
A l’heure où j’écris cet article, un peu de moi, un peu d’Éric a quitté Chennai. Nous avons remis les clés de Rena Apartments à notre propriétaire (qui a été exemplaire à la clôture du bail) le 30 juillet. Nous avons rendu nos cartes d’identité indienne et consulaire au consulat, nous ne sommes donc officiellement plus résidents. Un peu de nous a déjà quitté l’Inde. Après un bref et dernier séjour à Delhi pour le travail qui a donné l’occasion de fêter le départ d’Éric et d’une de ses collègues, nous voici hébergés chez un adorable jeune couple, Lakshmi et Raghav, dans le district de Tiruvanmiyur, à environ 45 minutes au sud de Mylapore. Leur appartement est spacieux et agréable, mais ce n’est pas chez nous. Leur quartier, populaire et un rien bobo, est vivant et très animé, mais ce n’est pas chez nous. L’accueil des commerçants est sympathique, mais on ne se sent pas chez nous. Cependant, j’aime l’ambiance bruyante, si fatigante de ce quartier ; boire un jus de fruit frais au coin de la rue, découvrir ce nouvel environnement sous le regard interrogateur des commerçants et des habitants, nouer le contact avec les gardiens de l’immeuble et la femme de ménage, pour les nouveaux venus que nous sommes. Nous ne profiterons de cet accueil que très peu de temps : six jours au début et trois à la fin du mois d’août. Le 31, le visa d’Éric expire et nous devrons quitter définitivement le sol indien. C’est fou comme on peut s’approprier une nouvelle « terre » en quatre années pour en faire un chez-soi, pour qu’elle nous appartienne, pour que notre vie se fonde et s’amalgame à celles des locaux. En quatre années, on s’est construit une nouvelle vie, le chez-soi temporaire se charge très vite d’affect, assez pour donner l’illusion de la permanence. Et on y croit pendant tout ce temps. De fait, quitter ce qui est temporaire mais qui a revêtu, malgré nous, le manteau douillet de la durée, fait mal et rend triste. Qu’on ne s’y méprenne, ce n’est pas le retour en France dans notre belle Normandie qui nous chagrine. C’est quitter l’Inde où on laisse un peu de nous, ne ramenant que des souvenirs. Beaux et merveilleux. L’Inde, tu l’aimes ou tu la détestes? Non, c’est faux, c’est bien plus complexe que cela.

16-26 juillet 2023
Nous voulions nous rendre dans cet État depuis longtemps. Éric y avait alors un collègue fort sympathique qui nous avait invités. Et puis le temps est passé, nous avons remis à toujours plus tard ce projet de voyage, donnant la priorité à d’autres lieux pour finalement nous dire qu’il n’était plus temps d’attendre à deux mois de notre retour en France. La saison estivale ne s’y prête pas, c’est la mousson maintenant dans le nord. Il ne faudra pas oublier d’emporter notre imperméable, voilà tout. Le Gujarat est un « dry State ». La vente libre d’alcool est interdite. Pour pouvoir boire, il faut en faire la demande en ligne auprès des autorités locales qui délivrent un permis d’en consommer une ou plusieurs fois, dans des établissements (restaurants, bars d’hôtels) sur présentation dudit permis. Nous ne l’avons pas fait, nous avons voulu être raisonnables, ressassant le mantra « ça nous fera du bien, ça nous fera du bien, ça nous fera du bien ». En France, on appelle ça la méthode Couet. Et ça marche ! Le Gujarat n’est pas un État très touristique. Les voyageurs passent de Mumbai, Maharashtra à Udaipur, Rajasthan sans s’y arrêter. C’est, après y être restés dix jours, une erreur. Ahmedabad cache de très beaux monuments d’architecture indo-sarracénique, style préislamique empreint d’éléments hindous et jaïns magnifiques bien que souvent défraîchis. Elle héberge aussi le musée Calico qui possède une collection hallucinante et vertigineuse de textiles essentiellement de facture locale. Enfin, on y trouve des édifices contemporains d’architectes de renom tel Le Corbusier qui a notamment dessiné les plans de la manufacture de textiles de la ville. L’ambiance de la délirante vieille ville, la cuisine de rue, les sourires et les contacts que l’on a eus, méritent que l’on s’y arrête. La beauté se trouve sur les visages.


