Sur la route des terres de rois

C’est l’histoire d’un voyage prévu pour les 60 ans d’Éric en 2021 qui n’a pas eu lieu. Reporté aux calendes grecques, la pandémie ne nous laissait rien entrevoir. Nous étions tous les deux déçus et dépités.

C’est aussi l’histoire d’un voyage que j’ai entrepris il y a 40 ans, entré par une petite porte de cet état sans en voir l’ensemble. D’où l’envie d’y revenir.

C’est enfin l’histoire d’un vieux rêve. Bien avant notre installation à Chennai et concours de circonstance, Éric piaffait d’impatience de visiter cette région de l’Inde.

C’est maintenant chose faite pour tous les deux.

Dans un secret faussement gardé, sans rien dévoiler, je me suis mis à la préparation d’un voyage qui restera pour le coup, absolument inoubliable. Mission accomplie ; je n’ai jamais été aussi heureux de le rendre si heureux et émerveillé !

Il y avait des ingrédients indispensables à la réussite de cette équipée. Voyager en voiture pour pouvoir s’arrêter en chemin, découvrir des paysages uniques, visiter cette terre de maharajas et leurs innombrables palais et forteresses, dormir comme des « raj » en leurs palais. La voiture spacieuse avec notre chauffeur Yugraj, un jeune Sikh de 24 ans de Delhi,  nos guides francophones pour les visites d’importance, Anand – Rajput, la plus haute caste du Rajasthan –  Antriksh, Sher Singh, Bhawani et Buba – Rajput lui aussi mais de la branche des guerriers –, la gastronomie locale ainsi que nos hébergements  dans des lieux historiques et remarquables ont fait notre bonheur du début à la fin.

Voici en un clin d’œil notre parcours, un voyage de 1200 kilomètres en 12 jours du 3 au 13 février.  Le Rajasthan est la terre des rois ; raj, maharaja, maharana ou maharawal selon la région, la langue, le clan, Rajputs pour la plupart. Cet état est un concentré de royaumes très anciens en mutation, en expansion, tantôt envahis, tantôt envahisseurs. Ces raj étaient des visionnaires ; bâtisseurs, esthètes, cultivés, scientifiques, artistes, amoureux, raffinés et peut-être avant tout, des guerriers ; ces rois étaient tout cela à la fois. On en voit les traces aujourd’hui encore. Un drapeau aux couleurs d’un royaume flotte au-dessus d’un palais signifie que le maharaja est présent sur ses terres, la construction d’un mausolée indique qu’un maharaja vient de mourir et son cénotaphe s’ajoutera à ceux de ses ancêtres dans le cimetière royal.  

Les noms sont évocateurs. Certains ont une origine rajput, d’autres, moghol ; Amber, Bikaner, Jaisalmer et Jaipur, Udaipur, Jodhpur mais aussi Mukundgarh, Junagarh, Mehrangarh, à titre d’exemples. Tout cela rend le Rajasthan si spécial. C’est ce qui rend le Rajputana si beau.

Nous retrouvons Yugraj à l’aéroport de Jaipur. Il est presque minuit. Affichant un sourire, il montre une affichette au nom d’Éric. Le trajet semble long jusqu’à notre hôtel et dès que l’on traverse une porte (pol), on sait que l’on est entrés dans la vieille ville. A cette heure calme, quand tout le monde dort, il ne reste que les rideaux de fer baissés, quelques chiens errants et les traces de l’activité de la journée. Les rues sont sales. Nous arrivons au « Samode Haveli », une grande demeure de riche marchand transformée en hôtel de luxe. Nous nous y poserons pendant trois nuits. J’écrirai près de la piscine mes premières notes. L’air est très frais le soir, l’eau est froide et je ne me baignerai pas. Nous ressentons le piquant de l’air, nous qui venons du sud si chaud en hiver. Nous nous envelopperons dans nos châles chaque soir.

Jaipur est la capitale d’état. C’est une grande ville animée, organisée en 9 carrés, concept védique correspondant aux 9 planètes de l’astrologie chez les hindous. La ville a été peinte en rose, la couleur de bienvenue, en 1876 à l’occasion de la visite du prince de Galles, futur roi Edouard VII d’Angleterre. C’est de là que commence notre périple.

Il nous amènera à Udaipur, dite « la Venise de l’ouest » pour les nombreux lacs qui la délimitent. Ici, les couleurs sont chaudes, la pierre lumineuse et changeante au soleil. La pierre ocre contrebalance avec le marbre blanc des bâtiments qui lui font face, comme dans un duel. Ainsi, le palais royal, dont l’enceinte ocre tombe à pic dans l’eau, affronte la blancheur éblouissante du palais-hôtel du Lake palace.

Ailleurs, à Jaisalmer, c’est la blondeur dorée de la ville, des palais et de la citadelle qui captera notre attention.

Sur la route

La pierre, sous le soleil écrasant du désert du Thar, ce mini-Sahara (c’est moi qui le dit), renvoie la chaleur. Il fait jusqu’à 48°C six mois dans l’année et il n’y a aucune précipitation. Février est la fin de la meilleure période.

Musiciens dans le désert

On retrouvera cette même ambiance à Bikaner, autre ville en bordure du désert qui compte d’immenses havelis désaffectés et nous épate par sa forteresse époustouflante de beauté et de richesse.

Passé les Monts Aravali, petite chaîne de montagnes qui coupe le Rajasthan du nord au sud, les paysages arides sont parsemés de buissons secs et courts.

A l’est, c’est la plaine interminable, un peu ennuyeuse où les villages sont nombreux et les bourgs très agités. Partout, la même animation ininterrompue : la circulation, les embouteillages, les coups de klaxon, l’effervescence du commerce, des fruits et des légumes à tous les coins de rue, dans les échoppes, sur les vélos à plateau, à même le sol, les produits posés sur de simples bâches.

Nous attendrons avec impatience d’être dans la « ville bleue », Jodhpur. Des hauteurs de la forteresse, nous remarquerons que beaucoup de toits bleus sont en tôle ondulée donnant l’impression que presque toute la vieille ville a revêtu cette couleur. D’en bas, il en va tout autrement. Seul un quartier bien restauré avec de jolies boutiques chics « à touristes » est coloré. Partout ailleurs, le bleu est délavé ou il n’en reste que quelques traces qu’il faut bien chercher. Notre guide manquera sa mission de nous mener aux endroits les plus intéressants parce qu’il faut bien le dire, mon déjeuner m’avait occasionné de terribles crampes d’estomac et des maux de ventre qui m’ont empêché d’apprécier cette visite que nous avons écourtée.

En voiture, nous avions des temps de trajets de 3 à 5 heures. Certains matins, nous partions dès 8 heures. Avec notre accord, Yugraj nous berçait pendant une heure ou deux de musique et de chants enregistrés par des gourous Sikhs . C’était très apaisant au point de somnoler. Les trajets semblaient ainsi plus courts et moins monotones.

Nos journées étaient rythmées par des visites de forteresses et de citadelles, de palais, de havelis, de temples hindous et jaïns. Ces derniers sont nombreux dans la région. Nous avons fait les boutiques, souvent du lèche-vitrines, afin d’admirer le travail des artisans (textiles et bijoux essentiellement). Nous avons également dégusté le meilleur lassi jamais bu jusqu’à aujourd’hui dans des gobelets jetables en terre cuite. Le « Lassiwala » à Jaipur est un établissement très populaire dans la ville nouvelle, institution où l’on se rend depuis 1944.

Le cinéma de style Art Moderne de 1976 se trouve juste en face du Lassiwala.

Jaipur a été notre premier choc culturel. Entre le City Palace avec son palais royal, le « Palais des Vents » où les femmes du harem pouvaient regarder dans la rue sans être vues à travers les ouvertures en moucharabieh, et l’Observatoire royal, patrimoine de l’Unesco, nous avons commencé sur les chapeaux de roues !

Le Hawa Mahal, « Palais des Vents ».

La suite ne nous a pas déçus. Chaque jour, nous visitions une forteresse, un palais, un temple, un musée. Nous nous promenions dans les ruelles des vieilles villes, admirant le travail artisanal, les tissus si colorés, les étoles, châles et écharpes en laine de cachemire, en pashmina, plus fine encore. Nous déjeunions sur le pouce dans la rue pour ne pas perdre de temps, nous étions avides de découvrir tous ces trésors. Et des trésors, les palais musées en recèlent ; les décorations des salles tout d’abord. Utilisant des couleurs vives que certains jureraient criardes, les murs et les plafonds étaient non seulement peints mais de petits miroirs y étaient ajoutés, reflétant ces couleurs et la lumière du jour et des bougies le soir. On imaginait bien les tentures et les tapis fermer ces grands espaces ouverts aux vents, créant ainsi une intimité, invisible de tous. Puis les expositions de textiles, vêtements de maharajas, de maharanis absolument sublimes.

Les armureries, contre toute attente, nous ont fascinés tant par les formes diaboliques des épées, dagues et autres poignards qui devaient faire atrocement souffrir en entrant dans les chairs que par leur esthétisme. Les lames gravées, ciselées, les manches en ivoire ou en bois précieux travaillés transformaient ces armes redoutables en œuvres d’art. Ailleurs, les pièces en argent massif repoussé, berceaux, objets cérémoniels,  de la maison et de la vie courante, carrosses et palanquins. Bref, une orgie de splendeur !

Dans le Shekhawati, ce sont les havelis que nous avons découverts. Ces grandes demeures palatiales datent des XVIIIème, XIXème et XXème siècles. Elles sont décorées de fresques dépeignant autant les personnages religieux (Vishnu, Krishna et Ganesh essentiellement et leurs épouses Parvati, Lakshmi) que les interprétations des nouvelles technologies de l’époque (paquebot, train à vapeur, bicyclette, avion). Ces havelis rappellent les palais du Chettinadu dans le Tamil Nadu, région que nous avions visitée en un autre temps.

Les havelis, gigantesques demeures de marchands ayant fait fortune, sont comparables en taille,
ornements et richesses, aux palais de maharajas
Le temps fait son œuvre. Pour beaucoup, laissés à l’abandon, les havelis perdent de leur éclat et les peintures disparaissent peu à peu à jamais, ne laissant que des traces aux contours noirâtres.

Les temples ne nous ont pas laissés indifférents. Nous avons été surpris par le nombre important de temples jaïns ; à Jaisalmer dans la citadelle, à Bikaner et à Ranakpur sur la route entre Jaisalmer et Jodhpur. Ce dernier, le temple de Chaumukah, tout en marbre, repose sur 1444 colonnes, toutes sculptées de motifs différents. A la sortie, Éric a engagé la conversation avec un jeune prêtre tout de jaune et rouge vêtu affichant un magnifique sourire. Le jaïnisme est proche de l’hindouisme et du bouddhisme. On est jaïn de conviction, religieux ou laïc. Les croyances et principes de vie sont les mêmes dans les deux cas, excepté pour l’un des vœux majeurs : « le vœu de conduite du Brahman ». Chez les laïcs, les couples se doivent fidélité absolue tandis que pour les ascètes, le vœu de pureté signifie le célibat et l’abstinence de toutes pratiques sexuelles. Je laisse le lecteur faire ses propres commentaires ! A Udaipur, le temple hindou de Jagdish que nous avons atteint en gravissant de hautes marches, résonnait de musique joyeuse. Une petite foule, assise par terre face à un prêtre, écoutait attentivement les textes sacrés. Les couleurs, les odeurs d’encens ainsi que la musique nous ont mis en joie !

Temple jaïn de Chaumukha à Ranakpur

Les palais sont construits et organisés de la même façon. Plusieurs « pol », portes d’entrées conduisent à une première cour carrée avec, en son centre, le « Diwan-I-Am, la salle des Audiences publiques. A l’intérieur, le « Diwan-I-Khas », salle des Audiences privées, est somptueuse. Une deuxième cour est réservée aux femmes, épouses et concubines. On ne peut les voir, elles ont leurs quartiers ; palais pour les concubines, suites privées pour les épouses. Le maharaja, lui, vit dans ses suites, dort seul, mange seul, vit seul en quelque sorte. Des couloirs étroits, des escaliers et des coudes relient souvent les appartements du maharaja à ceux de ses épouses ou concubines.

Je terminerai ce panorama par les hôtels qui nous ont accueillis. Tous, à l’exception des havelis, ont une histoire liée de près aux maharajas. Pour l’un, à Jaisalmer, c’était l’un de ses trois palais. Pour un autre, à Bikaner, c’était une résidence secondaire. Pour un autre encore, à Narlai, un relais de chasse aux pieds des Monts Aravali. Des lieux magiques, fabuleux, extraordinaires au sens premier du terme. Nous avons aimé les havelis, énormes bâtisses toutes peintes et richement décorées, Le Samode à Jaipur et son « jardin extraordinaire », le Vivaana à Mandawa, et enfin des palais dignes de ceux des maharajas. Le Gajner Palace perdu dans la campagne nous a offert sa vue sur le lac alors que le plus mythique d’entre tous est à Udaipur, le Lake Palace, délicatement posé sur le lac Pichola. Ces pauses ont été un enchantement et je voulais enchanter Éric pour son anniversaire. Ce cadeau restera gravé dans notre mémoire.

Rathan Vilas, Jodhpur
Jour J : 10 février. Nous nous rendons en char à buffles au puits à degrés, à un kilomètre de notre hôtel, où nous fêterons dignement cet événement. Les turbans nous ont été offerts. Nous rentrerons plus tard en jeep.

