Sur la route entre Tiruvannamalai et Pondichéry, et à 147 km et 3 heures de voiture au sud-ouest de Chennai, Gingee n’a d’autre richesse que sa forteresse perchée sur cinq collines. Deux d’entre elles gardent des vestiges remarquables. Certaines dominent cette grosse bourgade de 50 000 habitants qui n’a aucun intérêt si ce n’est son activité commerciale effervescente. Les Français qui l’écrivaient Senji la conquirent en 1750 pour se la faire prendre par les Anglais en 1761. Fin de partie pour la France.
Cette forteresse qui date du XVIème siècle, comme on la voit aujourd’hui, serait bien plus ancienne et remonterait au XIIème siècle, à l’époque de la dynastie Chola installée sur un large territoire du sud de l’Inde. Le fort de Gingee comprend palais, salle d’audience, écuries royales, temples et mosquée, étables et étang aux éléphants, sanctuaires et magasins, mandapas, gymnase, greniers et réservoirs ainsi qu’une tour d’horloge apportée par les Français de Pondichéry. Il est entouré de remparts qui s’étendent sur 6 kilomètres. Il est environné d’un côté par la ville, de l’autre par la végétation et les rizières qui brillent au soleil. Le tourisme est local, fréquenté principalement par des Pondichériens. Il faudrait être bien curieux et avoir beaucoup de temps pour que les touristes occidentaux s’aventurent dans cette région. A la mi-journée, la chaleur nous obligera à nous charger en bouteilles d’eau et il faudra être prêt mentalement pour gravir les 400 marches qui mènent au fort Krishnagiri (une heure de visite avec l’ascension) puis les 1350 marches pour la citadelle Rajagiri (deux heures de visite dont l’ascension). Aux sommets, la vue à 360° est époustouflante, la campagne bien ordonnée, aux divers tons de vert, de brun et de jaune ; un pur ravissement. Oui, nous l’avons fait, il nous en a coûté mais cette excursion en valait la peine.
Vue sur la ville depuis la colline aux 400 marches, Krishnagiri.
Les Maharajas Vijayanagar, qui régnèrent à Hampi, construisirent pour l’essentiel ce gigantesque fort perché majestueusement sur ces collines aux rochers fracturés, entassés les uns sur les autres comme s’il ne fallait qu’un souffle d’air pour les faire bouger, pour qu’ils roulent et s’écrasent sur les routes, la ville. Mais rien ne bouge depuis des millénaires. Ces paysages nous rappellent ceux de Hampi, chamboulés et hirsutes, laissant penser qu’au moment de la Création on aurait oublié de les ordonner en y ajoutant toutefois des touches de vert afin d’harmoniser une belle composition.
La forteresse, occupée plus tard par les Marathes, qui la décrivirent comme la forteresse la plus imprenable de l’Inde, fut reprise par les Moghols en 1698, puis par les Français pour un court temps pour ensuite tomber aux mains des Britanniques qui la surnommèrent la Troie de l’Orient. Définitivement abandonnée au XIXème siècle, elle sombrera, après les ravages de la guerre, dans la décrépitude. Depuis, elle n’est plus qu’un vestige, de belles ruines où les vents se font entendre entre les piliers de granit, sur les esplanades sans vie et les salles du trône et d’audience fantomatiques, oubliée le plus souvent, invisible même par les habitants de la ville qui ne lèvent plus les yeux pour en admirer l’ouvrage, comprendre son histoire, être fiers de sa grandeur et sa puissance passées, déplorer les guerres qui l’ont traversée avant de l’anéantir.
Vue sur la citadelle de Rajagiri depuis la colline de Krishnagiri. En contrebas, une des portes d’accès à la forteresse.
Ce site servit en de nombreuses occasions de décor pour des films. On n’aurait pas trop de mal à imaginer des scènes d’Indiana Jones. Un peu comme le grand désert de Wadi Rum en Jordanie qui servit de cadre pour la publicité des cigarettes M.
Bala nous y a conduits tôt un samedi matin. Nous étions contents de pouvoir enfin visiter cet ensemble que nous n’avions pu voir en 2020 au début de la pandémie. Plein d’enthousiasme, nous avons pris d’assaut la colline, nommée theEnglish Mountain par les Britanniques et sur laquelle trône le fort Krishnagiri. Nous y accédons par la porte d’Arcot ou de Vellore. A 11 heures, il fait déjà chaud.