A droite, sa chambre avec son rouet et sa table de travail. Dans un coin, sa canne.
Le Gujarat est aussi la terre natale du Mahatmat Gandhi, né à Porbandar sur la côte sud. Il vécut de 1917 à 1930 dans l’ashram de Sabarmati – nom du fleuve qui sépare la vieille ville de la ville nouvelle. Il en fit son quartier général et c’est de là qu’il lança son mouvement « satyagraha » de désobéissance civile et la « marche du sel » qui conduisirent dans un premier temps à son emprisonnement puis à la destruction de l’ashram – que Le Corbusier a reconstruit – enfin, à l’inéluctable indépendance de l’Inde. La beauté se trouve dans la conviction, la détermination et le courage.


A droite, dans la cour du palais qui fait face, tombeaux des épouses et de leurs enfants.

Comme pour tous les États de l’Inde, les guerres de pouvoirs, les annexions, les gouvernances se sont succédées au gré des massacres. Pour faire court, la dynastie hindoue Solanki régna sur ce territoire du Xème au XIIIème siècles . Ce sera l’âge d’or culturel du Gujarat. Le sultan Ala-ud-Din Khalji l’annexa à Delhi au XIVème siècle jusqu’à ce que le sultanat musulman du Gujarat se libère de Delhi au XVème siècle et fonde la capitale Ahmedabad. Puis l’Empire moghol s’y installera au XVIème siècle (vers 1570) jusqu’à ce que les Marathes hindous du centre et de l’est de l’Inde s’en emparent au XVIIIème siècle. Enfin, les Britanniques auront raison de tout et s’imposeront dès la première décennie du XIXème siècle. Au début du XXème, Gandhi prendra de l’importance avec sa campagne de résistance, ses manifestations pacifiques, ses jeûnes qui attireront de plus en plus d’Indiens et qui auront un retentissement au niveau mondial pour qu’en 1947, l’Inde déclare son indépendance, laissant impuissant le dernier vice-roi Lord Mountbatten face à la partition douloureuse avec le Pakistan. L’histoire, quant à elle, n’est pas terminée. La beauté est vraiment ailleurs.



Durant ce séjour, nous pensions rester trois jours à Ahmedabad, le temps de visiter la ville à pied et d’y prendre nos repères, puis nous rendre dans la région du Kutch (prononcer Keutch) au nord-ouest de l’État en direction du Pakistan voisin et enfin, passer trois jours à Champaner et Pavagah, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco, situé à l’est d’Ahmedabad. Il s’est avéré qu’une excursion d’une journée était suffisante et nous avons donc terminé notre séjour en restant deux jours supplémentaires à Ahmedabad, ce qui nous a ravis.

Autour de la vieille ville, quelques ruines de remparts et une quinzaine de portes monumentales rappellent combien elle était belle. A l’intérieur, c’est du délire ! Des ruelles étroites, encombrées (il faudrait « désinventer » les deux roues et les rickshaws), des véhicules qui font du bruit, qui polluent, font que de prime abord, on a envie de fuir. Mais c’est aussi la partie de la ville la plus intéressante sur le plan historique.




Dès le lendemain de notre arrivée, nous suivons une visite guidée au départ du temple Swaminarayan, bel édifice en bois sculpté, très coloré d’où résonnent ce matin-là les chants des fidèles et la musique. Sacrée ambiance, ambiance sacrée !





La promenade se terminera à la mosquée Jami Masjid près de trois heures plus tard. Je ne pourrai pas y entrer car ma tenue n’est pas convenable aux yeux d’Allah. Qu’importe, nous y retournerons à un autre moment, notre hébergement n’étant qu’à quelques pas de ce lieu de culte. La beauté se trouve dans les pierres. Notre hôtel est une belle maison de riche négociant très bien restaurée. Ces havelis se cachent parmi les constructions affreuses qui les entourent.




Au cœur de Diwanji-ni-haveli, trois charmants jeunes hommes gèrent ce lieu magique et Mukesh, le manager, est particulièrement attentionné. Il sera de bons conseils et se chargera de nous réserver nos taxis pour nos déplacements et l’excursion. La beauté est dans le partage.




les maisons typiques de la vieille ville, la mangeoire à oiseaux.







