. Il vous emmène partout. La station Lok Kalyan Marg, sur la ligne jaune, la plus proche de notre hôtel – toujours The Claridges à New Delhi et très proche de l’Institut français où Éric travaille – est à cinq minutes à pieds. La longue et large avenue bordée de belles demeures et d’ambassades. La végétation exotique et luxuriante me soustrait du soleil. Encore une fois, après notre 4ème séjour dans la ville, je l’ai arpentée en passant sans arrêt d’Old à New Dehli par le sas qui fait la jonction, la grande Connaught Place. Ma curiosité n’a pas été totalement satisfaite. Il faudra donc un 5ème séjour que j’espère nous ferons avant de quitter l’Inde.

Notre 3ème chambre en une semaine. La première fuyait du plafond juste au-dessus de la place de lit d’Éric, la seconde était d’une catégorie inférieure. Nous avons fini par être surclassés.

La pluie nous a surpris dès notre arrivée et des trombes d’eau se déversaient sur l’aéroport. Elle ne se s’est arrêtée que le surlendemain. Menacé par le temps, j’ai dû interrompre mes visites du vendredi dans Old Delhi et le samedi, avec Éric qui entamait son week-end, nous avons fini par nous retrancher à l’abri. Cependant, allant d’un lieu à un autre, nous avons pu déambuler à Palika bazaar sur Connaught Place et dans ses environs, nous nous sommes rendus à Jantar Mantar, l’Observatoire astronomique, l’un des cinq en Inde commandés par le Maharaja de Jaipur (celui de Jaipur étant classé au Patrimoine mondial de l’Unesco), nous avons découvert le Agrasen ki baoli (puits à degrés de 60 mètres de long et 15 de large) de l’époque du Mahabharat, reconstruit au XIVème siècle. Nous nous sommes arrêtés chez Wengers, célèbre pour ses patties, de délicieux petits friands fourrés à la viande ou végétariens, merveilleusement épicés. Nous les avons mangés chauds, assis sur un banc de la place. La pluie s’était arrêtée laissant un ciel de traîne qui a viré au bleu le temps d’un claquement de doigts. Tout allait pour le mieux. Puis, retour dans le passé. La tombe de Safdarjung – premier ministre de l’Empire Moghol en 1748 – considérée comme le triomphe de l’architecture tardive moghole, nous a émus. Le mausolée de grès rose et marbre blanc repose élégamment sur un parc dégageant quiétude et douceur. Il n’est d’ailleurs pas sans laisser penser au Taj Mahal.

Jantar Mantar proche de Connaught Place

Nous avons terminé ces jours joyeusement autour d’une table d’un restaurant japonais avec d’agréables collègues d’Éric ; Marilyne de Delhi, Prash de Mumbai chez qui nous irons dans deux semaines pour Diwali et Éva de Trivandrum, capitale du Kerala.

J’avais pour objectif de voir le maximum de choses pendant ce séjour. Je dis choses car il s’agit non seulement d’édifices qui me font « entrer » dans l’Histoire de ce pays, mais aussi observer les gens, toujours affairés, toujours en train de manger devant les stands de rues – ce qui me fascine – toujours pressés les uns contre les autres dans le métro, dans les magasins, partout. De me rassasier de certains sourires échangés. De m’amuser, comme cela m’arrive à chaque fois, d’être abordé par des Indiens qui me demandent en hindi un renseignement. Ils s’étonnent de ma réponse en anglais ; ils doivent alors en conclure que je suis originaire d’un autre état indien. De contempler la vie trépidante et chaotique de certains quartiers face à la paresse d’autres. De côtoyer le luxe et l’extrême pauvreté. De passer de l’émerveillement de tant de richesse, de beauté, de charme et de raffinement à l’écœurement de tant de misère, de laideur, de saleté et de grossièreté. De découvrir des endroits où je ne suis encore jamais allé et d’arpenter cette ville tentaculaire et réussir à faire le lien entre les lieux, dessinant ainsi petit-à-petit, dans mon cerveau, la géographie de cette ville.

Pour cette semaine, j’avais projeté d’aller dans le parc Mahatmat Gandhi derrière l’hôtel de ville d’Old Delhi ainsi que sur les traces de l’époque coloniale du Raj britannique à travers ses bâtiments.