Une réponse à la chaleur pour beaucoup d’Indiens … le repos, la sieste !
Nous avons entraîné Bala qui, pour une fois, a accepté de nous suivre. Mais lui, plus vite que nous malgré son plus jeune âge, a été essoufflé.
Bala aborde l’entrée de cette porte, il est en nage.Et il n’a plus la force de sourire …
Au cours de l’ascension, plusieurs portes défensives nous ont permis de nous reposer à l’ombre et au souffle d’un vent frais.
Au repos !
Sur ce piton rocheux, l’ensemble architectural est impressionnant. Un beau mandapa (salle de danse et de musique) aux piliers sculptés, une salle du trône coiffée d’un bulbe et un temple s’enchevêtrent parmi d’autres édifices.
Il est ensuite temps de déjeuner. Nous aurons besoin de calories pour aborder la colline Rajagiri appelée St. George’s Mountain par les Britanniques. A l’extérieur de Gingee, nous choisirons un dhaba, sorte de relais routiers servant une nourriture simple, bonne et bon marché. Nous commandons chacun un riz biryani, l’un au poulet, les autres aux cailles. En sortant, la chaleur nous terrasse et nous faisons appel à toute notre énergie et notre volonté pour nous motiver. Bala, lui, déclare forfait en voyant les 250 mètres de haut de la colline.
A l’entrée du dhaba
La « carte », le choix va être difficile, l’entrée de l’établissement, la cuisine et la caisse.L’Hindustan Ambassador, surnommée « Amby » est la voiture emblématique nationale en Inde. Sa construction dure 57 ans, de 1957 à 2014. En 2017, PSA achète la marque pour 11 millions d’euros.
La citadelle, un mamelon dont la salle du trône pointe comme un téton !
Nous n’imaginions pas un tel site pensant qu’il n’y avait que la forteresse tout là-haut. Mais, passée la porte de Pondichéry, c’est tout un ensemble qui se découvre à nos yeux.
La porte de Pondichéry nous donne accès au fort intérieur. Plus loin, tout là-haut, la citadelle.Sortie pédagogique pour ces élèves de Gingee. Les excroissances des banyans servent de lianes aux Tarzan et Jane.
Sur un parc de plusieurs hectares planté de gigantesques banyans, les ruines du palais excavé au milieu des années 70 avec son esplanade du trône, détruit lors de l’invasion moghole, s’étalent encore avec fierté. Le Kalyana mahal, tour pyramidale de sept étages réservée aux reines et concubines, les écuries royales, le gymnase, les greniers et d’autres bâtiments sont toujours debout.
Le palais excavé en 1974. Au fond, les écuries royales. Plus à droite, la Kalyana Mahal. La salle d’audience avec son gros boudin qui servait de dossier au trône.Grenier d’une contenance de 150 000 Kalam, ancienne mesure du Tamil Nadu. C’est énorme !GymnaseKalyana MahalÉtang aux éléphants
Il faut monter maintenant. Le plus dur reste à venir et, sans trop y réfléchir, nous gravissons les volées de marches de granit inégales qui nous mèneront à grand peine au sommet. Au cours de la montée, les sept portes défensives seront autant de stations de repos pour reprendre notre souffle et soulager nos muscles des jambes. Plus haut, il faudra même que je m’allonge, mon cœur au bord de l’implosion !
Presqu’arrivés … Je pose sur le rebord du toit d’un grenier.
Mais il faut y arriver ! Des enfants bruyants et infatigables nous dépassent, sautent d’une marche à l’autre, tels des cabris. De jeunes couples se tenant par la main discutent tout en montant énergiquement alors que pour Éric et moi, il nous est impossible d’échanger pendant notre ascension. Certains montent nus pieds mais la plupart portent des sandales, des savates ou des tongs.
Vue aérienne du grenier, du gymnase, des magasins. Plus loin, un temple à droite et la mosquée à gauche ainsi que l’étang aux éléphants.Le temple
Quelques fois un chemin plat nous rapproche des remparts crénelés et de ce qui reste des tours de guet d’où nous pouvons admirer la ville et les cultures en contrebas, les collines et la campagne environnante et au loin, les paysages où se cache le mont sacré Arunachala qui surplombe l’ashram de Tiruvannamalai. Épuisés mais contents, nous regardons un groupe de jeunes filles. Elles apparaissent et disparaissent des ruines, entrant ici et ressortant là. Elles semblent vouloir aller toujours plus haut, laissant leur robe flotter au vent, leur bannière, leur étendard, agitée par cet Eole voyeur qui aimerait sûrement les leur arracher. C’est sur ces impressions et avec cette imagination débordante que nous reprenons le chemin de la descente. Elle ne sera pas aisée ; la fatigue, l’intensité de la journée nous motivent à nous reposer et nous laisser reconduire chez nous.
