Séjour du 9 au 15 août 2023. Depuis ma première visite en Inde il y a plus de 40 ans, j’ai enfin découvert Calcutta avec Éric. A l’époque, sac à dos et peu d’argent en poche, mes amis et moi avions fait l’impasse sur cette ville, au prétexte d’un itinéraire long de deux mois, de nombreuses nuits passées sur des couchettes en bois en 3ème classe dans les trains indiens et des milliers de kilomètres qui nous ont conduits de l’extrême nord au sud du pays. Nous avions délibérément évité Calcutta (nom de l’époque) craignant d’y voir trop de miséreux, d’enfants abandonnés à leur sort, de lépreux, de saletés et de violences. Nous avions eu peur de nous faire harceler à chaque coin de rues pour quelques roupies ; préjugés non fondés réellement. On aurait dû lire avant ce grand voyage le roman de Dominique Lapierre, « La Cité de la joie », paru en 1985, dont le personnage principal est un prêtre français travaillant dans les bidonvilles de Calcutta, délivrant un merveilleux message d’espoir.

des hommes bengali
A peine six jours dans une ville que l’on se faisait une joie de découvrir, enfin, à quelques petites semaines de notre retour définitif en France, et destination souvent contrariée car d’autres lieux s’imposaient alors à nous comme étant « prioritaires ». La saison n’est pas la meilleure, la mousson menace à tout instant. Il se trouve que dès notre arrivée, Éric se sent assommé par un gros rhume et moi je suis embêté par des problèmes gastriques comme si je venais d’arriver en Inde et ne supportais pas la nourriture épicée et pimentée. Oh ! Bonne Mère ! comme diraient les Marseillais ! Nous avions réservé trois visites guidées sur des thématiques nous permettant de découvrir les divers aspects de la ville à différentes époques, mais avons finalement annulé la dernière qui devait débuter à une heure très matinale et nous ne sentions ni la force ni le courage d’affronter la ville si tôt le matin. Dès le lever du jour, il fait chaud et humide ; c’est une particularité à Kolkata, sans doute parce qu’elle n’est qu’à 130 kilomètres de l’embouchure du Gange, formant le delta le plus grand au monde. La mousson ne fait que rajouter des particules d’eau à l’air déjà saturé par les pollutions et nous arpentons les rues sous un ciel menaçant, les nuages gris et bas prêts à craquer à tout moment. On ressort de ces visites de plus de deux heures trempés par la pluie et par la sueur, étouffants sous nos imperméables. D’ailleurs, nous avons pu remarquer, à l’inverse d’autres villes, que dans certains quartiers, beaucoup d’hommes sont torse nu. A déambuler le nez en l’air sur le parcours dans ces conditions, nous rentrions exténués et surtout prêts pour une bonne douche et un repos réparateur.



Calcutta bungalow. Notre hôtel se situe à Shyam bazaar près du quartier Kumartuli, au nord de la ville. C’est assez excentré mais la vieille demeure bourgeoise est très bien restaurée et a beaucoup de charme avec ses deux patios arborés et ses coursives fleuries distribuant les chambres. L’accueil y est chaleureux, le personnel efficace et à disposition pour tous types de renseignements, de visites incontournables et de réservation de voiture avec chauffeur. Notre chambre de taille modeste est néanmoins confortable et joliment décorée. Après notre retour en France, nous avons appris via les réseaux sociaux que le nouvel ambassadeur de France en Inde y avait séjourné lors de sa visite officielle.


Kumartuli. Après notre installation, nous effectuons notre première visite. Ce quartier est proche du fleuve Hooghly jusqu’où nous voulons aller. Kumartuli est un quartier étonnant où vivent de modestes familles de modeleurs, traditions deux fois centenaires. Les échoppes sont ouvertes sur la rue et nous avons pu voir travailler ces artisans.



Toute l’année, ils fabriquent pour le gouvernement et les particuliers des milliers de divinités (statuettes, bustes et même des formats géants). Ils sont les uns à côtés des autres, pas de concurrence, chacun sa spécialité sans doute.




Ils vivent là-même ou ils travaillent et l’on peut voir femmes et enfants à leurs activités domestiques. Ici, comme un peu partout à Kolkata, les urinoirs publics sont ouverts sur la voie ; les hommes pissent à la vue de toutes et tous sans que l’on y prête attention. Pas plus d’ailleurs, le fait d’être presque nus pour se laver aux nombreux points d’eau dans les rues, de l’eau qui coule en permanence et qui dérive en ruisseaux le long des caniveaux (quand il y en a), nettoyant ainsi les rues et les trottoirs. Les minces lunghis (longue pièce de tissu portée autour de la taille) des hommes laissent deviner les verges et les fesses collées au tissu mouillé tandis que les femmes, les cheveux défaits et les poitrines couvertes du seul calicot, montrent sans vergogne, ventres et dos dénudés, hanches, fesses et seins enserrés dans les plis des saris.