Le retour à la réalité fut un peu brutal. Reprise du travail tambours battants pour Éric. Retour à un quotidien d’ »intendant » pour moi. Mais d’autres projets de voyages, plus courts, se précisent en avril et en mai. Nous avons ainsi l’impression de rattraper un peu le temps perdu par les restrictions sanitaires de ces deux dernières années. Il y aura donc d’autres articles en perspective qui alimenteront notre blog.

En, attendant, régalez-vous et bonne lecture !


Penjab : Épisode 2

ਅੰਮਿ੍ਤਸਰ (Amitasara)

Le Penjab est la patrie des Sikhs indiens. Amritsar, au nord, y a sa sœur bannie, Lahore au Pakistan, à quelque 50 kilomètres. Nous sommes arrivés à notre hôtel, le Ramada, au cœur de la vieille ville, vers 21 heures. Nous voulions d’abord dîner rapidement pour nous rendre ensuite au temple d’or, le Gurudwara Harmandir Sahib. Vu l’heure tardive, nous nous sommes précipités dans un restaurant bondé dans lequel il y avait une agitation folle. Nous avons pensé que c’était bon signe et qu’il devait avoir une bonne réputation. On se serait crus dans un film à vitesse rapide et on aurait cru entendre un disque microsillon 78 tours. Les chaises passaient d’une table à l’autre raclant le sol ou passant au-dessus des têtes. On compactait des familles de 8 personnes sur des tables de 6, on s’asseyait à 3 sur 2 chaises. Le tableau était indescriptible, le niveau sonore insupportable. A l’entrée, nous ne savions que faire ; rester et attendre ou ressortir. Mais quitter ce lieu semblait impossible tant il y avait de monde derrière nous à espérer être placé. Nous avons donc attendu qu’un serveur charitable nous remarque et nous attribue une table que nous avons partagée avec une famille. Leur bébé était juché au milieu des plats sales. La grand-mère édentée nous a souri et l’on a vite commencé à se parler. Derrière nous, une jeune femme s’est retournée et a engagé la conversation avec Éric. Très vite, elle nous a dit que c’était l’endroit où il fallait venir manger, tout en nous recommandant un autre établissement pour le petit-déjeuner. Dans les deux cas, nous nous sommes régalés d’un chaana dahl massala (curry de pois chiches et lentilles) accompagné de kulcha (merveilleux petits pains légèrement levés) et le matin, nous avons bu un délicieux lassi bien épais et très sucré (boisson à base de lait fermenté). Rassasiés et estourbis, nous nous sommes dirigés vers le temple d’or.

Gurudwara Harmandir Sahib

Premières règles : on se déchausse et on laisse ses souliers au chappal stand (comptoir aux sandales). Ensuite, on se couvre la tête et à défaut de turban, on nous impose un foulard orange imprimé du nom du temple. Ce n’est pas très seyant mais c’est obligatoire.

Enveloppés dans nos châles en cachemire, nous voilà Sikhs parmi les Sikhs !

Premières impressions : à minuit, dans le nord de l’Inde, le sol en marbre est très froid quand on est pieds nus et on n’est pas mécontents de porter un châle autour des épaules. Nous avons descendu la volée de marches qui nous amenait au niveau du bassin et là, nos yeux se sont écarquillés. Une féérie.

Le temple d’or semble posé sur l’Amrit Sarovar, le bassin du Nectar, creusé en 1577, dans lequel les pèlerins du monde entier viennent se baigner. Ce joyau tout de marbre et d’or se reflète dans les eaux sacrées du bassin.

A minuit, les fidèles attendent toujours de pouvoir pénétrer le lieu saint !

Les non-Sikhs n’ont aucune chance d’y tremper le bout d’un orteil même s’il est dit qu’elles ont des vertus thérapeutiques ! Une ambiance de recueillement naturel. Un flot ininterrompu de personnes tranquilles. Des dormeurs. Des baigneurs. Des gens en méditation ou en prière. A minuit passé, le temple regorgeait de monde. Les dormeurs se tenaient prêts à entrer les premiers dans le sanctuaire dès l’aube. La jeune femme que nous avions rencontrée plus tôt nous avait prévenus qu’il nous serait impossible d’y accéder au petit matin. Nous ne l’avons pas crue, nous disant que nous serions sur place bien assez tôt – pour nous – dès 5h30. Elle avait raison. A cette heure-ci, il y avait déjà plus de cinq heures d’attente avant d’atteindre le sanctuaire accessible dès 4 heures et les gens dans la file étaient serrés les uns contre les autres. Mission impossible et dangereuse.

Nous avons donc observé et attendu le lever du soleil sur le temple et nous avons été éblouis, comblés. L’animation était intense. Devant le bassin, des hommes de tous âges se dévêtaient presque impudiquement, ne gardant qu’un caleçon et s’immergeaient après une brève prière. Certains grelottaient mais tous ressortaient sereins comme s’ils avaient accompli une bonne action.

Les femmes se pressaient également pour se baigner. A la différence des hommes, on ne les voyait pas car la partie leur étant réservée était cachée de la vue de tous.

Des jathhedar (gardes) en robe bleue, un long bâton surmonté d’une pique à la main, surveillaient tout ce monde, arpentant sans cesse le bassin. Au petit jour, des Sikhs, employés du temple ou volontaires accomplissant une action de grâce, plongés jusqu’aux cuisses dans l’eau froide du bassin, brossaient les marches en marbre immergées. D’autres nettoyaient les tapis antidérapants autour de la pièce d’eau et lavaient le sol afin de garder des conditions d’hygiène suffisantes. L’était-ce assez ? L’intention compte.

A l’étage des bâtiments d’enceinte, des gourous psalmodiaient des prières d’un ton incantatoire dans les petites pièces réservées à cet effet. A tout moment, les pèlerins  peuvent « commander » des offices à titre privé en échange de dons.

C’est depuis l’une de ces galeries que nous avons vu le soleil se lever sur le temple, la lumière s’éclaircir, les couleurs changer, les contours devenir flous et les 750 kg d’or du dôme du temple s’embraser. Je supportais bien mon châle, nos pieds étaient toujours glacés mais l’on commençait à sentir la douceur du soleil qui bientôt nous réchaufferait. Le passage dans les cuisines nous a valu d’être mis à contribution par un grand Sikh barbu dont la tête était ceinte d’un turban blanc enroulé à la hâte, portant un pyjama (pantalon en coton léger) blanc et court et un tricot de corps blanc largement ouvert sur sa poitrine velue. Une presque nudité, mais ne doit-on pas être à l’aise ici, à moins qu’il ne soit sorti du lit précipitamment ? Tout ce blanc contrastait merveilleusement avec le sombre de sa peau et la noirceur de ses poils. D’un signe de tête, il nous a invités à nous assoir et à badigeonner des chapatis avec du ghee (beurre clarifié) qui s’amoncelaient sur une grande table basse autour de laquelle une dizaine d’hommes et de femmes étaient occupés à cette tâche.  

Des chapatis et du ghee, et c’est parti !

Aucune question, aucune différence. Nous étions juste nous, là, tout comme eux à suivre un principe de charité et d’hospitalité cher aux Sikhs. Tâche sans fin. Les chapatis arrivaient tout chaud et à un rythme incessant dans de grands paniers mais après quelques centaines de badigeonnages et des hésitations, nous nous sommes levés, avons salué tout le monde d’un signe de tête, on nous a souri en retour en un signe de remerciement et nous sommes partis. Au-dessous des cuisines, dans le Guru-Ka-Langar, l’immense réfectoire, on accueillerait et servirait activement plus de 100 000 repas gratuits par jour dans un service non-stop.

Le jour se lève sur la terre penjabi

दिल्ली, (Dillī)

Système britannique. On paie en fonction de la distance du trajet, on garde le jeton pendant la course et on le dépose dans une machine à portillon qui nous autorise la sortie.

Old Delhi, c’est toujours le chaos ! Je m’amuse de m’y trouver au centre … pour un temps ! J’ai réellement vu des piétons furieux contre des véhicules, surtout des deux roues et des auto-rickshaws qui forcent et bouchent les passages. C’est assez insupportable !

Le trafic n’épargne pas non plus les bêtes dociles !
Au travail tout de même !

Trois des quatre jours à Delhi ont été consacrés au tourisme pour moi et au travail pour Éric. Nous sommes arrivés à notre hôtel – résidence à chacun de nos passages – The Claridges le dimanche soir, épuisés et estourbis par le voyage en train depuis Amritsar. Je m’arrêterai sur la journée du 11 novembre, fériée, que nous avons passée ensemble. Notre vol de retour à Chennai étant prévu vers 20h30, nous avions toute la journée pour flâner. Mais, ombre au tableau, ces journées ont été marquées par des conditions atmosphériques calamiteuses. En effet, la métropole indienne enregistrait les 11 et 12 novembre son pire indice de qualité de l’air de la saison, soit 471 sur une échelle de mesure de 500. Nous étions dans un brouillard irrespirable causant maux de tête, nausées et fatigue et cela nous a rappelé notre arrivée en Inde en novembre 2019 quand nous avions été pris à la gorge – et ce n’est pas une image – par la pollution dès la sortie de l’avion. Il aurait presque fallu porter un masque anti-pollution au-dessus du masque anti-covid ! Vous voyez un peu le tableau ! Après les formalités de départ de l’hôtel, nous avons pris le métro pour nous rendre au musée National. Il y a une très belle collection de statues en bronze et en pierre et malheureusement, sans surprise, beaucoup de salles étaient fermées.

Du centre de la ville, nous nous sommes dirigés vers le sud pour aller au Qûtb Minâr, la tour de la Victoire, le plus ancien minaret de ce genre en Inde et le 3ème au monde construit entre 1192 et 1368.

A cette date, il atteint une hauteur de 72 mètres pour un diamètre de 14 mètres à sa base et 3 mètres au sommet. Richement travaillé, ce minaret est une véritable merveille et alterne le grès rouge et le marbre blanc. A ses pieds, les vestiges de la toute première mosquée en Inde ainsi que des ruines de son extension comportent de très belles galeries aux nombreux piliers récupérés de temples hindous et jaïns. Près de la mosquée, sur une grande esplanade, nous avons été surpris de découvrir une colonne en fer vieille de 1600 ans ayant résisté à la corrosion dédié à Vishnou.

D’une hauteur de près de 7 mètres, elle résiste au temps et, hindoue, elle s’impose par son âge et sa raideur au pouvoir musulman qui l’entoure. Satisfaits de cette visite nous nous sommes dirigés vers l’aéroport pour apprendre que celui de Chennai avait fermé à cause des intempéries qui ravageaient le Tamil Nadu, annulant ainsi notre vol. Nous avons été reportés sur un vol à 23 heures qui, lui, a été retardé de deux heures nous faisant atteindre Chennai à 4 heures du matin !

 

Penjab : Épisode 1

En voiture Simone !

Allez, soyons un brin aventureux ! Depuis Delhi nous avons choisi le train comme mode de déplacement. Bien nous en a pris, nous avons été infichus de réserver des billets en ligne ! Résultat, après plusieurs tentatives qui m’ont bien énervé, nous sommes passés par une agence, ce qui est, du reste, assez commun en Inde. Les billets reçus, il a fallu en comprendre les contenus et pour cela, je vais vous faire un petit résumé des catégories de ce moyen de transport très populaire et relativement peu onéreux selon la classe. Décryptage : trains express longues distances de jour en places assises (Shatabdi) ou trains express longues distances de nuit en couchettes (Rajdhani) et tous les autres trains (passenger trains), nos TER, pour les liaisons locales qui s’arrêtent partout.

  • 1 A/C : 1ère classe climatisée. Au moment de notre réservation, il n’y avait plus de place de disponible. 1047 ₹ pour 100 km.
  • 2 A/C – 2-Tier : 2ème classe climatisée. 4 couchettes sur 2 niveaux dans des compartiments ouverts. Les couchettes deviennent des banquettes pour les trajets de jour. Nous avons fait le trajet de Delhi à Chandigarh dans cette catégorie. Du coup, dans un compartiment, nous n’étions qu’Éric et moi et peut-être 20 passagers dans tout le wagon. 4h30 de voyage pour 260 km, 613 ₹ pour 100 km.
  • 3 A/C – 3-Tier : 2ème classe climatisée. 6 couchettes sur 3 niveaux dans des compartiments ouverts. Le guide dit qu’ils sont très fréquentés par les familles indiennes et je peux vous affirmer que c’est absolument vrai. Trajet d’Amritsar à Delhi, 450 km en 6h30 dans un capharnaüm incroyable et un bruit incessant. Il faut faire appel à sa plus grande indulgence et à sa zénitude pour ne pas péter un câble ! Mais c’est ici que l’on échange avec ses voisins et que l’on est au plus près des Indiens. Les comportements sont aussi très instructifs. 428 ₹ pour 100 km.
  • ECC, Executive chair : fauteuil confortables inclinables en voitures climatisées.
  • CC, A/C Chair : comme l’ECC en moins luxueux. C’est ce que nous avions pour le trajet de Chandigarh à Amritsar de 4h30 pour 250 km. Bruyant mais confortable. 205 ₹ pour 100 km.
  • SL – Sleeper class : couchettes sur 3 niveaux dans des voitures sans porte ni climatisation … mais les fenêtres s’ouvrent !
  • II/SS ou 2S, 2ème classe sans réservation avec des sièges en plastique ou en bois, un monde de « ouf » et des prix battants toute concurrence, 48 ₹ pour 100 km !

Les indications de classe sont mentionnées en gros caractères peints sur chacune des voitures.

Voiture 2ème classe sans réservation. Et pour preuve, les fenêtres s’ouvrent !
Le préposé nettoie au jet les sanitaires du train.