Le sommet. A gauche, la salle du trône, à droite la tour du fort.
Installés à l’arrière de la voiture, bercé par la conduite de Bala, je laisserai les paysages défiler sous mes yeux au point de brouiller ma vue et m’assoupir. Éric sera dans le même état que moi.
On a tous plus ou moins entendu parler d’Auroville en Inde. Mais Auroville, où est-ce, qu’est-ce donc et qu’y fait-on ?
White town, quartier français – Pondichéry – Puducherry
De l’origine aux faits
Auroville, « la ville de Sri Aurobindo » ou « la ville de l’Aurore » est une ville expérimentale située à cheval sur l’État du Tamil Nadu et le territoire de l’Union de Pondichéry (statut officiel encore aujourd’hui pour avoir été un comptoir français). C’est une entité à part entière. Sa reconnaissance par les autorités indiennes et internationales lui vaut d’être considérée, en quelque sorte, comme un territoire bénéficiant de certaines prérogatives. Par conséquent, les visiteurs étrangers désireux d’y séjourner doivent d’abord obtenir un visa provisoire pour Auroville avant d’obtenir ensuite un visa et statut d’Aurovilien. L’ashram – à l’origine maison où vécurent Aurobindo et Alfassa – qui y est rattaché se trouve à Pondichéry, à une dizaine de kilomètres de là. Sa structure est ouverte sur la petite ville comme en témoignent ses nombreux édifices gris et blancs. Les hébergements sont disséminés dans la Ville Blanche (White Town) ou quartier français, la partie coloniale de Pondichéry.
Aurobindo Ghose (1872-1950) est un poète indien, professeur, homme politique, fonctionnaire, révolutionnaire, critique littéraire, essayiste, écrivain, traducteur, philosophe et yogi. Il fonde l’ashram qui porte son nom le 24 novembre 1926. Il décide alors de se retirer de la vie publique.
Sri Aurobindo
Mirra Alfassa (1878-1973) est une mystique française, yogi, occultiste (speudo-scientifique), écrivaine et enseignante. Elle est la compagne spirituelle de Sri Aurobindo jusqu’à la mort de celui-ci. Elle dirige l’ashram Sri Aurobindo et est à la tête du projet fou d’Auroville.
La Mère
Auroville est inaugurée le 28 février 1968 sous l’égide de l’Unesco en présence du Président de la république de l’Inde, de représentants de 124 pays et de Mirra Alfassa, celle que l’on nomme désormais La Mère. Elle décrit alors Auroville comme étant « le lieu d’une vie communautaire universelle, où hommes et femmes apprendraient à vivre en paix, dans une parfaite harmonie, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités ».
Guesthouse Sri Aurobindo, Pondichéry
Lors de cet événement, elle lit la charte qui exprime sa vision de la ville : « Auroville n’appartient à personne en particulier mais à toute l’Humanité. Pour y séjourner, il faut être le serviteur volontaire de la Conscience Divine ;Auroville sera le lieu de l’éducation perpétuelle, du progrès constant, et d’une jeunesse qui ne vieillit point ;Auroville veut être le pont entre le passé et l’avenir. Profitant de toutes les découvertes extérieures et intérieures, elle veut hardiment s’élancer vers les réalisations futures ; Auroville sera le lieu des recherches matérielles et spirituelles pour donner un corps vivant à une unité humaine concrète ».
Tombe de la Mère et de Sri Aurobindo, ashram – Pondichéry
Matrimandir signifie « temple de la Mère » en sanskrit. Avec le banyan et ses jardins, il se trouve dans la zone de la Paix et constitue le centre de la ville, visible en tous points. Plus loin, dans l’amphithéâtre en grès rouge, l’Urne de l’Humanité contient de la terre des 124 pays présents lors de l’inauguration.