Et puis, ce sont les marchands de thé ou de fruits et légumes qui s’intercalent ici et là, circulation empêtrée par les vélos à plateau venus livrer de la paille, des tiges métalliques ou de la glaise nécessaires à la fabrication de ces statues. Tout cela rend vivant et animé tout un quartier populaire. Et nous avons adoré ! Tout devra être prêt pour la grande fête religieuse de Durga Puja, offrandes à la déesse Durga, qui a lieu vers les mois de septembre ou octobre en fonction du calendrier lunaire. En ce début du mois d’août, lorsque nous y étions, l’activité était à son comble. La fête à laquelle nous n’assisterons pas est imminente. A cette époque, les divinités seront richement décorées et habillées, les processions parcourront toute la ville allant jusqu’au fleuve où elles seront immergées en offrande.


Howrah. Cette déambulation nous a conduits jusqu’à un débarcadère sur le fleuve Hooghly, un bras du Gange. Nous voulions atteindre l’emblématique pont en acier Howrah long de plus de 655 mètres et large de 30, construit entre 1937 et 1943, sans écrou ni boulon et le 6ème plus grand pont au monde. Il peut se dilater jusqu’à un mètre pendant les chaudes journées d’été. Rebaptisé Rabindra Setu en juin 1965 en hommage au célèbre poète Rabindranath Tagore, il reste cependant connu et appelé sous son nom d’origine. Pauvre Tagore ! Il a un trafic moyen de 80 000 véhicules et de plus d’un million de piétons par jour, et nous avons expérimenté cette traversée. C’est incroyable comme les gens marchent vite sur ce pont. Nous n’avons jamais vu d’Indiens marcher aussi vite, pressés de rentrer chez eux, fuir cette agitation, mais agités eux-aussi. Des mendiants, hagards, lassés de lever la tête pour quémander quelques roupies, ne voient en tout et pour tout que les jambes et les pieds des passants qui défilent à toute allure sous leurs yeux vides. Ils s’étalent le long du pont à intervalles presque réguliers. Personne n’y prête attention et on les enjambe parfois, ces laissés pour compte, cette « sous-population ». On ne les voit plus. Qui sont-ils ? C’est ahurissant.


Des porteurs ont de lourdes charges sur la tête, si hautes qu’elles pourraient tomber à tout instant. Mais non, il n’en est rien. Tout cela, voir cette vie défiler devant moi, ainsi, m’a rendu triste et je peux dire qu’Éric partageait ce sentiment lorsque nous en avons parlé un peu plus tard bien au chaud et en sécurité dans notre chambre d’hôtel.

Il était déjà tard et la nuit commençait à nous envelopper, mettant dans l’ombre les silhouettes mais en valeur le pont avec ses lumières bleutées. Sous le pont, au pied de l’un des deux piliers qui le soutiennent, le marché aux fleurs le long du ghât Jagannath. Les ghâts sont les marches de pierre qui descendent dans le fleuve permettant aux Indiens d’y faire leurs ablutions du matin et du soir. Dans la nuit, au bruit des sirènes des ferries, des cris des vendeurs de rue et des fleuristes non loin, du bruit incessant de la circulation, des cris des enfants qui se disputent ou qui jouent, des femmes qui s’interpellent et de certains hommes imbibés par l’alcool, ce ghât est un havre de paix. Nous avions franchi sans le savoir, la ligne non autorisée, imaginaire, pour les non-hindous. On nous le rappelle. Presque nus, hommes et femmes s’immergent dans l’eau douteuse du fleuve, ils prient. Ils rentrent trois fois la tête sous l’eau, la boivent et avant d’en ressortir, se lavent tandis qu’à quelques pas de là, d’autres lavent leur linge.

A quelques pas de là, dans la pénombre ou la lumière crue du marché aux fleurs, les lotus chatoyaient, blancs, crème et rose, joliment disposés en cercles.