Il faut un peu de temps pour se repérer dans les gares, mais de fait, les trains sont très bien indiqués. Et si l’on ne comprend pas les assourdissantes et incessantes annonces, les agents ou des voyageurs aident volontiers. D’ailleurs, des Indiens eux-mêmes nous ont demandé s’ils étaient sur le bon quai ! Une fois à sa place dans son compartiment, chacun y va de son smartphone et donne de la voix pour couvrir la voix des autres. Qui parle pendant des heures, qui regarde un film, qui joue à un jeu, qui écoute les informations. Il faut ajouter les enfants qui hurlent et qu’on laisse hurler parce qu’on est occupé ailleurs. Personne n’utilise d’écouteurs et ce joyeux mélange de sons crée une telle cacophonie qui ne semble gêner quiconque, sauf moi !

Nous avons quatre bananes et deux bouteilles d’eau pour tout repas. Un peu plus tard, je descendrai du train dans une autre gare et achèterai un curry de pois chiches et deux petits pains qui rempliront notre estomac !

Sur le quai de notre train en gare de Chandigarh, nous avons engagé la conversation avec un jeune homme accompagné de sa femme et de leur fils Akshar. Celui-ci était malade du voyage en avion qu’ils venaient d’effectuer. Éric proposa alors aux parents des bonbons à la menthe. Rien n’y a fait, il a vomi. Et pendant que la mère s’inquiétait de leur fils, le père, Rajesh, nous a questionnés comme le font les Indiens. Tout sourire. Nous lui avons retourné les questions, à l’indienne, tout sourire également. Autour de son cou, comme son fils, un collier en perles de bois orne sa poitrine. Il sort le collier pour que nous le voyions mieux. Sur un double rang, les toutes petites perles sont enfilées sur un simple fil de coton. Ce n’est pas un ornement esthétique. Ce kanthi sert à réciter des mantras et se compose de 108 grains. Deux semaines plus tard, nous recevions deux de ces colliers, acheminés par la poste, et dans l’enveloppe, deux dessins faits à la hâte par Akshar dont l’intention amusante ne trompe pas. Nous avons été très touchés par cette marque de sympathie.

ਚੰਡੀਗੜ੍ਹ (Caḍīgaṛha)

Arrivés à notre hôtel, le personnel était en prière et en dévotion lors d’une pooja.

Dans l’état du Penjab on parle le penjabi, une autre des langues officielles indiennes. Nous sommes dans l’Inde du nord. L’écriture ressemble au hindi et n’a rien à voir avec les graphies des langues du sud. A titre d’exemple, voici le mot « Chennai » en tamoul, telougou, penjabi et hindi.

Chennai – சென்னை (Ceṉṉai) – చెన్నై (Cennai) – ਚੇਨਈ (Cēna’) – चेन्नई (chennee)

Avant la Partition de 1947, Lahore était la capitale de l’immense état indien du Penjab. Après cette douloureuse séparation, le Penjab indien s’est trouvé, de fait, sans capitale. Le projet pharaonique du Premier ministre Nerhu était de faire sortir de terre la première ville nouvelle, Chandigarh, spectaculaire, cosmopolite et unique, vitrine d’audace, de prospérité, de modernité et de confort. Dès 1950, l’architecte franco-suisse Le Corbusier fut choisi et érigea les bâtiments dans son matériau favori, le béton armé. De larges avenues délimitent les quartiers, plus de 50 secteurs, qui sont des lieux de vie indépendants les uns des autres, calqués sur le même modèle. Chaque secteur se compose d’une instance de l’administration, de la poste, d’écoles, de commerces, d’un jardin public et d’habitations. Au nord de la ville, la tête pensante, le Capitol Complex, patrimoine mondial de l’Unesco. Y sont répartis sur une immense esplanade les bâtiments administratifs comprenant la Cour suprême, le Vidhan Sabha (Assemblée législative) et le Secrétariat, sorte de Conseil régional chez nous. La sculpture de la main ouverte (Open Hand) dessinée par Le Corbusier, érigée 20 ans plus tard, deviendra le symbole de la ville.

Avec Neha sur le parvis du Capitol Complex devant la monumentale porte peinte par Le Corbusier

L’Alliance française de Chandigarh a mis à notre disposition une guide fort sympathique, Neha, professeure de français et un chauffeur. Elle est originaire de Chandigarh et l’on a senti chez elle l’amour de sa ville. Enthousiaste et fière de ses racines, elle nous a emmenés sur les traces de Le Corbusier et son cousin architecte Pierre Jeanneret. Nous avons donc visité cette ville dans d’excellentes conditions sous un climat idéal : très beau dans la journée et fraîcheur en soirée (nos châles en cachemire, portés à l’indienne, étaient les bienvenus). Je ne ferai pas le détail de chacune de nos visites, les photos parleront d’elles-mêmes mais, avec une journée bien chargée, nous avons fait le tour de cette ville qui ne ressemble à aucune autre ville indienne, où l’on aurait presque l’impression de ne pas être en Inde si ce n’était de voir et entendre les gens. Cette année, le calendrier lunaire a placé Diwali, la fête des Lumières, le 4 novembre. Le dieu Rama rentre chez lui après un long exil. Tout va bien. Il rentre triomphant en fanfare. Cette fête se doit donc d’être bruyante puisque l’on fait éclater, pendant 5 jours et 5 nuits, des feux d’artifice et des pétards dans toutes les rues.

Les administrations sont fermées et ainsi, nous n’avons vu que de l’extérieur les bâtiments de la « tête pensante » de Chandigarh. Déçus mais impressionnés. Nous nous sommes glissés dans le chic secteur 3 de la ville. De magnifiques villas signées Le Corbusier et Jeanneret bordaient les rues calmes et propres. Certaines des nouvelles constructions imitent même le style Le Corbusier, comme quoi son influence marque toujours les bobos de la ville et les attire.

Le secteur 17 est celui de la consommation. C’est là que se concentre toute l’activité commerciale et sociale de la ville. Nous avons adoré le musée – et chambres d’hôtes au confort spartiate –  Pierre Jeanneret, le musée des architectes avec ses nombreux plans de Chandigarh, les « pièces ajoutées » à la ville, plus tard, par d’autres architectes, le Centre Le Corbusier montrant l’exposition de photographies très intéressante et la table sur laquelle les plans de Chandigarh ont été tracés, enfin le fabuleux musée des Savoirs (Knowledge Museum) avec ses très belles collections de sculptures anciennes en pierre et en bronze, de textiles, de peintures contemporaines et de miniatures, le tout abrité sous un bâtiment en béton dont la hauteur donne le vertige.

Avec le directeur du Centre Le Corbusier
L’arrière du Knowledge Museum
La rampe mène au niveau supérieur.
Shiva et Parvati … version contemporaine

Neha nous a invités à déjeuner chez Gopal’s, un coffee shop où, au rez-de-chaussée, on peut acheter de délicieuses pâtisseries indiennes et toutes sortes de noix joliment arrangées dans des coffrets-cadeaux. Nous nous sommes régalés d’un chhole bhature (pain plat frit accompagné d’un curry de pois chiches épicé et savoureux). Le soir, elle nous avait recommandé le restaurant Dastaan dans le secteur 37, proposant des golgapa ou pani puri, amuse-bouches dans lesquels on verse une eau sucrée aromatisée, snacks street food par excellence que tout Indien qui se respecte adore. Là, on y sert des alcools et des spécialités trop copieuses et délicieuses dont une glace à la rose et à la feuille de bétel. Deux musiciens en tenue jouaient sur des instruments traditionnels. Un moment suspendu dans un joli cadre à ambiance tamisée.

Avant notre départ en train pour Amritsar, nous avons fait une promenade matinale autour du lac artificiel Sukhna créé par Le Corbusier, encore lui, et sur lequel il a fait du pédalo avec son cousin. Et pour terminer ce séjour, une déambulation dans le délirant Nek Chand Rock Garden, univers surréaliste et labyrinthique tout en canyons en béton, de cascades encadrées de faux arbres aux racines géantes et d’une multitude de figures zoomorphiques et anthropomorphiques faites de bracelets en verre coloré ou de débris de céramiques ; un jardin qui n’est pas sans rappeler celui du Facteur Cheval.

Un peu de vraie végétation parmi beaucoup de matériaux de récupération.
Et les deux belles plantes, c’est nous !!!

Hyderabad

హైదరాబాద్ (Haidarābād)

Dans l’État du Telangana, on parle le telougou, une des nombreuses langues officielles de ce pays. Située à une heure de vol au nord de Chennai, Hyderabad, renommée pour les perles de nacre, est la capitale d’un état de plus de 10 millions d’habitants. Les GAFA s’y sont implantés boostant l’économie de la région. Mais c’est aussi la ville où les habitants y sont le plus surveillés avec les 700 000 caméras de vidéosurveillance, soit une caméra pour 15 habitants. Impossible donc d’échapper aux contrôles de police.

Ce séjour de trois jours a été marqué par trois noms, trois rencontres qui font du bien.

Au restaurant iranien « Sodabottleopenerwalla » pour une soirée musique Bollywood avec Ajey !
Moment savoureux !

Ajey est docteur ès langue française, professeur à l’Aga Khan Academy d’Hyderabad et professeur de français à l’Alliance française. Il est de compagnie joyeuse et agréable et s’est proposé de nous accompagner dans la ville furieuse, chaotique, bruyante, embouteillée et polluée. Ce brahmane de 46 ans brave tous les interdits ; il n’est pas marié et ne le sera jamais, il boit de l’alcool, mange de la viande lorsqu’il n’est pas avec sa famille et il vit seul. Le mariage est une obligation en Inde et une nécessité due à sa caste. Ajey a dû affronter ses parents et il a eu le courage de leur annoncer que le mariage lui était impossible. Mais ça n’est pas sans contrepartie puisque sa vie affective et amoureuse se résume à bien peu de chose, nous confie-t-il. Je le rencontrai pour la première fois et le courant a vite été établi entre nous deux. Éric l’avait déjà rencontré lors d’une visite à Hyderabad dans le cadre professionnel. Nous avons passé une très belle journée, très intense.

Charminar est le cœur de la vieille ville. Ce monument de 1591 aux quatre colonnes hautes de 56 mètres célèbre la fin des épidémies et la fondation de la ville. Le bazar règne autour et dans les rues adjacentes. On y vend des bijoux, des breloques, du toc, des tissus, des vêtements et des chaussures. On brode, on tisse, on fourre des matelas. Quelle animation !

Ensuite, direction le palais de Chowmahalla (XVIIIè et XIXè siècles), la résidence de plusieurs nizam (titre nobiliaire) dotée d’un gigantesque durbar hall (salle de réception et de cérémonies) sous les 19 énormes lustres en cristal de Belgique à couper le souffle. Le Salar Jung Museum nous a frustrés car les salles des bronzes de l’Inde du sud étaient fermées au public ce jour-là. Malgré tout, nous avons vu de belles photographies et peintures de ce vizir, le troisième de son nom, ainsi que d’autres splendeurs à l’image de la collection prestigieuse de pommeaux de cannes, de figurines en ivoire sculpté et de miniatures.

Aux confins de la ville, à l’ouest, le fort de Golconde datant du XVIè siècle surplombe la ville. Au-delà de ses 11 km de remparts, il offre une belle vue sur la plaine poussiéreuse du Deccan ainsi que sur les tombeaux, tout proche, de sept des huit souverains Qutb Shahi et de leur famille royale, parmi les 21 tombeaux en granit répartis dans un grand parc tranquille.

Rani in the box !

Rani, un jeune étudiant musulman de l’état du Maharashtra (Mumbai) voisin, nous a abordés lors de nos déambulations au fort. Par simple curiosité, comme peuvent l’être les Indiens. Il venait de passer ses examens en sciences économiques à Hyderabad et il mettait à profit ses quelques heures avant de reprendre son bus pour faire du tourisme. De nature vive et diserte, il affichait une envie pressante d’entrer en communication avec nous. Il aurait pu raconter toute sa vie en un rien de temps. Ses mains s’animaient alors qu’il parlait et ses mots se bousculaient à la sortie de sa bouche comme s’il avait peur de manquer de temps. Le hasard l’a mis de nouveau sur notre chemin sur le site des tombeaux. Il a semblé ravi de nous revoir et a tenu à figer cet instant par un selfie pour garder en mémoire cette rencontre fortuite et agréable et nous l’avons trouvé attendrissant. Nous nous sommes séparés presque à regret.

Ram que l’on traduirait en français par … bélier. Il est forcément robuste malgré sa petite carrure !

Ram, jeune homme frêle de 22 ans, marié et papa d’un bébé de 6 mois, a été notre chauffeur d’auto-rickshaw pendant ces trois jours. Chaque matin, il nous attendait derrière son guidon avec une tenue différente, confortable, simple et propre, chemise en tissu synthétique froissée et pantalon de jogging. J’ai pensé qu’il voulait faire bonne impression. Le hasard fait bien les choses. Il était posté à l’extérieur de notre hôtel, attendant le client. Ajey l’a repéré, sans doute grâce à sa mine charmante. Il a conduit les négociations pour qu’il soit notre chauffeur tant que nous aurions besoin de lui. Et il nous a été « fidèle » pendant ces trois jours qui lui ont rapporté un petit pécule. Bonne aubaine ! Nous ne l’avons pas regretté car il l’a mérité pour avoir travaillé dur avec nos longues journées de visites faites d’attentes interminables pour lui. Il a été attentif, attentionné, prudent, patient, honnête et, c’est vrai, tout-à-fait charmant. Comme beaucoup le font, il conduisait souvent avec une jambe repliée sous l’autre, pieds nus, ses tongs laissées sur le plancher du véhicule. Avant de nous séparer, nous lui avons offert quelques centaines de roupies pour un cadeau à sa toute petite fille. Je crois que cela l’a ému, en tout cas, son attitude nous a touchés. Avant de nous séparer, il nous a serré la main et son beau sourire aux dents écarlates a éclairé son visage.