Hélas, par négligence, je ne m’étais pas enregistré en ligne pour pouvoir bénéficier de la visite du Parlement, du Secrétariat central et du Palais présidentiel. Kingsway, l’« Allée du Roi » baptisée en l’honneur du roi Georges V, Empereur des Indes – n’est plus qu’un souvenir que l’on veut effacer. Rebaptisée Rajpath (de même signification) à l’Indépendance en 1947, cette artère de 2 km relie India Gate, l’arc de triomple, au Rashtrapati Bhavan, le Palais présidentiel (autrefois le palais du Vice-roi) situé sur la colline Raisina. La nouvelle capitale contemporaine a été construite, ainsi que tous les édifices qui la longent, par l’architecte Sir Edwin Lutyens avant la visite du monarque à Delhi en 1911. Il y proclama le transfert de capitale de Calcutta à New Delhi. Le 8 septembre dernier, le Premier ministre Narendra Modi a officiellement baptisé cette voie emblématique, Kartavya Path. C’est le lieu de la parade militaire du Jour de la République les 26 janvier et des processions funéraires des dirigeants et autres leaders politiques. Le Raj britannique qui a existé de 1858 à 1947, n’est plus.

Kartavya Path. Au premier plan, India Gate. Au loin, le palais présidentiel flanqué des 2 bâtiments du Secrétariat central. Le Parlement est l’édifice circulaire, au fond.

Le parc Gandhi est une déception. Une pauvre colonne domine un parc à l’abandon, pas entretenu et sale. Quelques hommes marchent dans les allées défoncées, s’assoient sur une herbe que l’on appelait autrefois pelouse ou font la sieste sur des bancs en pierre cassés. Quant à l’hôtel de ville, bâtiment colonial ocre, il tombe en ruine et est envahi de pigeons que les passants nourrissent de graines jetées à travers les grilles de l’enceinte cadenassée.

Hôtel de ville d’Old Delhi et ses pigeons

Autre ambiance. Purana Qila ou Old Fort est l’un des plus vieux d’Inde, il date du XVIème siècle. Il a été commandité par le second empereur moghol, Humayun (dont le mausolée n’est pas très loin). C’est un très bel exemple d’architecture pré-moghol.

Purana Qila – Old Fort
Entretien du parc.
Ci-dessous, musée des restitutions. Des œuvres d’art pillées et retrouvées aux quatre coins du monde, passant d’abord par des circuits mafieux et se retrouvant ensuite, blanchies, sur les marchés de l’art tel Sotheby’s.

Un peu plus au sud, Nizam-ud-Din est un quartier musulman très populaire. Au fil du temps, les habitations ont empiété sur les lieux de culte et du coup, on marche pieds nus dans la rue. C’est étrange ! Aux abords des édifices religieux, il faut être coiffé d’un kufi, la calotte que l’on porte dans les lieux saints. Beaucoup de femmes avec enfant sur les bras mendient. Elles sont tenaces, elles ne lâchent rien. Tant et si bien que j’ai fini par être conduit par l’une d’elles chez un épicier et lui ai acheté 2 kilos de riz et une bouteille d’huile. Au moment de quitter l’échoppe, deux autres femmes étaient dans mon dos et me réclamaient la même chose. J’ai pris la fuite, affolé par tant de misère.

Le cœur de Nizam-ud-Din. Lieu de prières et de dévotions. On fait des offrandes et des dons. Beaucoup de pèlerins, de fumée d’encens, de musique soufie et de bénédictions. J’y ai déposé mon plateau de pétales de roses, de bâtons d’encens et de sucrerie comme tout le monde.

Il me restait du temps en raison des visites que je n’avais pas pu effectuer. Guide en main, je savais ce que je voulais faire. Me rendre à l’association caritative Salaam Baalak Trust (en référence au film de Mira Nair de 1988, Salaam Bombay !). On y propose des promenades de 2 heures au cours desquelles un ancien enfant des rues nous fait découvrir la vie, le monde de ces enfants sans-abris, certains (des chanceux ?), protégés par ces associations qui travaillent avec la police et les services sociaux à l’enfance.