Assis en tailleur, les fleuristes attendent les clients tardifs ; il est presque 20 heures. Jusqu’à quand resteront-ils ainsi ? Les déchets de fleurs jonchent les allées, mêlés à la pluie, il faut faire attention à ne pas glisser ou marcher dans une bouillasse immonde. Les Indiens, eux, n’y prêtent pas attention, ils sont pieds nus ou en tongs.
On retrouve ce pont dans les arts et notamment au cinéma. C’est comme si toute l’agitation de cette ville s’y trouvait concentrée. On peut le voir dans le film La Nuit Bengali, film en anglais de Nicolas Klotz de 1988, dans La Cité de la joie de Rolland Joffré sorti en 1992 et pour le dernier entre autres films, Lion, un film américano-britannico-australien réalisé par Garth Davis, inspiré de l’autobiographie « Je voulais retrouver ma mère » de Saroo Brierley, en 2016 (une vraie splendeur). Il faut également citer l’illustre cinéaste Satyajit Ray dont un studio italien vient de restaurer une fabuleuse trilogie en noir et blanc (pellicules tirées des flammes), avec, dans l’ordre, La Complainte du sentier (1955), L’Invaincu (1957) et Le Monde d’Apu (1959). L’histoire conte l’enfance d’Apu dans un village pauvre, puis son évolution à Varanasi (Bénarès) et Kolkata.

On veut rentrer. Trouver un taxi n’a pas été une mince affaire. Peu sont libres. D’autres annoncent un prix exorbitant. Il faudra d’abord affronter la foule qui nous a happés puis engloutis. Nous avons suivi une marée humaine, il a fallu suivre la vague jusqu’à trouver une brèche pour nous en sortir. Deux taxis jaunes Hindustan Ambassador – véhicules emblématiques de l’industrie automobile indienne de 1957 à 2014 – attendaient sous un pont. Le plus hardi des deux chauffeurs, sentant la bonne affaire, nous propose de nous transporter à prix d’or. Carte en mains, on palabre. Rien n’y fait. Tant pis pour nous qui voulions partir le plus vite possible et pour lui qui aurait pu gagner le prix d’une course de toute façon à son avantage car il n’y a pas de compteur. Un peu plus loin, une voiture dans un triste état, nous conduira « chez nous » où nous arriverons complètement épuisés. Une douche bien chaude défera les nœuds de tensions dues au stress, à la fatigue du jour et à la chaleur.

Rabindranath Tagore, Prix Nobel de littérature (1913). Une énorme demeure rouge où le poète, écrivain et philosophe vécut plus de la moitié de sa vie (1861-1941). Il devient très vite le plus grand écrivain de l’époque coloniale. Il écrivait en bengali et traduisait lui-même ses œuvres en anglais. Il est sacré Chevalier par le roi George V en 1915 mais renonce à ce titre en 1919. Humaniste, il fonde l’école Santiniketan en 1901 puis des universités qui existent encore aujourd’hui.

Sa maison retrace sobrement sa vie et met en lumière les nombreux liens qu’il entretint avec le monde occidental mais aussi avec la Chine et le Japon.



Demandez le programme 1. Les deux matinées suivantes seront consacrées aux visites guidées, Heritage walking Tour. Nous découvrirons à pied le patrimoine colonial dès 8 heures. Imaginez ces gros gâteaux architecturaux version britannique, bâtisses imposantes, lourdingues mais qui en jettent et qui résument bien la grandeur de l’Empire, le Raj.




Pour exemples, la cathédrale est une réplique de Saint Martin in the Field à Londres, le Victoria Memorial, celle de Saint Paul’s Cathedral, tout en marbre blanc.


Les couleurs sont fanées, voire passées, les peintures sont écaillées, les plâtres s’effritent. L’entretien et les restaurations sont minimes. Où la ville pourrait-elle trouver assez d’argent pour maintenir ce patrimoine ? La politique de la ville – et du pays – vise-t-elle au maintien de ce qu’elle a rejeté il y a des décennies et à l’heure où le Premier ministre Narendra Modi débaptise des noms donnés sous le Raj pour des noms de l’Inde libre et indépendante ? Dans combien de temps tout cela aura-t-il disparu à jamais, rayé définitivement de l’histoire de l’Inde, comme si celle-ci pouvait effacer trois siècles de présence de colons.





L‘héritage portugais, néerlandais et français est déjà réduit à peau de chagrin – par volonté ou faute de moyens.






La ville de Chandernagor en est un exemple flagrant : des bribes, des pans de la présence française perdus dans l’Inde contemporaine. Est-ce un juste retour des choses ? Dans le centre historique de la ville, les palmiers qui ornent certaines façades ne peuvent rehausser les splendeurs d’antan. La grisaille du fleuve, la poussière, la crasse, les déchets, l’urbanisme effréné ajoutent à la tristesse du constat.

Et c’est dans cet environnement moite que nous déambulons pendant plusieurs heures jusqu’à en être trempés de sueur.


Demandez le programme 2. La visite du lendemain nous conduits dans les quartiers historiques et représentatifs du Bengale. Entre quartiers populaires et bourgeois dont les rues sont bordées de maisons cossues colorées, nous écoutons plus ou moins attentivement notre guide.

Nous ne sommes que tous les deux cette fois-là et c’est tant mieux.