L’Inde, après l’été

Été. Un mot qui n’a pas – plus – de sens tant en Inde du sud où il fait chaud toute l’année qu’en Normandie où il a fait froid et où il a plu. D’ailleurs, on ne parle jamais d’été ici, mais de saison chaude. Moi, je dirais plutôt, saison très chaude ! Juillet et août sont les mois de vacances, du retour chez soi, retour aux sources, retour aux Buis. Nous qui voulions de la fraîcheur, nous avons été servis, à tel point que nous avons dû remonter le chauffage le temps de nous habituer aux températures automnales et aux giboulées de printemps ! Je ne développerai pas sur ce sujet, nous l’avons tous ressenti.

Les dix jours de quarantaine à notre arrivée en juin ont été ponctués par la visite des gendarmes ; n’importe quel jour, à n’importe quelle heure. Et les agents voulaient voir notre trombine à tous les deux. On ne rigole pas avec un arrêté préfectoral ! Nous nous y sommes conformés volontiers car nous avions besoin de repos et de reprendre nos marques dans notre maison campagnarde.

Les quatre semaines de congés d’Éric ont filé comme une étoile, ne laissant qu’une traînée de filaments vite disparue. Entre les retrouvailles avec la famille et les amis, animées autour de bons repas et de bons vins, et déjà Éric devait reprendre l’avion pour Chennai. J’étais à la fois triste pour lui de le voir repartir mais heureux de prolonger mes vacances. J’organisais mon temps entre des voyages en Provence, à Paris, en Touraine et des invitations à la maison. Le mois d’août s’annonçait chargé. C’était sans compter sur les imprévus, les aléas hors de contrôle qui empêchent le corps de bien fonctionner. Il a fallu le remettre en état et le booster. Août aura été le mois de tous les repos imposés et du rétablissement. Le mois de toutes les luttes et de mon acharnement … avec l’assurance maladie. Comprendre et redresser une erreur dans mon dossier m’a ébouriffé et épuisé. Il aura fallu plus de deux mois, mais j’ai réussi à rétablir une situation incompréhensible juste avant mon départ. Le voyage de retour a été décalé de deux semaines, mais je suis rentré à Chennai en forme, prêt à … commencer des vacances ! Quelle ironie ! Toutefois et après toutes ces péripéties, j’étais content et soulagé de retrouver Éric, de rentrer dans ce qui est devenu notre « chez nous » et de reprendre contact avec l’Inde, avec Chennai faite de contradictions, d’aberrations, d’humeurs contrastées, d’autant de beautés que de laideurs. Heureux de mener à nouveau une vie facile et compliquée à la fois, qui joue sur mes émotions – pour ma part, à fleur de peau et qui tendrait à me rendre impulsif, entier, émotif et par trop sensible. Trois mois d’absence – ou d’abstinence – et il faut presque recommencer, comme au premier jour. Se réapproprier l’espace, le temps et l’environnement. Comprendre à nouveau et décrypter les comportements, les attitudes, les expressions. Déchiffrer les intentions, les propos, les non-dits, les envies. Réapprendre à nos papilles le goût, aiguiser nos sens, ouvrir ou fermer notre odorat, reprendre une certaine distance, sans se déconnecter d’avec le monde de la rue, de la pauvreté, de la misère et faire en sorte de ne pas pleurer en voyant tous ces gens dormir sur les trottoirs, ces enfants hauts comme trois pommes, sales, aux visages radieux, enfourcher un bâton en guise de canasson, être abordé par des jeunes filles qui sont mères, qui sont sœurs, un bambin sur la hanche en train de faire la manche, s’agrippant à nous comme un radeau cherchant un ancrage, luttant contre la tempête pour ne pas sombrer, rester à flot, survivre. Elles demandent, elles insistent, pour nous arracher quelques roupies, leur victoire éphémère et toujours recommencer, pour manger, pour donner à manger. Telle est la réalité indienne. Comment peut-on vivre cela ? Comment en sortirons-nous ? Les trois mois en France m’ont tant éloigné de cette réalité-là. Comment peut-on se plaindre en France de notre condition ?

Chandni Chowk, au nord et tous les bazars de Old Delhi.
India gate, Khan Market et l’hôtel « The Claridges » au sud à New Delhi.

Nous avons repris un vol pour Delhi la semaine suivante. Éric devait intervenir auprès d’étudiants participant à un programme d’assistants d’anglais en France. Il a donc travaillé le vendredi et le lundi nous laissant le weekend de libre. Quant à moi, j’ai continué, pendant ce temps, mon exploration de la ville : l’immense place Connaught, très animée et populaire, jointure entre Old et New Delhi, l’hôtel Lalit avec des œuvres d’artistes accrochées un peu partout qu’on se croirait dans une galerie parisienne. Le très chic spa dans lequel je me suis offert le luxe d’un body massage était une invitation à se laisser abandonner entre les mains d’acier et expertes d’un masseur. Au contact de l’huile chaude sur mon corps, mes muscles se sont assouplis, ont été « torturés » pour en défaire les nœuds et relâcher les tensions. Peut-on ressentir du plaisir dans la douleur ?

Le mur d’enceinte du Fort rouge. Derrière nous, la porte de Lahore.

J’avais organisé pour nous la journée du samedi. Découverte de cette mégalopole pour Éric. D’abord, à Old Delhi, le Fort Rouge, Lal Qila, gigantesque forteresse de 900 mètres de long sur 550 de large, sur les rives du fleuve Yamuna, construit par le 5ème ou le 6ème empereur moghol Shah Jahan vers 1640 après qu’il eût déplacé la capitale depuis Agra. L’entrée s’effectue par la porte Lahore d’où flotte le drapeau indien depuis son indépendance en 1947. Les palais, le hammam, la mosquée, entre autres bâtiments, de marbre, dispersés dans l’immense parc, affichent la puissance et la richesse de cette dynastie. Les Britanniques y ajoutèrent des bâtiments militaires, of course, qui sont des musées de la guerre et des combattants de l’indépendance (nous ne les avons pas visités, préférant nous glisser dans les Contes des Mille et Une Nuits !).

Ensuite, la grande mosquée, Jama Masjid, édifiée entre 1644 et 1656, par le même empereur, non loin du Fort Rouge. Contrastant avec l’exubérance des temples hindous, la mosquée est d’une sobriété éclatante. Sur la grande esplanade, cour intérieure ceinte de galeries à colonnades, les enfants jouent, les familles sont assises à même le sol, certaines mangent tandis que d’autres discutent autour du bassin aux ablutions. Au fond, l’espace de prière ouvert est aujourd’hui interdit d’accès aux non-croyants alors qu’il était encore accessible lors de ma précédente visite. Allez comprendre ! On y prie, on s’y repose, on y fait la sieste en toute tranquillité. L’ascension d’un des minarets par un escalier en pierre très étroit et très haut donne une vue étonnante et vertigineuse sur la ville, sur Old Delhi qui fait froid dans le dos. Par ces fortes chaleurs, on y arrive trempés comme des soupes ! Bon sang ! Et plus bas, comment s’y retrouver dans ce dédale ? Comment peut-on vivre au milieu de ce chaos ? Et dans ce dédale et ce chaos, nous nous sommes engagés, attirés par la faim vers un petit restaurant qui nous a servi de délicieux curry au mouton.

Vue de la porte sud depuis le minaret de la porte est.

Enfin, dans New Delhi, près de l’India gate, nous nous sommes rendus, curieux, à la Galerie Nationale d’Art Moderne dont les œuvres exposées sont d’artistes indiens, pour la plupart, de 1850 à nos jours. Fin de journée, nous sommes épuisés.

AGRA

Éric avait organisé la journée du dimanche. Un chauffeur vient nous chercher à notre hôtel The Claridges à 7h30. Quatre heures plus tard, nous sommes à Agra, l’ancienne capitale au temps de l’empereur Sha Jahan, toujours lui. Un guide francophile, Furkan, nous reçoit et conduira les visites du jour : le Taj Mahal (que je verrais pour la seconde fois) et le Fort Rouge, antérieur à celui de Delhi. La pandémie rend les conditions de visites très favorables. Pas de touristes occidentaux et touristes indiens en nombre raisonnable. Nous avons tout notre temps.

Furkan est heureux de reprendre du service après une très longue période de chômage. Guide officiel, d’un très bon niveau de français, il n’est autorisé à travailler que dans
l’Uttar Pradesh et le Rajastan.
Nous étions ses premiers clients depuis la réouverture du site.
La porte royale. D’une extrémité à l’autre, le passage abrite de petites échoppes qui proposaient autrefois les plus belles soieries et des bijoux . Aujourd’hui, les marchands sont là pour les touristes.

Furkan rend l’histoire vivante, sa présence est agréable et conviviale, la vue, pour ne pas dire la vision tant on est dans le rêve, de cet édifice ne nous laisse pas sans émotions. Revoir le mausolée, cette fois avec Éric, est pour moi délicieux. J’en pleurerais presque tellement c’est beau, tellement cet instant est fort. Le soleil nous accompagne et tout va bien. Éric se laissera séduire par un petit chenapan, regard espiègle et rieur, ne cachant pas ses tentatives pour arnaquer le passant. Éric, donc, lui achètera un porte-clés éléphant pour 50 roupies. Lorsque je lève la main vers lui en signe de fausse menace, ce dont il comprend le geste, il montre toutes ses dents dans un merveilleux sourire. Le soleil est avec nous, il fait très chaud et nous n’avons rien à boire. Mais qu’importe ! Être là où il faut être, être face au palais de l’amour, dans ses jardins persans (charbagh), être percutés par la blancheur du marbre du Rajasthan, translucide, admirer les motifs floraux en pietra dura, marqueterie de pierres  – lapis lazuli, cobalt, corail, jaspe, agate, fut un véritable enchantement  ! L’entrée par la porte royale en grès rouge est si longue que des boutiquiers, déjà installés à l’époque de la route de la soie, vendent des soieries, des bijoux et des épices.

Entrée du fort. Outre son ambition défensive, il a été le lieu de résidence de la reine Mumtaz, 3ème épouse, et préférée, de l’empereur Shah Jahan et de ses deux filles.
Une pluie battante nous a surpris en un instant. Nous sommes à l’abri sous les arcades,
mais de jeunes femmes sont heureuses de l’affronter.
Palais de la reine flanqué, de chaque côté, des résidences des deux filles.

Du fort rouge, nous apercevons le Taj Mahal sur les rives de la Yamuna. Autre belle vue, autre point de vue, le fleuve étant le lien entre l’empereur, Delhi et Agra.

Depuis la rive sud de la Yamuna

Les travaux de construction d’un métro à Agra rendent la circulation difficile. Il a plu, d’énormes flaques d’eau envahissent la chaussée devenue boueuse. Il fait humide. La nuit tombe vite. Il va falloir penser à rentrer à Delhi. Nous l’atteindrons vers 22 heures, fatigués mais heureux de notre journée.

Agra a gardé la tradition du travail du marbre et des pierres. Chez un artisan, nous avons acheté ce plat incrusté de lapis lazuli dans un motif floral. Et nous repartons avec deux éléphants porte-bonheur en cadeau !

Anatomie d’un confiné

En mai, la tempête cyclonique Tauktae a secoué tragiquement le nord de l’Inde.
Le sud en a subi des retombées inhabituelles pour la période ; ciel sombre, intempéries et vents impétueux.

Cet article est l’assemblage d’un extrait d’article agrémenté de mes commentaires, de correspondances avec ma famille et d’expressions de sentiments, regards introspectifs. Le fil conducteur est le confinement que nous subissons dans sa forme la plus brutale – et la plus controversée – depuis mars 2020. Afin de comprendre les mécanismes du changement qui s’opèrent en nous et en moi plus précisément, je me suis mis en retrait, presqu’invisible physiquement, afin de mieux appréhender la situation, de prendre de la hauteur pour mieux voir ce qu’il se passe en bas sur terre. Le Temps a fait son œuvre – le virus aussi – d’abord imperceptiblement puis de façon obstinée et évidente en crescendo. Nos habitudes, notre mode de vie, les relations aussi bien que les états physique et psychologique ont été modifiés dans la durée, se sont distordus comme si nous étions devant des miroirs déformants à la fête foraine. Je ne suis pas un coureur de fond et je ne tiens pas le marathon.

La pandémie nous met à rude épreuve, nous confrontant avec qui et ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. C’est une révélation et une résurgence de ce qui est enfoui au plus intime de notre être. L’espace de vie qui était un lieu de confort et de bien-être devient un enclos ceint de hauts murs que l’on a du mal à traverser, à renverser ou à abolir, des obstacles qui restreignent notre vision du monde et que l’on pense ne plus pouvoir franchir. Cependant, force est de constater que ces barrières infranchissables n’existent pas réellement mais ne sont que l’œuvre de notre propre construction mentale. Ce que l’on construit peut-il être détruit alors que l’on se bat chaque jour, à chaque instant ? On repousse, on s’y cogne, on gesticule férocement et à la fin, on s’y adosse, épuisé pour finir par se coucher, vaincu. La bataille contre soi-même a commencé et dure depuis plus d’un an. Nous sommes au quatrième mois de la saison chaude. Elle nous plonge dans une moiteur permanente affleurant des températures de 38°C quotidiennement qui gagne du terrain sur notre énergie. Le recours aux activités mentales est perçu comme une planche de salut – branche sur laquelle on est assis, encore faut-il l’être du bon côté – à laquelle on se raccroche avec l’espoir de recouvrer nos forces, notre tonus et notre énergie.