Quatre zones s’ordonnent autour de cette zone centrale : La zone industrielle s’étend sur 109 hectares au nord de la zone de la Paix ; elle sert à abriter les industries vertes, les centres de formation, l’artisanat, et les services administratifs de la ville ; La zone résidentielle couvre 189 hectares au sud de la zone de la Paix ; elle est réservée à l’habitat sur 45 % de sa superficie et à la verdure sur 55 % ; La zone internationale de 74 hectares est située à l’ouest de la zone de la Paix ; elle est destinée à accueillir des pavillons nationaux et culturels, regroupés par continents ; La zone culturelle couvre 93 hectares à l’est de la zone centrale ; elle est vouée aux activités éducatives, artistiques, culturelles et sportives.
Autour de ces zones, une ceinture verte de 1,25 km de rayon regroupe les fermes biologiques, les laiteries, les vergers, la forêt, l’habitat protégé pour la faune. Elle est censée fournir bois de construction, nourriture, remèdes, et servir de lieu de détente et de poumon vert.
Pour devenir membre d’Auroville, il faut faire ses preuves pendant un an et pouvoir vivre sur ses propres deniers sans être rémunéré pour son travail.
A Auroville, la propriété privée est interdite. Pour devenir l’occupant d’une maison existante, il faut faire don à la fondation du montant équivalent à la valeur de la maison. Pour bâtir une maison et en devenir l’occupant, il faut également faire un don à la fondation.
Éducation, soins médicaux de base, culture et activités sportives sont gratuits. Pour le reste, ceux qui n’ont pas de revenus touchent une allocation de 5 000 roupies (environ 64 euros) par mois en argent virtuel. Les achats effectués à Auroville, les factures d’électricité ou de restauration sont débités comme avec une banque conventionnelle. Mais il est impossible de vivre correctement avec une telle somme. Le nouvel arrivant doit pourvoir aux frais de location, puis de construction de son logement mais également s’il souhaite voyager ou payer des études supérieures à ses enfants. Pour contourner ce problème, certains se sont lancés dans une activité commerciale à Auroville même : hébergements (guesthouses), fabrication d’encens, de produits biologiques, de vêtements ou d’objets artisanaux. Une partie des bénéfices est alors reversée à la communauté.
A l’origine, seul le jeune banyan s’élevait fièrement dans une zone désertique. C’est aujourd’hui un immense arbre aux nombreuses ramifications vénéré par les fidèles et les visiteurs en quête de spiritualité. On y a planté plus de 3000 arbres, dessiné et agrémenté plusieurs jardins autour du Matrimandir, offrant un magnifique parc à la vue. 800 élèves fréquentent les 7 écoles d’Auroville « intra-muros » et la communauté emploie quelque 2000 personnes, créant ainsi de l’emploi local sur ce territoire. L’économie locale rapporterait près de 700 000 dollars par an. L’agriculture, l’informatique, l’éducation, la santé et l’artisanat constituent les principales activités de la communauté. En décembre 2021, on recensait 3305 Auroviliens de cinquante nationalités différentes qui y vivent et y travaillent alors que l’on prédisait à l’époque d’atteindre une population de 50 000 âmes. On est très loin du compte
Les impressions, les émotions et les attentes
Nul ne peut se présenter spontanément à Auroville pour voir ou visiter le Matrimandir. Il faut en faire la demande plusieurs jours à l’avance. Ainsi, le flux des visiteurs est géré au mieux car il y a de la demande. Les visiteurs sont équitablement répartis entre Indiens et étrangers. J’ai eu la chance deux fois déjà en janvier et février 2023 de l’avoir visité et je compte bien renouveler l’expérience avec Éric dans quelques mois, pour laquelle, à tous égards, on ne reste pas insensible.
Dès l’inscription en ligne, on nous informe qu’il faut suivre scrupuleusement les consignes lors de la visite qui est à chaque instant strictement encadrée : arriver à l’heure tôt le matin, se présenter au centre d’accueil, montrer la preuve de la confirmation de sa demande, suivre les guides, garder le silence tout le temps, déposer toutes ses affaires avant de pénétrer dans la zone de Paix, sortir de la chambre intérieure si on a envie de tousser ou d’éternuer, ne pas prier, n’invoquer aucun dieu, … Les guides, (autant d’Indiens que d’Occidentaux), résidents à Auroville et bénévoles pour l’occasion nous conduisent pas à pas. Nous passerons, au cours des deux heures que dure l’expérience, d’un bénévole à un autre. Dans le Parc de l’Unité, nous traverserons les merveilleux jardins autour du Matrimandir avant d’y pénétrer. Il y en a six : les jardins de la Conscience et du Progrès, les jardins de la Vie et du Pouvoir, le jardin du Banyan, le jardin de l’Inattendu, le jardin de la Jeunesse et le jardin de l’Éternel Enfant. D’énormes carillons suspendus ici et là aux branches des arbres retentissent de leurs sons métalliques au gré du vent. La grosse sphère dorée se trouve tout-à-coup devant nous et une forte pulsion émotionnelle, provenant de l’inconnu, donne la chair de poule. Les groupes d’une trentaine de personnes se suivent en file indienne. Notre première halte sera autour du banyan. Le signe « silence » ne peut être évité.