Dans le quartier de Paharganj, au nord de Connaught Place et non loin de New Delhi Train Station à Old Delhi, il m’a fallu du temps pour trouver cet endroit, niché dans un dédale de ruelles dont les noms se terminent tous par wali. Mais j’y suis arrivé. Immeuble sans enseigne, petit bureau dont l’aménagement spartiate est vite oublié grâce à l’accueil chaleureux d’une jeune femme investie dans sa mission. Rendez-vous est pris le lendemain à 10 heures. Il y aura un couple d’Allemands. Cigarettes à la bouche, tatouages aux mollets, en voyage de noces (sic), nous étions tous les trois à suivre notre guide Devraj. Il a 22 ans, prend des cours de théâtre, parle un anglais moyennement compréhensible mais rend la promenade vivante et intéressante. Il nous offre un chai que l’on boit dans la rue. Très vite nous entrons dans le sujet par son expérience personnelle. Népalais d’origine, orphelin très jeune, en charge d’un plus jeune frère, une sœur mariée très tôt vivant près de Mumbai. Mais son beau-frère ne peut plus les nourrir, son frère et lui. A 12 ans, il trouve un emploi de garçon à tout faire dans une maison indienne. A 14 ans, il part pour Delhi et survit dans les rues. Il n’a que peu d’éducation, a appris l’anglais au cours des visites qu’il conduit. Il a un objectif dans la vie, être acteur, un rêve (il y croit), une illusion (il n’y pense même pas).

Photo de famille avec la sœur de Devraj,
son fils à sa droite.
Lui en tee-shirt jaune, sa main posée sur l’épaule de son frère. Ils ont l’air heureux !

Nous allons autour de la gare, entrons au poste de police où, au premier étage, les services sociaux sont installés. Un petit groupe d’enfants « posés » sur un vieux tapis râpé, pieds nus. Ils ont l’air poussiéreux. Une femme en sari, assise sur une chaise en plastique, trace des modèles de lettres et de chiffres sur les cahiers de ceux qui sont en âge d’écrire. L’un dort profondément au milieu de tout ce bruit. On le laisse tranquille. Un tout petit, un an peut-être, regarde ce qui se passe autour de lui. Une fillette, assez grande pour son jeune âge, nous fait de beaux sourires tout comme un garçonnet à l’air éveillé, malicieux et rigolo. On nous donne des sachets de bonbons à distribuer aux enfants. Moi, ne sachant quoi en faire, je donne mon paquet à l’un d’entre eux qui le prend avidement. Je n’avais pas compris qu’il fallait les donner un par un. Je dépose quand même un bonbon dans la main ouverte du garçon endormi. Personne ne le lui prendra. Il y a du respect entre eux. Pas de bousculade, pas de chamaillerie, pas de parole blessante. Ils sont là tous ensemble. A tour de rôle, ils se lèvent dès qu’une ligne d’écriture est terminée et en redemandent une autre. La femme écrit un modèle à reproduire pour ceux qui savent tenir le crayon. Pour les autres, les plus petits, elle trace en pointillés sur toute la ligne, le modèle à reproduire. Puis ils jouent à un jeu de plateau. Pas de tricherie, chacun attend son tour. Respect.

Quel avenir a-t-il ce petit bonhomme ? Mérite-t-il cela ?

A la fin de la visite, Devraj nous conduit dans le local de l’association. Je retrouve la jeune femme qui m’avait accueilli la veille. Nous croisons un autre groupe de touristes. Topo sur les financements, les actions, les réussites en terme d’éducation, ceux qui étudient à l’université, ceux qui obtiennent une bourse et partent à l’étranger pour études, ceux qui restent en contact toute leur vie alors qu’ils sont mariés, travaillent et sont inclus dans la société. Même à plus de 40 ans, ils ne coupent pas le cordon. Michele Obama est prise en photo à Delhi avec des membres du trust. On est fiers de cette photo. Sur une mappemonde épinglée sur le mur, des fils de laine rouge partent d’Inde et sont tendus vers les pays donateurs où il y a une représentation de l’association. La France en fait partie.

Dans le bureau de l’association à la fin du circuit

J’achète un sac en tissu noir. Tout cela m’aura coûté 1200₹ (≈14€). Devraj part raccompagner les Allemands, je reste. Je n’ai pas eu le réflexe de lui laisser un pourboire. Mais je lui ai demandé son numéro de téléphone. Il s’est empressé de me le donner, comme l’espoir de quelque chose. Plus tard, Éric m’a reproché d’avoir manqué d’esprit. Il avait raison et je m’en suis voulu.

De retour à Chennai, j’ai contacté Devraj pour prendre de ses nouvelles et m’excuser. « Y a-t- il un moyen de te faire parvenir de l’argent ? » Le lendemain, il m’envoyait un message me disant qu’il ne pouvait pas payer sa classe de théâtre. Nous lui avons transféré une centaine d’euros via Googlepay, facile et pratique. Maintenant, il me dit manquer d’argent pour se rendre à Surat (dans le Gujarat) avec son frère où vit maintenant leur sœur pour Diwali. La fête des Lumières. Que faire, nom d’un chien ?