Au carrefour en bas de chez nous.

Les grandes lignes de l’article « A workout for your mental health » (Un entraînement pour votre santé mentale) d’Elizabeth Bernstein pour le Wall Street Journal en date du 17 janvier 2021 agrémenté de commentaires personnels, en couleur ci-dessous.

Afin de réguler leurs émotions, aider à réduire leur stresse, beaucoup se tournent vers les thérapies, font des exercices physiques, méditent et/ou adoptent un régime alimentaire sain. Que ce soit à raison de cinq minutes ou une heure par jour, s’appliquer à ce à quoi on s’est fixé, être proactif, est sain pour notre santé mentale. On connaît les bienfaits du sommeil [le mien est toujours mouvementé, en dents de scie, parfois chaotique, traversé par un flot d’images, de pensées ininterrompues comme si tout « ces bolides » étaient embarqués sur une autoroute déjà encombrée]. S’imposer des routines est censé donner du sens à sa vie. Se lever à la même heure tous les matins, se doucher, s’habiller, prendre son petit déjeuner, manger aux heures régulières, tout cela crée un sentiment de prévisibilité dans un monde qui peut sembler hors de contrôle [c’est un peu raccourci, me semble-t-il. Qui ne fait pas cela ? Est-ce bien suffisant ?]. Les spécialistes conseillent de calmer son esprit [merci, je veux bien la recette !]. Le yoga, la méditation voire la prière, la respiration aideraient à le calmer [je le fais chaque jour, je m’y tiens mais pas mon esprit]. Ce qui suit est plus intéressant. Surveiller son langage, les mots que l’on utilise donnent une indication de la couleur de notre esprit. Remplacer le « brutal » par du « cool » permettrait de mieux se contrôler et donc de contrôler ses émotions [pour cela aussi, j’ai du mal et j’ai une tendance, confirmée par certains, à m’emporter rapidement]. La compassion envers les autres mais aussi envers soi rend plus heureux, plus motivé et plus résilient [je suis souvent méchant avec moi-même et je sais qu’il faudrait que je me traite mieux, que je sois plus gentil et plus compréhensif. J’essaie de suivre ce principe]. Lorsque je repère une situation difficile ou douloureuse, je parle à moi-même, à haute voix, comme je le ferai avec mon meilleur ami [cela tombe bien, étant du signe astrologique des Gémeaux, j’ai tantôt un meilleur ami à qui parler, tantôt un meilleur ennemi avec qui me disputer. Dans les deux cas, c’est un atout et cela m’aide]. Enfin, cultiver des relations solidaires est émotionnellement plus sain. Contacter une personne par jour, ami ou famille, discuter d’autres choses que des nouvelles accablantes, tristes ou même horribles et rester ouvert, évite de se sentir vulnérable. Etre reconnaissant envers ceux que l’on aime et le dire et si je suis ennuyé par quelqu’un, trouver au moins cinq choses chez lui/elle qui me fait l’aimer/l’apprécier [je n’ai pas encore essayé cela mais l’idée me tente].

Correspondances  (extraits)

27/05/2021

Comme vous le savez déjà, nous sommes confinés ici depuis le 10 avril avec des magasins dit essentiels ouverts le matin de 6 heures à 11h30 jusqu’à la fin du mois. Cette mesure a été prolongée du 10 au 24 mai, puis renforcée puisque nous sommes en confinement total jusqu’à la fin du mois. Tous les magasins sont fermés, y compris l’alimentation. Le weekend précédant cette annonce du gouvernement du Tamil Nadu (à l’instar de Delhi, Mumbai et Kolkota), j’ai dû me précipiter pour faire quelques courses. A la fin de ce weekend, une nouvelle annonce officielle informera sur l’arrêt ou la prolongation de ces mesures. Éric travaille toujours à la maison et c’est plutôt bien même si c’est contraignant pour moi. Il est en visioconférence tous les jours et je dois me faire discret puisqu’il est installé dans l’espace commun, la salle à manger étant le seul endroit où il peut être installé. Mais on s’accommode, il le faut bien. Nous ne pourrons pas avoir notre 2nde injection du vaccin indien. Il y a pénurie et le délai, à ce jour, est de 4 mois entre les deux doses. On va tenter la France mais ce n’est pas gagné du fait de notre 1ère injection en Inde.   Nous avons dû réorganiser notre voyage (Air France et IndiGo – compagnie indienne de vols intérieurs – et billets de train). Mon vol retour a été repoussé d’un jour, soit le 30 août. Si cela me fait bénéficier d’un jour supplémentaire en France – je ne vais pas m’en plaindre – je dois modifier à nouveau mon billet de train et mon vol intérieur Bangalore-Chennai (Air France ne part que de Bangalore, Bombay et Delhi). C’est franchement pénible et cela nous stresse beaucoup. On a vraiment hâte d’être en vacances, d’être ailleurs, chez nous, en France. C’est bientôt. Et même si les procédures au départ sont très contraignantes, on se dit que l’on part bientôt.

Le petit jardin, aire de jeux des enfants de notre quartier. Vide !

29/05/2021

C’est mon heure. Il est presque 6 heures du matin chez vous … et L., tu dois être déjà réveillée en train de boire ton café sur un coin de table dans la cuisine, au calme. Ici, à presque 9h30, je reviens déjà de chez le vendeur ambulant à vélo à qui j’ai acheté quelques produits frais disponibles. Il était temps car le frigo est vide. Le vendeur était à 200 mètres de chez nous. Je l’ai eu de justesse, un peu par hasard quand je suis descendu dans la rue juste pour voir. J’étais un peu hagard et tout juste sorti du lit. La chaleur m’a saisi et, pendant une fraction de seconde, la respiration m’a manqué. Nous avons appris hier que le confinement total était prolongé d’une semaine jusqu’au 31 mai. TOUS les magasins sont donc fermés. Le gouvernement du Tamil Nadu a autorisé quelque 2500 vendeurs ambulants à vendre les quelques fruits et légumes qu’ils peuvent transporter sur leur bicyclette à plateau ou leur petite camionnette, c’est à dire très peu ; des oignons, des tomates, des poivrons, des haricots verts, du chou blanc, des carottes, des pommes de terre, des betteraves crues, des brinjals  (petites aubergines indiennes) et des drumsticks (sorte de long haricot épais à peau très dure), des bananes, des noix de coco et des pastèques, du gingembre. Le temps de revenir à la maison, mon tee-shirt était tout mouillé mais mon sac était plein ! Maintenant, reste à savoir comment je vais accommoder ces légumes. Ah ! La cuisine commence à être un vrai casse-tête ! Éric dort toujours (il a eu une semaine éprouvante et il semble épuisé). Je bois un café, tout comme toi, L. au calme mais dans la moiteur. On se croirait à la campagne et il n’y a bien que cela qui soit appréciable. Je redoute un peu quand même cette nouvelle semaine d’enfermement. Vivre ce quotidien devient difficile. Heureusement, je me raccroche à la perspective proche de notre retour en France. Nous avons, à ce propos, changé pour la 3ème fois notre billet d’avion du retour. Nous avons appris qu’Air France mettait en place des vols directs CDG-Chennai à partir du 1er juillet. Avec un supplément, nous avons donc choisi un retour direct. Nous perdons quand même les deux billets retour Bangalore-Chennai. Tant pis ! Nous privilégions le confort et la sécurité pour éviter une correspondance, une longue attente à l’aéroport et une arrivée chez nous le jour d’après. Il semblerait que l’on puisse se faire vacciner via l’ambassade avec Moderna, compatible avec Covishield. Éric a pris un RDV pour le 19 juin à Chennai. Pour rappel, il y a pénurie de Covishield, et notre 2nde injection, prévue initialement entre fin mai et début juin a été reportée aux calendes grecques. Par ailleurs, nous avons contacté chacun notre médecin. Le professeur G. a organisé pour nous une vaccination dans un centre de santé à Paris le 5 juillet. Il sera toujours temps d’annuler si nous sommes vaccinés le 19 juin à Chennai. Voilà ce que j’avais à vous dire ce matin. ps : 9h50, le « maharaja » vient de se lever et il vous embrasse bel et bien … Bonjour et bonne journée. 

01/06/2021

Il est 6 heures du matin chez vous, 9h30 ici et je me sens écrasé par la chaleur après avoir fait un « nettoyage de chat » à l’appartement. Notre femme de ménage subit le confinement et ne peut pas se déplacer, même avec un epass, faute de transports en commun. A vivre en Inde, on apprend vite qu’avoir une femme de ménage n’est pas un luxe. Beaucoup d’Indiens ont généralement du personnel de maison (femme de ménage, cuisinière, chauffeur). Je suis dans la chambre car Éric est en visio-réunion avec tous ses collègues repartis en Inde (Delhi, Mumbai, Kolkata pour le nord du pays plus lui-même pour tout le sud). Hier, nouveau changement pour le retour d’Éric. Son vol a été avancé au 15. Gros coup de déprime de voir ses vacances tronquées. Mais après avoir contacté Air France et modifié ses congés auprès de sa cheffe, il a obtenu un CDG-CHENNAI direct le 22 juillet. Ne reste plus qu’à changer le billet de train. On va finir par y arriver … Concernant la 2nde injection du vaccin et après avoir contacté le médecin de l’ambassade, le délai entre Covishield et Moderna est de 12 semaines entre les deux doses ; il ne nous est donc pas possible d’en bénéficier. Nouvelle déception. M. G. m’a répondu. Le RDV est fixé au 5 juillet pour une vaccination avec Moderna. Le confinement total a été prolongé d’une semaine jusqu’au 7 juin. Tous les magasins restent fermés sauf les vendeurs de rues qui font un foin pas possible pour s’annoncer.  Mani, notre watchman, remplace Prasat, notre gardien attitré toujours coincé au Népal. Il me prévient par l’intermédiaire de l’interphone quand un vendeur est dans la rue (je ne comprends pas les annonces en tamoul qui sortent des haut-parleurs). Une nouveauté, mon primeur s’est installé sur le trottoir juste en face de son magasin fermé. J’y suis en deux minutes en scooter. Hier, je me suis fait arrêter par la police alors que je m’arrêtais à un feu de circulation. Bala ne m’a pas laissé les papiers du véhicule. Il a suffi que je présente le laisser-passer du ministère indien et celle du consulat de France pour que l’agent me laisse partir sans même avoir regardé le passeport que je lui tendais. Triste nouvelle, le père de Bala est décédé de la COVID avant-hier. La crémation a eu lieu hier. Il avait 69 ans. Bala est au village bien sûr. Il ne peut y avoir plus de 25 personnes pour les crémations alors qu’en Inde, ces événements regroupent généralement plusieurs centaines de personnes.  Voilà ce que je pouvais vous dire aujourd’hui.

Regards sur mon arbre

Le matin, je regarde par la fenêtre ouverte de la cuisine le bel arbre élancé à quelques mètres devant moi. J’ai l’impression d’être dans le feuillage, à couvert. Il déploie de grosses grappes de fleurs jaunes qui pendent sensuellement. A cette période, il est en fin de floraison et ce qu’il perd en flamboyance, il le gagne en feuillage touffu d’un beau vert clair. Le spectacle reste très beau. Toute une vie frémit dans ses branches, le rituel des animaux. Divers oiseaux viennent s’y poser ; les pigeons qui arrachent des brindilles pour leur nid, les mainates, souvent en couple, s’y reposent le bec largement ouvert ou jacassent à n’en plus finir ; sérénade reprise en fin de journée, les perruches de Malabar qui s’amusent autour des fils électriques, sans compter les corbeaux qui croassent sans cesse. La légère brise balance le feuillage. Elle le rend vivant. Un câble le traverse. Il court jusqu’à une résidence toute proche. Un écureuil y joue les funambules, agile, alerte, rapide. Cela m’amuse de le voir chaque matin. C’est peut-être lui qui vient se réfugier sur le rebord de la fenêtre de la salle de bains. Il est souvent là quand je me douche, blotti contre le verre cathédrale. A 7h30, tout est calme et les rares coups de klaxon perturbent à peine cette quiétude. La rumeur de la circulation est faible. Et que l’on ne s’y trompe pas, la physionomie de la ville a changé au rythme de nos habitudes perturbées. J’observe, et comme les Indiens, je veux savoir ce qu’il se passe autour de nous. Je regarde les terrasses de fin d’après-midi pour savoir qui est toujours là à tourner en rond ou en rectangle. Je regarde le linge suspendu et qui sèche. Je remarque que des portes-fenêtres ici et là ne sont plus ouvertes le matin et le soir, indiquant que les occupants sont partis. Le vieux couple au chien aboyeur en face de chez nous a déserté sa maison depuis plus d’un mois. J’ai appris ce matin par les ragots tam-tam qu’ils se sont réfugiés à l’étranger. Fuir la ville comme les rats quittent le navire dont le capitaine sera le dernier à partir ou le premier à mourir. Les gens autour de chez nous sont partis, ils ont quitté la ville précipitamment, évitant l’épidémie et la contagion. Cela ajoute à l’irréalité de la situation.

Juste en face de chez nous, le couple a déserté la maison laissant le chien seul et du « personnel » s’en occuper, aérer et arroser les plantes. Quand reviendront-ils ?