La particularité de la vieille ville est qu’elle est constituée de micro-quartiers, des pol, sorte d’enclaves à forte densité qui fonctionnent comme de petits villages ; une placette carrée, une fontaine à eau collective et des habitations autour. Un « chabutara » joliment sculpté, mangeoire pour les oiseaux, prend sa place également. Ces pol sont de véritables labyrinthes. Ils regorgent de cul-de-sacs et de passages secrets qui permettaient de fuir face à l’envahisseur. Ailleurs, çà et là, une plaque sur une façade de maison restaurée indique que l’ambassade de France a participé au financement de l’ouvrage.






chèvre profitant de l’ombre sur un stand de street food.
A deux pas de notre haveli, à Manek chowk, c’est bazaar le jour, activité commerciale intense et restauration de rue le soir à partir de 20 heures. C’est ici que nous dînerons presque tous les soirs de délicieux bhaji, hachis de légumes merveilleusement épicés et de pulav (prononcer ‘poulao’), riz sauté aux légumes frais. Nous nous rendrons toujours au même endroit, nous assiérons à la même table et serons servis par « nos » serveurs attitrés qui attendaient notre arrivée, trop contents de nous revoir et de notre fidélité. La beauté se trouve dans les sourires. Mais sous les bâches tendues au-dessus de nos têtes en prévision de la pluie, quelle chaleur étouffante ! A cela s’ajoutaient les effets des épices qui nous faisaient littéralement ruisseler. Cela ne nous a pas empêchés d’y revenir.



(spécialité de snack dans toute l’Inde) et kulfi (glace), spécialité du Penjab.


A droite, « notre » team !




Nous avons aussi traversé le fleuve pour la visite du musée Calico. Celui-ci exposerait la collection de textiles la plus importante au monde. Deux bâtiments principaux dans un écrin de verdure enferment jalousement ces trésors anciens pour la plupart. Reconstitutions de riches demeures, portes monumentales, temples, intérieurs de palais mettent en valeur les textiles richement ornés pour les porter au niveau de l’art. Tout n’était que splendeur. Seul point noir, la visite guidée obligatoire nous a laissés un goût de camp militaire où, sans sac et sans téléphone portable, nous devions suivre notre guide au pas. Vous devrez donc me croire sur parole et voir par vous-même sur un moteur de recherche.


Le train de nuit en compartiment à deux couchettes en 1ère classe avec air conditionné vers 23h50 nous a conduits à Bhuj, capitale de région. A l’extérieur de la gare déjà bruissante, nous avons pris un auto-rickshaw pour nous rendre chez Kuldip et Andika.

Kuldip avait organisé notre séjour selon nos souhaits, découvrir l’artisanat local sous toutes ses formes et essentiellement la broderie. Celle-ci est réputée par ses couleurs vives, l’incrustation de miroirs, la qualité d’un travail minutieux, utilisant tantôt des fils, tantôt du métal doré et argenté et des perles.



A droite, le palais des femmes a été détruit par le tremblement de terre de 2001.





Après la visite de Bhuj le jour de notre arrivée dans la région, nous avons pris la route, conduits par Baji, en direction du nord. Nous sommes arrivés par sauts de puce de village en village jusqu’à Khavda à près de 80 kilomètres de la frontière du Pakistan. A première vue, tout est moche et les paysages sont sans grand intérêt. Il faudrait aller jusqu’au Grand Rann, immense désert de sel mais, à cette saison, cette étendue ne ressemble plus qu’à un lac et perd de son intérêt. Il faut savoir également qu’un violent séisme en 2001 a détruit la plupart des infrastructures routières et des villages entiers faisant plus de 18000 morts.
















de la couleur rendent ce lieu très agréable et confortable.
Mais la région a retrouvé un second souffle grâce à la promotion du savoir-faire des communautés, l’artisanat et plus précisément le textile. La beauté se trouve dans la résilience. Ici, on file la laine et le coton, on tisse sur des métiers à tisser (handloom) rudimentaires mais ancestraux des saris en soie et en coton, des écharpes, des châles et des étoles, des tapis, dont la qualité est extraordinaire. Et c’est dans ce contexte-là que Kuldip entre en scène puisqu’il est le promoteur de ces talents. Une association à but non-lucratif ni boutique, met en avant les meilleurs artisans qui, grâce aux tourismes, vivent de leurs ventes.