Les maisons sont rouges, jaunes, couleurs dominantes. On a quitté les grandes artères de la ville et nous nous promenons dans des rues beaucoup plus calmes. C’est un visage de l’Inde que j’aime le plus ; il y a moins d’indifférence, les gens nous regardent et nous sourient, nous nous arrêtons pour boire un chai.




Les rickshaws-pullers (des « hommes-chevaux » tirent des vélos-rickshaws, pratique officiellement interdite depuis 1997), les vélos en tous genres, les deux roues, encombrent les rues souvent étroites. On a le nez en l’air et moi, les mains cramponnées à mon ventre. Il faut éviter la catastrophe ! Je fais des centaines, des milliers ?, de photos. Combien en garderai-je après le tri ?


On s’arrête devant LA pâtisserie, LA meilleure. Notre guide nous offre une petite boule jaune enrobée de noix de coco, nous disant que c’est un « delicatessen » fait exclusivement au lait de vache. Bon, rien de spécial sous le soleil ! Pas de commentaire, mais l’intention était gentille. Le retour à l’hôtel est maintenant une nécessité absolue et impérative : douche et repos.

New Market. En fin d’après-midi, nous décidons d’aller dans ce bazaar abrité dans un bâtiment de style colonial imposant. Il y a foule. Très vite nous sommes suivis par des hommes qui veulent nous « aider » à nous repérer, à nous « guider »… à aller dans leur boutique. Il a fallu se fâcher pour que ce harcèlement cesse. Et au vu et au su de tous, ils ont fini par rebrousser chemin. Nous avons fui cet endroit, haut lieu de la fast-fashion de pacotille, du consumérisme à outrance.

Au sud de Chowringhee. Visite d’un Kolkata « chic » que nous voulons voir. Sortir pour un temps de la « noirceur » de cette ville. Nous voulions marcher sur des trottoirs, passer devant de belles devantures, s’arrêter dans de bons et beaux bars et restaurants et même, comble de notre contradiction, rechercher de beaux centres commerciaux offrant fraîcheur climatisée, confort tranquille et atmosphère aseptisée.


Nouvelle déception, un quartier pseudo-bobo, quelques petites boutiques qui n’ont rien de particulier si ce n’est d’offrir des prix fracassants. Encore une fois, nous fuyons cet endroit, nous trouvons un taxi et tentons de rentrer à notre hôtel au moment où un match de football et une pluie battante s’abat sur une ville engorgée par d’énormes bouchons. 90 minutes pour rentrer sous la conduite d’un chauffeur à bout de nerfs, crispé, agacé, résigné même et presque coléreux. Nous n’échangerons pas un mot.



La Mission de la Charité. Il n’est pas question de quitter Kolkata sans aller à la mission de Mère Teresa, les Sœurs de la Charité nous reçoivent avec un grand sourire et un accueil chaleureux. Elles sont vêtues du même sari blanc à trois bandes bleues en bordure, dans un coton simple et bon marché que Mère Teresa avait choisi via la voix du Seigneur. Elle y vécut, dirigea la mission, y poussa son dernier souffle et y repose aujourd’hui sous une imposante mais simple pierre tombale sans inscription. Juste un petit portrait d’elle en noir et blanc. Un petit musée adjacent retrace sa vie en photos, quelques grands portraits. Un moment suspendu dans ce lieu si calme avant d’affronter une nouvelle fois les turpitudes de la rue.


Non loin, sur Park street, le sens de la circulation change à 13 heures précises tous les jours. Nous regardons, positionnés juste au carrefour, ce ballet de véhicules orchestré par la police. Nous poursuivons un peu plus loin jusqu’au cimetière catholique de South Park. Les pierres tombales et les stèles funéraires sont hallucinantes.

Nous quitterons Kolkata le lendemain, le 15 août. Nous resterons pour ces dernières heures dans notre chambre d’hôtel, n’ayant ni l’envie ni l’énergie d’affronter la ville une dernière fois. Cependant, malgré des sentiments divers et contradictoires, nous sommes contents d’avoir pu nous rendre à Kolkata, dernière grande ville que nous visiterons en Inde avant notre retour définitif en France.

Il y a 40 ans, nous nous étions créés les fantasmes les plus fous, nous faisant craindre le pire et l’insupportable, Calcutta, ville dangereuse. Quarante ans plus tard, l’image qu’il me reste de Kolkata est celle d’une ville incroyablement difficile à vivre, très différente par certains aspects d’autres villes indiennes et je reste frappé par le sentiment de tristesse, de pauvreté qui marque cette ville, sentiments mêlés tout de même par l’incroyable activité culturelle et à l’énergie vivace due à l’afflue des habitants du Bihar, de l’Orissa et du Bengladesh voisins qui constituent les 2/3 de la population. Creuset culturel ou masse de travailleurs acharnés, corvéables à merci ?