Une porte de sortie

Mais bientôt, nous nous éloignerons de ces préoccupations, je sortirai le nez enfoui dans mon nombril depuis bien trop longtemps et regarderai au-dessus de la canopée pour voir plus loin un horizon qui s’élargit, prend du champ dans un cadre de verdure qu’est la Normandie. J’irai au bout de la ligne de fuite, mettrai les choses en perspective et, pendant un temps, je me détacherai d’ici pour m’ancrer là-bas, chez nous et goûter comme un vent de liberté.

Broken bridge

A l’embouchure du fleuve Adyar, à l’endroit même où il se jette dans la mer, l’intention d’un pont allant du sud de Marina beach au nord d’Elliot’s beach ne présente que les vestiges d’un lien. On y accède uniquement par Elliot’s beach après avoir traversé de bout en bout un village de pêcheurs où enfants à demi-nus, filets de pêche et barques se mêlent en un sacré désordre. Les cases colorées n’égayent pas le cadre de vie de cette communauté. A cette période de l’année, les températures montent à plus de 30°C et des enfants jouent gaiement, s’aspergent et s’ébrouent sous les fontaines d’où l’eau sort chaude.

Le trajet à vélo nous a bien fait transpirer. Pourtant, ce dimanche, nous étions partis relativement tôt le matin afin d’éviter les coups de chaud. Raté ! Notre tee-shirt collé sur le dos mouillé était à tordre. Le soleil a frappé notre nuque, nos bras, nos cuisses ; nous ne sentirons les brûlures que le soir. Nous avons soif mais n’avons rien à boire.

Dans la zone protégée, le long de ces eaux, la végétation pousse sur le sable et des vaches paissent  tranquillement. Du chemin, on ne voit toujours pas le pont mais on sait qu’il n’est plus très loin. Tout-à-coup, il apparaît. Que lui est-il arrivé ? S’est-il effondré ? La construction a-t-elle été interrompue ? Pour quelles raisons ? Manque de moyens ? Détournement de fonds ? Désintérêt soudain ? Il aurait pourtant bien été utile pour les pêcheurs des deux côtés de l’embouchure. A moins qu’eux-mêmes n’aient pas eu envie de ce pont. Cela reste un mystère.

Le vue est dégagée, l’air est bon et le vent semble plus frais ici. Là où les eaux se mélangent, eau douce, eau salée, les poissons se sont adaptés, les oiseaux sont nombreux, ainsi que les pêcheurs à pieds. Ils sont sur les bancs de sable et lancent leurs filets. Nous les voyons de loin, flous dans la brume de soleil, comme des mirages. Sur l’autre rive, un énorme bâtiment émerge, isolé. C’est le Palace Hotel où nous irons un autre jour déguster un merveilleux canard laqué. Rien d’autre. Le camaïeu de bleus est magnifique ; le ciel, la mer, le fleuve rehaussé de reflets vert-brun dus aux longues algues qui s’étirent à la surface et au sable. J’ai envie de marcher sur l’eau. J’ai envie de sentir sous mes pieds la caresse de l’Adyar, le clapotis des vagues de la mer, la chaleur et la douceur du sable mouillé et la brûlure du sable sec de la plage.

Mais ce que je veux avant tout, c’est marcher sur le pont. Ce que l’on remarque de prime abord sur le premier pilier, est un assez beau graffiti en couleur, comme une œuvre d’art invitant à entrer dans ce cadre. La perspective donne l’impression que le pont enjambe le fleuve de part en part. D’ailleurs, à l’autre extrêmité, l’on voit la fin du pont. Les piliers, très courts, sont à hauteur d’homme, ce qui les rend plus imposants. Ils sont comme posés sur le sable, à peine enfoncés dans l’eau. Et toujours ce ciel bleu, ce vent frais, cette vue dégagée. On se sent bien. Pour y accéder, il faut se hisser à la force des bras et des jambes. Éric reculera devant cet obstacle, j’irai seul. De petits blocs de béton ont été intentionnellement installés pour faciliter l’accès, mais ils sont branlants et, lors de la descente, un bloc basculera me faisant perdre l’équilibre. Voilà, je me suis éraflé le mollet. Je pense immédiatement qu’il faut désinfecter la plaie, infection, fantasme, frissons d’horreur, foutaise ; il ne se passera rien. Ça y est, je suis sur le pont, j’ai pris de la hauteur et je vois le paysage autrement. Au loin, j’aperçois un groupe de quatre jeunes hommes venus s’isoler pour fumer de la beuh. Ils se lèvent aussitôt, reviennent sur leurs pas, nous nous croisons, regards interrogateurs, et je leur souris. Ce qu’ils fument m’est égal. Je suis seul sur le pont maintenant. J’avance prudemment comme s’il risquait de s’effondrer sous mes pas. Assez bizarrement, je trouve cela grisant. Il n’y a aucune explication logique à ce sentiment. Suis-je dans une autre dimension ? Je n’ai plus les pieds sur terre, je marche au-dessus de l’eau. Je flotte entre terre et eaux. Je me sens si calme ! Je veux aller jusqu’au bout, jusqu’à la fracture. J’enjambe moi-même le fleuve que je vois se déverser dans la mer. Cela me fascine. Les couleurs m’imprègnent, je ne vois que du bleu, je ne sens plus que l’air marin frais mêlé à la chaleur du soleil. Ce mélange est bon.

Cet arrêt sur image laisse entendre des cris d’oiseaux et le ressac. Les oiseaux de mer cherchent les poissons, ils fouillent dans le sable. Ils sont si proches de moi. Plus loin, des pêcheurs ressemblent à des petites taches immobiles, les gestes suspendus dans la toile. Le Palace me fait l’impression d’un château fort construit au bord d’une falaise, imprenable. J’avance toujours sur cette bande de 1,5 mètre de large et arrivé à la fracture, on assiste à une disparition, un gommage d’autant plus que l’on peut voir l’autre petit bout du pont. J’ai le sentiment d’être littéralement dans le vide, de flotter. Je m’assieds et laisse mes jambes pendre dans ce vide, le fleuve à mes pieds. Je reste là un moment puis mes pensées me ramènent vers Éric qui s’impatiente peut-être dans la chaleur écrasante. Je prends le chemin inverse, marche en savourant ce moment de solitude enivrante. Je redescends précautionneusement sur les blocs de fortune et me retrouve sur le sable. Alors, m’approchant des piliers, je les contourne, les suis du plus loin que je peux. Je marche sur les bancs de sable de l’embouchure du fleuve, encore plus près des oiseaux qui s’envolent à mon approche et je savoure encore ces instants.

Imbibé de cet environnement, de ces images et de mes impressions, j’ai alors rejoint Éric. Nous avons enfourché nos vélos et sommes retournés chez nous. Nous n’avons pas oublié notre soif. En chemin, nous nous sommes arrêtés devant un stand de jus de fruits. Je commande deux grands verres de jus de lime. Le vendeur presse tant de fruits que j’en ai trois verres (pour le prix de deux : 70 Rs /0,78 €). C’est bon, c’est frais, c’est tonifiant. Nous aurons assez d’énergie jusqu’à Mylapore.


 

Mariages (bien) arrangés

Une récente invitation à un mariage indien nous a mis en joie. Nous allions vivre une nouvelle expérience dans cette ambiance un peu morose et surtout préoccupante au moment où j’écris ce billet. Lors d’un stage de quelques mois au Bureau de France, un jeune homme a invité toute l’équipe et les conjoints à cet événement. J’étais assez impatient d’y assister tout en étant inquiet de ce rassemblement.

Le luxueux carton d’invitation annonçait vraisemblablement un mariage en grande pompe. Plusieurs centaines de personnes étaient invitées à trois cérémonies bien distinctes étalées sur deux jours ; la cérémonie religieuse, la réception et la fête. Les mariages sont étalés sur plusieurs jours pouvant aller jusqu’à une semaine. C’est une question de moyens, de notoriété, de visibilité. La fête mêle les invités ; le cercle familial élargi, les amis proches ainsi que les amis des amis, les voisins, le village si le mariage se déroule à la campagne, les collègues de travail et même tous les membres de l’entreprise, pour ne froisser personne.

En Inde, rien n’est plus beau qu’un mariage, c’est l’essence même de la raison de vivre. C’est le deuxième moment le plus important dans la vie d’une personne – et des parents – après la cérémonie du perçage des oreilles (voir billet « Kadhani Vizha »). Et qu’on le veuille ou non, les jeunes sont prédestinés à être mariés. Le mariage représente l’aboutissement d’une vie dont le but doit être atteint : fonder une famille. On estime, par ailleurs, que seulement 1% d’Indiens ne sont pas mariés. Car la vie de célibataire n’est pas concevable, surtout pour une femme. Et pour les hommes, même s’ils profitent un peu plus et mieux de la vie, il faudra bien qu’ils finissent par passer l’anneau au doigt de pied de leur dulcinée dans un futur proche, l’âge limite étant de 27-28 ans contre 25 ans pour une femme. Pour lui, ce sera une courte période de chasse active au sexe inaccessible, de plaisirs et d’amusements, chargée en testostérone et de frustrations : les jeunes femmes deviennent ainsi l’objet de tous les fantasmes, tandis que la potentielle mariée, elle, se voit, en future déesse d’un moment adulée et admirée de tous, vouée à son sort de femme, écrasée par le poids de la culture et de la tradition.

Le moment venu, la famille du garçon pense à le marier. Il est important de savoir qu’en Inde le mariage représente moins l’union de deux individus que celle de deux familles. C’est un système très clanique. Les futurs époux doivent s’entendre mais ce sont surtout les familles qui doivent être compatibles car le mariage des deux jeunes les unie tout autant. On étudie alors de très près le calendrier lunaire-solaire pour une période propice. Le jeune homme a fini ses études, il a une position stable, il lui faut donc une femme. On laissera peut-être le temps à la jeune femme de terminer ses études, sinon, ce n’est pas grave car bon nombre d’entre elles seront femmes au foyer et abandonneront, bon gré, mal gré, toute idée de vie professionnelle. L’épouse devra s’occuper de la maison et de la famille, de ses enfants et des parents de son mari. Où aurait-elle le temps de travailler ?

La « dream team » du Bureau de France avec Rhéa et Claire au 1er plan. Remerciements à Julien, au fond à côté d’Éric, pour ses photos au temple.
Le Bureau de France presque au complet !

Les cérémonies solennelles sont très codifiées, l’émotion est vive, l’agitation à son comble. Comme pour tout événement, les rôles attribués à chacun sont assez confus, du moins vu de l’extérieur. Pour l’heure, les mariés sont magnifiquement habillés, ils croulent sous le poids de leurs vêtements et des fleurs portées en collier signifiant leur union. Ils portent les plus beaux bijoux et la jeune femme a sur les mains et les pieds de merveilleux mehndī faits au henné, mettant en valeur toute sa féminité.

Vigneshwar et Pradeeksha représentent l’Inde moderne mais ils se plient à cette mise en scène qui marque un tournant dans leur vie et acceptent la tradition. Il n’y aura aucune fantaisie, aucune touche personnelle. Ils sont jeunes et pourtant, ils ne sont pas maîtres de leurs choix. Se connaissaient-ils réellement ? Avaient-ils eu le temps de se découvrir ? Avaient-ils eu le temps de penser à leur avenir de couple, d’entrevoir ce que serait leur vie commune ? Ou bien allaient-ils apprendre à vivre ensemble un quotidien jusqu’à ce qu’une forme d’amour émerge ? Que serait leur intimité ? Il est aussi possible que c’était leur choix de contracter un mariage arrangé, tout comme leurs grands-parents. La journaliste Rukmini analyse une étude de l’Université d’Oxford avec la Fondation Lok menée en 2019, enquête portée sur 100 000 Indiens vivant en milieu urbain, et dévoile que 90% des 20-30 ans ont fait un mariage arrangé, 92% chez les 30-40 ans contre 94% chez les 80-90 ans. Il n’y aurait que 3% de mariages d’amour, la palme d’or revenant à l’état de l’Assam avec 14%. Ceux-ci concernent en majorité les chrétiens et les musulmans dans des états où ces communautés sont en plus forte proportion que les hindous. Mais il existe également des mariages d’amour arrangés, histoire d’arranger les familles en restant dans la tradition tout en vivant une vraie relation amoureuse. Tout le monde est content … En théorie, si le courant ne passe pas entre les promis, l’une ou l’autre partie peut refuser d’aller plus loin. Il ne s’agit pas de mariage forcé, comme il peut en aussi exister. Le principe est simple et bien organisé. Les familles commencent par faire appel à leur réseau par le bouche à oreille. On recherche une personne de bonne famille, compatible avec la sienne en termes de niveau social, d’étude, de moyens financiers et surtout de la même caste. L’étude précitée montre que même chez les 20-30 ans l’idée d’un mariage inter-caste est rejetée à plus de 70%. Tous ces chiffres et ces pourcentages montrent que l’Inde moderne reste avant tout très traditionnelle.

Si le bouche à oreille ne fonctionne pas, les plates-formes ont bonne presse : Shaadi.com, Bharatmatrimony.com, et en France, Oulfa.fr. Demandez le programme ! Et lorsque tout est enclenché, il faut compter 2 ans avant que les cérémonies n’aient lieu (réservation des locaux, adéquation avec le calendrier, organisation avec les brahmanes du temple, liste des invités, vêtements, bijoux et tout le tintouin !).