Sous le banyan, lieu de méditation dans un silence absolu, proche du Matrimandir
D’ailleurs, nulle envie de parler, le moment est à la contemplation et à l’introspection. L’arbre est magnifique avec son tronc originel et ses branches devenues troncs tout autour. Certains l’enlacent, d’autres collent leur front et leurs mains, d’autres encore s’assoient en tailleur à leurs pieds. Cela ne dure que quelques minutes, on pourrait y rester des heures. Au signal de notre volontaire, nous le quittons pour nous diriger vers le Matrimandir.
Le temple de la Mère, le Matrimandir
La sphère dorée de 36 mètres de diamètre luit comme le soleil levant surgit de terre. Une prouesse architecturale. L’effet est saisissant et assurément magique. Avant de pénétrer le sanctuaire, nous nous déchaussons. Nous accédons par l’un des quatre piliers invisibles de l’extérieur et l’on nous conduit exactement jusqu’au-dessous de la sphère qui paraît suspendue. Sentiment d’écrasement qui bouleverse les sens, excitation d’aller vers … quoi ? Le silence nous entoure.
Vue générale Étang de Lotus (droits alamy)Étang de Lotus
Au ras d’un sol au plan incliné, l’Étang de lotus présente une forme en creux de telle sorte que l’eau ruisselle sur les pétales de marbre blanc jusqu’à son centre où se trouve une petite boule de cristal. Nous sommes alors invités à nous assoir autour de cette fontaine pour un moment de méditation. A cette heure-ci, la lumière est belle et il ne fait pas encore trop chaud. Pas un bruit, comme si toutes les respirations étaient retenues. Pas une sonnerie de téléphone, comme si l’on était hors du temps. On s’y sent immédiatement bien.
Justement, la notion du temps nous échappe tant que lorsque, d’un geste ample, une autre bénévole nous fait signe de nous lever, j’ai l’impression de n’être resté là que quelques minutes ou au contraire, plusieurs heures. Excitation, anticipation, curiosité et impatience nous mènent par le bout du nez. Il est temps de pénétrer à l’intérieur de la sphère. Nous passerons rapidement devant de petites salles de méditation pouvant accueillir cinq à six personnes. Elles sont fermées par des portes en verre et j’imagine que l’on s’y sent complètement coupé du monde extérieur. Lumière tamisée bleutée, coussins carrés blancs posés au sol, espacés les uns des autres. Chacun dans sa bulle spirituelle, chacun en appelant à sa Conscience Divine puisque c’est ce qui est recherché. On nous dirige alors vers un grand escalier, procession disciplinée qui sera une révélation, qui sera la réponse à ce que nous ne connaissons pas, passant de l’ignorance au vécu. Oui, je sais, j’y étais, pourrais-je dire.
Et c’est à ce moment précis que nous entrons dans la troisième dimension. Le lieu, l’espace nous projettent dans un film … de science-fiction.
Coupe transversale du Mantrimandir : Les marches d’accès sous les piliers, les deux rampes d’accès à la chambre haute de méditation contenant la sphère de cristal.