C’est tout un art que l’on admirera dans un extraordinaire musée perdu dans la campagne que l’on ne sait qui peut le trouver. Le LLDC (Learning and Living Design Centre) où l’on est chaleureusement accueillis, met en lumière cet artisanat local. La muséographie met en scène des textiles de douze communautés tribales. Les textes sont très pédagogiques et les photos qui illustrent sont dignes de grands reporters. Trois grandes galeries composent ce musée d’architecture moderniste. Une première galerie propose une exposition temporaire de plusieurs mois, une deuxième dans laquelle la présentation est permanente et la troisième galerie expose sur une courte durée un pays en lien avec les textiles. Au moment où nous y étions, l’Afghanistan était à l’honneur. La beauté, c’est de l’émotion. Nous avons vu dans une autre communauté l’application de la laque sur des ustensiles de cuisine en bois, ailleurs, la fabrication de cloches en cuivre pour les buffles et les vaches. Partout, un accueil amical et chaleureux. La beauté se trouve dans les cœurs. Nous avons regardé ces gens travailler avec curiosité et intérêt. Leur lieu de travail est leur lieu de vie. La communication était simple, très peu parlent anglais. La beauté se trouve dans les yeux et les expressions du visage.






Pour nous, ce fut une véritable découverte : les hommes et les femmes et l’or qu’ils ont dans leurs mains. Plus tard, de retour à Ahmedabad, dans la boutique chic d’un hôtel où nous avons séjourné, nous trouverons, mais n’achèterons pas, de magnifiques produits locaux, vendant des châles à plus de 1000€. La renommée de cet artisanat n’est plus à faire et ces pièces de tissus se vendent au-delà des frontières de l’Inde.




Notre parcours nous a conduits à Mandvi, petite ville au sud du Kutch. Kuldip avait mentionné un chantier naval hors du commun. Ici, des ouvriers construisent des navires en bois de teck de Malaisie, faits tout à la main, dans des conditions plus que précaires, sans protection. Pas de casques de chantier, pieds nus ou en tong à monter et descendre de hautes échelles en bois posées à flan de navire, debout sur de frêles échafaudages, assemblant à grands coups de masse les lattes du bateau, véritable arche de Noé. Les pays du Golfe commandent ces constructions destinées au transport de céréales. La beauté se trouve dans les muscles. Nous sommes entrés sur le chantier, aux pieds de ces navires imposants. Personne ne nous en a interdit l’accès. Au contraire, des regards, des sourires et des bonjours nous ont accueillis. A l’heure du déjeuner, la pluie nous a rattrapés. Il a fallu attendre plus d’une heure à l’abri pour finalement, se jeter à l’eau. Arrivés à la voiture, nous étions trempés comme des soupes. Nous avons quitté Kuldip et Andika avec qui nous avions partagé les repas du soir et les jeux de société avec leur fils.





















Retour à Ahmedabad par le même train de nuit. Nous visiterons le lendemain le site classé à Champaner et Pavagah. La pluie menace et nous essuierons quelques averses. Champaner est constitué de plusieurs mosquées monumentales du XVIème siècle disséminées dans la nature, cachées dans les bois ou entourées d’habitations et de fermes. Peu entretenu, les herbes poussent follement. Et l’on envoie les jeunes la couper à la serpette pour nourrir les bêtes. Au-dessus, la colline volcanique de Pavagah a été fortifiée au VIIIème siècle. En haut des 3000 marches, le temple dédié à la déesse Kali attire de nombreux fidèles qui bravent la pluie. Un téléphérique y monte mais ne redescend pas. Face à ce double obstacle, nous reculerons.








Nous aurons assez de temps avant notre retour à Chennai pour visiter les environs de la capitale : les puits-citernes à degrés (baoli) d’Adalaj Vav et Dada Hari, fin XVème, véritables cathédrales aux nombreux piliers sculptés, Sarkhej Roza, un ensemble de mosquées, de mausolées et de palais de style hindou autour d’un immense réservoir. L’accès à la mosquée est interdit aux femmes (aberration) et les hommes doivent se couvrir la tête. Sur la grande esplanade, au pied d’un arbre offrant une belle ombre, une femme joue avec son enfant empêtré dans une petite voiture. Assise par terre, elle paraît heureuse et dévore son fils des yeux. Il règne une ambiance paisible. Notre chauffeur de rickshaw nous attend, nous sommes moites mais les 20 km qui nous séparent d’Ahmedabad vont nous reposer et l’air chaud nous assécher. La beauté se trouve partout.