Au mariage de Vigneshwar et Pradeeksha, mille personnes étaient attendues … nombre possible avant les restrictions sanitaires et le confinement actuel. Le lieu du temple et l’horaire très matinal ne nous ont pas permis d’assister à l’union sacrée entre les deux époux. En revanche, nous étions à la réception. Accueillis par de souriantes hôtesses, on nous a dirigés vers la salle de réception. Une rangée de « boys » en livrée nous a offert boissons fraîches et snacks. Sur un côté de la salle, des stands de nourriture proposaient  des en-cas en attendant le dîner. Dans cette vaste salle aménagée de centaines de sièges en plastique, une estrade décorée de fleurs montrait les jeunes époux en vedette, debout, stoïques, à peine souriants et un peu tendus, sans doute fatigués. Ils recevaient leurs cadeaux des mains des invités qui défilaient devant eux sur l’estrade.

Chaque remise de cadeau était l’occasion d’une prise de photo par l’équipe de photographes assignés à cet exercice fastidieux. Un écran géant permettait de suivre en direct ce défilé et de voir « de près » les épousés. Un canapé alambiqué, faussement chic et tape à l’œil  leur permettait de s’assoir quelques secondes avant la bordée suivante ou de composer une prise de vue différente. Nous avons également fait la queue avant de monter sur l’estrade, donné le cadeau collectif au nom du Bureau de France, posé pour la photo et félicité les mariés avant de redescendre par le côté opposé d’où nous étions montés. Cela n’a pris que quelques minutes. Tout cela était magistralement orchestré. Un sans-faute. Mais quel ennui ! D’abord pour les époux et ensuite, pour nous tous !

Vite, vite ! On a faim ! À l’étage inférieur, la salle-à-manger. Nous nous tenons debout au milieu d’un grand nombre d’invités gourmands. Accueillis par une composition publicitaire du traiteur, des « coins-cuisine » offraient toutes sortes de nourriture indienne. Là encore, il fallait faire la queue avec notre assiette jetable en bambou à la main et attendre que l’on nous serve. L’avantage dans l’art de manger en Inde, c’est que, dans ces situations-là, on n’est pas embarrassés par des couverts dont on ne sait quoi faire, puisque l’on mange avec les mains. Et pour ne pas faire la queue au lave-mains, je n’ai mangé que des mets « non-salissants » ! En fin de repas, il est d’usage de mastiquer une feuille de bétel contenant des graines (de fenouil, de coriandre, de melon, de sésame, de la cardamome, des feuilles de menthe) rafraîchissant l’haleine et bonne pour la digestion. Le stand qui préparait le pan masala a été immanquablement le point fort de la soirée gustative. Engloutir une feuille de bétel enflammée n’est pas banal quand même ! La surprise, après la fraction de seconde d’hésitation, était assurée.

Je ne sais pas ce qu’a fait Rhéa qui filmait la scène, mais il vous faudra tourner la tête … Cela donne quand même une idée de la chose. Et comme un dragon, je recrache de la fumée !

Alors que nous quittions les lieux vers 22 heures, des hôtesses offraient un petit sac en toile de jute contenant une noix de coco et d’autres « bricoles » dont le but était de la fracasser sur le sol afin de porter bonheur au jeune et tout nouveau couple. On ne pouvait que leur souhaiter de vivre heureux et d’avoir beaucoup d’enfants !

Fragments de vie ou la vie fragmentée

« À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt ou au bord de l’eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse. On ne l’aurait jamais noté si l’on ne s’était pas maintenu aux aguets. Et si rien n’arrivait, la qualité du temps passé s’était trouvée accrue par l’attention portée. L’affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie. »

Sylvain Tesson in La panthère des neiges

Rien et beaucoup de choses à la fois se sont passées depuis mon dernier article. L’ennui m’a tenu la main pour me guider dans des zones où mes vrittis étaient dans tous leurs états me plongeant dans une sérieuse mélancolie. Attendre n’est pas un vain mot. C’est une réalité. La mienne. Je n’ai toujours pas de visa. Cela fait presque un mois de plus à attendre par rapport à l’année dernière. Si cela continue, dès que je l’aurai obtenu, il faudra que j’en redemande le renouvèlement. La boucle n’est pas bouclée comme si ma présence sur le sol indien, toujours sujette au bon vouloir des autorités, était aléatoire. Nourri par l’obsession de recevoir un message m’informant de sa délivrance, chaque jour est une perpétuelle déception. Elle emplit tant mes pensées que mes journées ne sont faites que d’un incessant va-et-vient entre ma messagerie, mes SMS et mes WhatsApp. Je suis à l’affût. Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?  Rien.

J’ai le goût de peu de choses. Ou plutôt, je n’ai plus d’énergie pour avoir le goût à d’autres choses. Ma boulimie à découvrir un autre monde s’est estompée. Je suis devenu anorexique. Attendre me rassasie.

Mes vrittis ne me lâchent pas. Ces petits démons, mes propres pensées, mes mauvais films qui passent en boucle, interprètent mon entourage et mon environnement en négatif. Pauvre Éric ! Il en pâtit. À mes yeux, les Indiens ne se montrent plus sous leur meilleur aspect. Je les trouve bruyants, individualistes, irrespectueux, impolis. Quelle est la part de partialité là-dedans ? Le comble, qui ajoute à ma colère, est que l’on vient de démolir avec force bruit deux vieux immeubles dans notre quartier et que donc, deux gros chantiers vont démarrer sous peu à un pas de chez nous.  

Bala m’invite à faire des efforts tandis qu’Éric, compréhensif et compatissant, va régulièrement aux nouvelles des autorités françaises. Il me tient un discours plutôt positif. Alors, soudain, au hasard des jours, dans un sursaut me rappelant que le monde vit toujours, je sors de ma bulle. Sortir, est-ce bien prudent ?

Les scènes de rues sont toujours surprenantes : camions ultra chargés, hommes endormis, morts de fatigue ou terrassés par la chaleur, bétail sur la voie.

Les fleurs flottant dans les coupes remplies d’eau égaient l’entrée des magasins.

Début mars, nous recevons une invitation à un mariage. Cet événement fera l’objet, à l’occasion, d’un billet.

Les jeunes mariés au centre entourés de l’équipe du Bureau de France, plus myself !

Au bazar de Parry’s corner, près de la gare centrale, notre Old Delhi, la rue aux fleurs regorge de femmes pressées. Elles en achètent de grandes quantités qu’elles revendront au coin des rues et à l’entrée des temples. C’est beau et effrayant. De cette escapade, je me suis bien promis de ne plus y retourner tant que les gestes barrières ne seront pas respectés.

Un autre jour, au sud de Elliot’s beach, une tranche de vie m’enchante. C’est un quartier au bord de l’eau composé d’un village de pêcheurs flanqué d’un temple. Sur le rivage, un pêcheur, aidé de badauds en attente du poisson, tire sa barque sur le sable blond et chaud. Une petite foule non masquée s’est agglutinée, curieuse et pressée de voir la pêche miraculeuse. Les pêcheurs transportent le gros ballot du filet. On est impatients de voir les poissons prisonniers. Une femme, empêtrée dans son sari, tire la corde, tout sourire. Les pêcheurs déroulent et démêlent le filet. La pêche est maigre cette fois-là. Mais le poisson est vite vendu. Et la foule se disperse.

Je me dirige alors vers le temple Shri Ashtalakshmi (étoile de Lakshmi) qui est dédié à l’épouse de Vishnu, Lakshmi et à ses huit avatars que sont la fortune, le savoir, la progéniture, le succès, la prospérité, le courage, la bravoure et l’abondance. Son véhicule est la chouette. Le temple, composé de deux carrés superposés décalés de 45°, forme huit sommets représentant ainsi les huit avatars de Lakshmi. Il semble posé sur le sable. À l’entrée, comme dans tous les temples, il faut se déchausser. Mais Dieu que le sol est brûlant ! Vite, il me faut trouver de l’ombre. De part et d’autre de la porte principale, des marchands vendent des fleurs aux fidèles qui en feront des offrandes à la déesse : lotus rose et blanc, roses rouges, jasmin en bouton, fleurs jaunes, bananes, noix de coco. Les huiles brûleront et parfumeront également les sanctuaires. Je fais le tour de l’édifice qui, en soi, n’a rien d’extraordinaire si ce n’est son emplacement et ses couleurs passées qui égaient un peu mon humeur. Soudain, des cris sur l’une des terrasses. Un groupe de jeunes garnements s’est permis d’y accéder pour faire voler leurs cerfs-volants. Crime de lèse-majesté, un gardien leur court après, le bâton levé, prêt à frapper au cas où un pauvre malheureux lui tomberait sous la main. Deux d’entre eux, rapides comme le vent, quittent l’enceinte du temple. Un troisième, plus jeune, plus petit, moins rapide, tombera sous la coupe d’un gardien à l’entrée. Son compère lui demande de le retenir ; le garçon est en pleurs. La correction va tomber. Je suis à ce moment-même à l’entrée du temple, à l’affût. J’observe de près la scène. Le bâton est levé, le garçon supplie, moi, je regarde et fixe des yeux les deux hommes. Nos regards se croisent et, peut-être du fait de ma présence, ils finissent par admonester l’enfant avant de le laisser partir. Je suis soulagé ! Le jeune a détalé.

Un samedi, comme à notre habitude, nous allons prendre soin de nous au Salon Elite. On aime se faire dorloter, laisser notre tête entre les mains rugueuses de nos jeunes coiffeurs. Ce que j’aime par-dessus tout, c’est me faire raser. Sous mon tablier jetable en plastique, la tête renversée sur le repose-tête, je pourrais m’endormir et je jouis déjà de m’en remettre au hasard, les yeux fermés. Un frisson me traverse lorsque je sens la main virile humecter et masser la peau de mon visage. Il ne s’agit pas d’une douce caresse, juste un contact. Puis, au pinceau, l’application de la mousse à raser, épaisse, onctueuse est douce à souhait. J’aime alors regarder l’introduction de la lame dans le rasoir. Et lorsque je sens la main du coiffeur posée sur ma tête, je sais que mon heure est arrivée. Je referme les yeux comme pour une dernière fois, comme si la guillotine allait me trancher la gorge, et je m’en remets à la chance. Pendant ce temps, Éric se laisse tailler les sourcils. La méthode est originale. La sensation, dira-t-il plus tard, est assez désagréable. À ne pas refaire.

Éric en mission de quelques jours à Bangalore, état du Karnataka, je suis allé à Eco-parc dans le quartier de Gindy. Un besoin de verdure pour donner de la couleur à mon humeur. Sous une chaleur intense, ce carré vert et aquatique, grand comme un petit stade est composé d’un « lac » avec son île. Qu’a-t-il d’éco-logique ? Il permet tout simplement aux marcheurs et joggeurs d’en faire le tour en 10 minutes. Histoire de tourner en rond comme le hamster dans sa roue pour se donner bonne conscience. C’est assez pathétique ! Avec Bala qui découvrait le lieu, nous en avons fait le tour en prenant notre temps. Marcher sur un sol dallé de 2 mètres de large accentuait mon ennui. Sur une bande d’un mètre, le long d’un haut mur d’enceinte, des palmiers, des arbres à fleurs et quelques bosquets composaient artificiellement cette nature. La sculpture d’une sauterelle géante sur un poteau était tout ce qu’il y avait de mauvais goût. Un ponton permettait d’accéder à des pédalos à louer. Personne en vue sur le lac. Une vraie désolation. Sans animation, les choses paraissent mornes, ternes, mortes. Elles semblent n’avoir jamais été en bon état : carcasses cabossées, peintures fades et écaillées. Les quelques oies et colverts ne suffisent pas à donner vie à cette artificialité. Mais Eco-parc à Chennai est considéré comme un écrin de verdure dans la ville. Comment qualifierait-on alors Central Park à New York, Hyde Park à Londres ou les Buttes Chaumont à Paris ? Après une promenade de 45 minutes nous atteignons la case départ. Retour à la maison.

Après cette escapade, plus rien. En attendant un éventuel mais probable confinement suite à la deuxième vague qui s’abat sur l’Inde, je suis devenu un auto-confiné assidu depuis plus d’un an. Les établissements scolaires sont toujours fermés, Delhi, Mumbay se reconfinent. D’autres états vont suivre et cela n’épargnera pas le Tamil Nadu. Par précaution cette fois, j’ai rempli un placard de bouteilles de vin et de bière. Car en cas de confinement, les établissements de vente d’alcools fermeront les premiers. On s’est déjà fait prendre une fois !

La situation que nous vivons ouvre des fenêtres inattendues. Introspection. Lorsque l’on surfe sur la vague, le ciel paraît toujours plus bleu, on se sent fort, beau et invincible. Lorsque l’on est dans le rouleau, on voit du gris, l’eau est plus froide, on a du sable plein la bouche et l’on est frappé comme du beurre baraté. Mais ce n’est pas notre corps qui en souffre, c’est notre âme qui en pâti. À ce propos, je cite Sylvain Tesson, « J’avais [toujours eu] l’âme faible et influençable ».

Au moment où j’écris ce billet, l’état du Tamil Nadu vient de décréter un nouveau confinement du 10 au 30 avril. Tout reste ouvert, tout est restreint à une jauge à 50%, le masque et les gestes barrières redeviennent obligatoires … ce que personne, et certainement pas le quidam, n’observera. Et pour ajouter à mon marasme, je viens d’apprendre que la piscine me sera malheureusement interdite d’accès. Un autre tour de clé à la porte fermée.