La structure est en béton. Tout d’abord, les regards se posent partout, curieux et intéressés par la construction. Un chef-d’œuvre ? Mais nous n’avons pas de vue d’ensemble. Nos déplacements nous feront découvrir de nouvelles facettes de la structure. Les quatre piliers porteurs sont maintenant visibles, sur lesquels ruisselle de l’eau. Le blanc du marbre prédomine. Le sol, les marches, les murs, les rampes, les piliers. Blanche, l’épaisse moquette des deux rampes courbes, l’une montante, l’autre descendante. Blanches, les chaussettes que l’on doit porter pour éviter de salir, de polluer ou d’introduire de la poussière de l’extérieur et dans lesquelles il faut glisser le bas des pantalons. Blancs, les coussins sur lesquels on s’assoit dans la chambre haute. Le silence est profond. A chaque endroit stratégique du parcours, des bénévoles nous guident. Ils « parlent » par le regard et par les gestes*. On ne peut ni sortir du rang ni s’échapper. L’encadrement est quasi militaire, une discipline de fer dans un gant de velours. Avec bienveillance, on nous dirige vers la rampe montante en haut de laquelle on nous arrête. Il faudra attendre quelques instants que les visiteurs qui nous précédent sortent par la rampe descendante. On ne se frôle ni se touche. Mais on a le temps de voir que la chambre haute est suspendue à l’intérieur de la sphère. Ce chassé-croisé a des allures de ballet bien orchestré, toujours silencieux, fluide et incessant. La petite musique se joue dans notre tête. Ou bien, sommes-nous des individus à qui l’on va faire un lavage de cerveau, ou conduire à l’abattoir ? Croyances, certitudes, fantasmes, idées reçues. Chacun fait son choix.
Le Matrimandir vu d’un jardin de la zone de la Paix
C’est maintenant à nous. Nous pénétrons dans la chambre haute, circulaire, tout en marbre. Elle est soutenue par douze piliers entre lesquels se trouvent des carrés de coussins blancs, sur deux rangées. Certains pourront s’assoir et s’adosser contre le mur. Je ne m’y mets pas. On remarque dès l’entrée le gros œuf de cristal, le plus gros au monde, dit-on. 70 centimètres de diamètre. Il est posé au ras du sol sur un petit trépied en or. Un rai de lumière tombe exactement sur lui. Il provient de l’héliostat, au sommet à l’extérieur de la sphère. Ce dispositif permet d’orienter les rayons du soleil toute la journée sur la surface lisse de la boule de cristal. Nous voyons le rayon de soleil, seule lumière dans cet immense espace. Chacun s’approprie un coussin, s’assoit et médite, peut-être. Je suis fasciné par ce moment. Les yeux tantôt ouverts, tantôt fermés. Je n’arrive pas à me déconnecter, à méditer. Je suis à la fois calme et agité. J’essaie de me recentrer mais je veux voir, regarder cet espace : sa circonférence, sa hauteur, la distance entre le cristal et les piliers, la distance régulière entre chaque pilier. Je compte le nombre de coussins, je n’obtiendrai pas de chiffre exact car je m’égare. Je fixe ce rayon de soleil tomber sur le cristal qui renvoie un reflet inversé d’où nous sommes. Pas un ne tousse. Pas un n’éternue. Le silence nous habite, nous remplit, nous nourrit. On est là. Est-ce cela atteindre la Conscience Divine ? Le temps passe mais ne bouge pas, en suspension. Et sans comprendre comment, un geste, un mouvement du corps, nous nous levons et rejoignons la sortie. Rampe descendante alors qu’un groupe est sur la rampe montante, un manège qui n’en finit pas et durera toute la matinée. Nous ressortons par l’une des quatre portes monumentales dorées, retrouvons nos sandales. Il fait déjà plus chaud. Le temps qui reste est le nôtre. Promenades libres dans les jardins. Nous avons maintenant le temps de flâner, d’admirer, de se poser à l’ombre d’une végétation entretenue. Pendant un temps, on reste sans voix. Puis, la parole prend forme. On s’exprime, on échange, on commente, on s’interroge, on donne son sentiment avec les mots qui nous viennent. On est d’accord sur un point, c’est une expérience incroyable, quoi qu’il en soit. C’est unique, c’est extra-ordinaire.
On finit notre grand tour puis nous nous dirigeons vers les casiers pour récupérer nos affaires. Une grande frustration, nous n’avons pas pu faire de photos. Mais, dès le départ, la petite vidéo de présentation prévient que cet endroit n’a pas vocation touristique. Et c’est bien ce glissement qui s’est opéré depuis notre arrivée de bon matin à la fin de la visite.
*Les Silent Presence Keepers, résidents ayant une fonction pour le moins étonnante : rester plusieurs heures dans un silence complet, « porteur de vibrations », dans le but d’amener dans la salle une autre qualité d’échange et « d’énergie. »
In « Manifesting the Invisible » ; Auroville, de Silence à Présence. Une ethnographie du croire aurovilien. Maël Shanti Vidal, Mémoire de master, 2018