Kadhani Vizha*

* Karnavedha, en sanskrit, Kadhani Vizha, en tamoul

Bala et sa belle famille

Nous avons retrouvé Bala dans une grande agitation à notre retour de Goa. Sa maison avait pris du retard, les peintres ne venaient plus et il fallait impérativement que la façade soit terminée. Il a dû prendre des jours de congés pour se rendre au village afin de faire avancer les choses. Il devait également organiser le Kadhani Vizha, le piercing des oreilles de ses enfants. C’est un important « rite de passage » dans la vie des Hindous. Divya, une jolie petite fille de 6 ans et Girinath, un garçon de 9 ans au visage expressif, sont tous les deux comme chien et chat à se chercher et à se chamailler sans cesse. Comme tous les rituels hindous, celui-ci est d’une grande importance. Il est le premier consacré aux enfants, garçons et filles,  âgés de un à six ans, le second étant le mariage. Comme toutes les cérémonies, elle rassemblera beaucoup de monde. Pour cette occasion, ce sera tout le village. Car ne faut-il pas impressionner et montrer à la communauté que l’on a les moyens ?

Portrait de famille

Bala dépensera plus d’un Lakh (1300 €), une somme énorme, mais, selon ses dires, sa femme et lui n’auront que ces deux cérémonies à financer. Les enfants valent bien cela ! Les 2 et 3 février, dates propices selon le calendrier solaire-lunaire tamoul, tout le village serait présent, le brahmane officierait, le sacrifice d’une chèvre bien grasse serait pratiqué dans les règles de l’art, un traiteur de Polur, le bourg voisin, préparerait sur place un gigantesque et non moins délicieux riz biryani au poulet pour 400 personnes et l’on ferait bombance dans la bonne humeur.

Girinath et Divya ont fait don de leurs cheveux
au temple du village.

Invitation

Nous avons été très étonnés de l’invitation de Bala. Les Indiens sont plutôt pudiques en ce qui concerne la sphère privée, surtout envers les étrangers. J’ai été d’autant plus surpris d’être hébergé sous le même toit que sa femme et ses enfants. Il a fait preuve d’une grande générosité et peut-être de sympathie ou même d’amitié. Il n’a pas craint mon regard et encore moins mon jugement sur sa condition de vie. J’ai trouvé cela courageux et touchant. Éric n’a pas pu, hélas, s’y rendre – work, work, work ! Un ami de Bala a quitté le village de Potharai le mardi matin, a roulé plus de quatre heures pour venir me chercher et vers 14h30, faisait le trajet inverse. C’était pour lui, un aller-retour non-stop, rien que pour moi ! Le trajet fut long, parsemé de nids-de-poule, de travaux, de ralentisseurs si hauts qu’on aurait pu se croire sur des montagnes russes, de barrages à l’entrée des bourgs ramenant à une seule voie la circulation à double sens, créant ainsi beaucoup de confusion mais n’empêchant pas les nombreux embouteillages. Notre concentration s’est accrue lorsque la nuit est tombée vers 18 heures. Le regard tendu et rivé sur le bas-côté de la chaussée, nous étions aveuglés par les phares des véhicules que nous croisions, nous devinions, et parfois évitions, les trous profonds, les vélos sans lumière, les motos surchargées, les camionnettes cahotantes et autres véhicules lents.

Création de kolams par des femmes du village

Arrivée tardive

Nous sommes arrivés à 20 heures dans un village silencieux plongé dans la nuit noire. J’étais soulagé ! Bala avait recommandé à son ami de rouler prudemment sans trop klaxonner. Il a été prudent et a beaucoup klaxonné … J’étais fatigué et encore tendu. Bala et Sughanti m’ont accueilli et peu après, il est parti faire quelques achats de dernières minutes. J’ai visité la maison nouvellement construite. Ma chambre se trouvait au premier étage et donnait sur une large terrasse dominant la ruelle. On y accédait par un escalier extérieur, de sorte que cette chambre isolée avec une salle de bains privative chapeautait la maison. Sughanti m’a proposé un thé que j’ai volontiers accepté. Cela m’a fait du bien et toutes les tensions causées par le voyage ont disparu. Puis elle est retournée s’affairer en cuisine. Elle préparait un ragoût de chèvre qui, pensais-je, serait servi le lendemain. On ne s’occupa plus de moi, je ne savais pas trop quoi faire et me demandais ce qu’il allait se passer. Revenue de la cuisine, la femme de Bala m’a fait goûter son ragoût, quelques petits morceaux de chèvre dans une soucoupe. C’était bon, très équilibré en épices, une sauce très onctueuse enveloppant bien la viande. J’ai souri levant mes pouces indiquant mon approbation. Elle est retournée dans sa cuisine, satisfaite et peut-être même, rassurée.

A ce moment-là, trois femmes du village, dont la mère de Bala, sont venues tracer sur le sol les kolams à la poudre blanche et rouge devant la maison. Je les regardais œuvrer avec beaucoup d’intérêt. Elles étaient sous le large dais cérémoniel qui ondulait sous la légère brise du soir. Des jeunes garçons, amis de Girinath, le père de Bala et un voisin ont déchargé le camion garé tout près et en ont sorti deux énormes rouleaux de feuilles de bananiers qui serviront d’assiettes, un régime de bananes et d’autres « choses » indispensables à la cérémonie. Aussitôt, le père de Bala, assis par terre devant la porte d’entrée, a commencé à découper les feuilles en tronçons de 50cm. Il en aurait pour un bon bout de temps, il le faisait machinalement tout en discutant avec les femmes. Une grande quantité de chaises en plastique était stockée à côté de tables pliantes. Bala revint enfin vers 21h30. Il avait acheté de la bière. Pour lui et moi. Direction la terrasse. Il a éloigné ses enfants, curieux de ma présence et sans doute étonnés de voir leur père boire de l’alcool. Sughanti nous a apporté du ragoût que nous avons picoré comme des cacahuètes à l’apéritif en buvant notre bière pas fraîche. L’air était bon, l’atmosphère calme et détendue et les moustiques en plein combat … On entendait, de la hauteur, le murmure de ceux qui parlaient en bas, sans déranger la tranquillité des voisins. Après quoi, nous sommes descendus pour nous installer par terre dans la grande salle. Nous avons alors mangé un plat de ragoût avec des dosas, sorte de crêpes, spécialité de l’Inde du sud. Le temps des hommes. Les enfants dormaient déjà, tout habillé, dans la chambre parentale : la fille, sur le lit qu’elle partagerait avec sa mère, le fils, sur une natte sur le sol, avec son père. Peu après les avoir remerciés de leur hospitalité, je suis allé me coucher pour un réveil prévu, pour moi, à 7 heures.

Le jour J

Bala s’est levé à 3 heures du matin et est allé à Polur chez le traiteur. Il a surveillé le découpage des 25 kilos de poulet. Je bois du thé à la cardamome et mange des biscuits tout en regardant la famille et les amis proches s’activer aux préparatifs. Je ne sais pas comment cela va se dérouler. Je suis impatient de découvrir un aspect culturel de la vie des Indiens. La cuisine est installée sur le chemin. Il y aura bien assez de bûches pour maintenir le feu. Deux cuisiniers découpent les oignons, les piments, les herbes et les tomates assis par terre tandis que deux autres ont mis le riz sur le feu et préparent le biryani dans d’énormes marmites. Je les regarde, médusé par les quantités pantagruéliques.

Tout le monde s’agite mais les choses avancent. Il faut dire que tous y vont de leurs commentaires, suggestions, propositions, arrangements, ce qui a le don d‘agacer Sughanti. Elle ne s’entend pas avec sa belle-mère et ça se voit. Je la sens nerveuse contrairement à Bala qui est très calme. Ses trois amis proches, sa garde rapprochée, ses compères, sont avec lui. Hare Krishna (et oui, ça ne s’invente pas !) vient d’arriver de Bangalore avec une bouteille de vin blanc, pour moi. Nous la boirons plus tard, retranchés sur la terrasse. La cérémonie est fixée à 9 heures. Avant cela, Hare Krishna me fait visiter le village et les alentours en scooter. Sa rizière d’abord. Elle produit 4 tonnes de riz en 2 ou 3 récoltes annuelles pour un gain net de 50000 roupies environ. Un bon apport supplémentaire. Puis, direction le champ de Bala. Culture du manioc. Au passage, Hare Krishna arrache les tubercules pour son usage personnel. Vive l’amitié ! Nous allons prier dans un temple un peu plus loin. J’en ressortirai avec une marque verte sur le front après mon offrande. Un peu plus loin, un paysan m’offrira une brassée de cacahuètes toute fraîches. Je découvre pour la première fois un bosquet d’arbres à santal, propriété du gouvernement. Ils jouxtent les teks. Manguiers, papayers, margousiers, ou neem, composent le paysage. A cette heure matinale, l’air est délicieux et j’apprécie cette visite. Hare Krishna est charmant et très amical.

Hare Krishna et son disciple

La cérémonie

A notre retour, tout est prêt et l’agitation est à son comble. Divya et Girinath sont assez nerveux. Ils savent qu’on va leur percer les oreilles et craignent peut-être d’avoir mal. La veille, au temple, ils ont été tondus, leurs cheveux donnés en offrande. Ils ont revêtu des habits de fêtes.

Les offrandes

Devant la maison, les offrandes sont disposées au sol : le régime de bananes et beaucoup d’autres fruits, de la nourriture faite maison, galettes craquantes et feuilletés végétariens, des poudres, de l’encens, des noix de coco (pas celles que l’on mange mais celles que l’on fracasse sur le sol en offrande à Ganesh), des boissons gazeuses. Les huiles feront brûler les mèches. L’officiant prépare consciencieusement les boucles d’oreilles. Il oint les clous d’une poudre rouge antiseptique.

Chaque boucle est en or 24 carats de un gramme. La famille proche offrira de l’or pour chaque enfant. La norme est d’offrir 2 grammes d’or. Elle offrira également des vêtements y compris pour les parents. Et pour la petite anecdote, Bala me dira plus tard que ce qui ne leur plaît pas ou offert en double ou en triple sera rendu au magasin et remboursé. Le moment est arrivé : les enfants se présentent à l’assemblée et saluent les mains jointes sur la poitrine. Les parrains sont derrière eux. Ils s’assoient sur un siège bas prenant chacun un enfant sur les genoux. La nervosité des enfants montent d’un cran, celle des parents aussi. Je ne suis pas en reste et j’ai le souffle un peu court : la douleur me fait peur. L’officiant s’assure une dernière fois que les clous des boucles d’oreilles sont bien badigeonnés de poudre.

Les enfants saluent l’assemblée
en signe de respect.

On commence par le garçon, bien calé sur ses genoux de son parrain, il se sent en sécurité. Le clou perce le lobe, Girinath grimace. Aussitôt, on lui met une banane dans la bouche. Il est dit que la douleur fait « mordre la poussière » que le sucré efface. C’est au tour de l’autre oreille, il va falloir endurer une deuxième fois la désagréable sensation. Les yeux de Girinath se mouillent mais il ne pleure pas, il est très courageux. Une fois l’opération terminée, l’officiant met de la poudre rouge sur les lobes. Divya a regardé tout cela. Elle n’est pas rassurée et j’ai l’impression qu’elle va pleurer. Mais non, à l’instar de son frère, elle est très courageuse et même lorsqu’il a fallu l’intervention de 3 femmes pour visser le fermoir à l’arrière des lobes, les torturant, ravivant la douleur, elle s’est comportée comme une petite dure.

L’autre parrain, le moment venu, lui a mis une banane dans la bouche dans laquelle elle a mordu avec force. Photos. Les nombreux invités défilent et posent, clic-clac, en remettant les cadeaux dans les mains des enfants. Pose. Mon tour arrive enfin, je remets une enveloppe contenant de l’argent d’après le conseil de Bala. Photo.

Le repas

Comme si un signal avait été entendu, les invités se sont attablés sous le dais vers 11 heures. Les tables seront servies et desservies à la chaîne pour que tous mangent. La famille et les amis très proches font le service, selon l’usage. Une feuille de bananier est posée devant chacun sur laquelle une bonne portion de  biryani au poulet est déposée avec du raïta, délicieux curd (yaourt épais) aux oignons et aux piments … pour adoucir le feu du biryani ! Je regarde tout ce monde-là, en retrait. J’ai faim. Pour moi, ce sera l’heure de l’apéro, installé sur la terrasse du premier étage avec Hare Krishna. Vin blanc. Chaud. Deux cuisiniers montent me rejoindre. Pas d’échange en anglais, alors on affiche les sourires. Selfies.

Vers 14 heures, lorsque tous les convives sont repus et rentrés chez eux pour la sieste, Bala m’invite à m’assoir à table à côté d’un de ses amis et de sa femme. Ils vivent à Tiruvanamalai. On nous sert copieusement. On me tend une cuiller mais je veux leur faire honneur, et, à l’indienne, je mange avec ma main droite. C’est bon, c’est encore chaud, c’est parfumé et bien épicé. Ça chauffe dans ma bouche, dans ma gorge, ça pique la langue mais je me régale.

Le retour

Pendant ce temps, les tables sont repliées, les chaises empilées et des femmes lavent les énormes chaudrons. Sughanti range la maison du mieux qu’elle peut. Les cadeaux s’entassent dans la chambre. Avant de partir, ils me donneront quelque nourriture. Vers 15 heures, nous nous préparons à partir. Bala rentrera avec moi, tranquillement. A mi-chemin, nous nous arrêterons pour boire un café indien. Arrivé à Madras vers 19 heures, il me restera en mémoire toutes ces images, toutes ces sensations d’une plongée de 24 heures dans la vie rurale authentique et traditionnelle du sud de l’Inde.