Dernière chronique goanaise

Épicé ou grillé ?

La cuisine goanaise est un mélange savant de saveurs épicées de l’Inde du sud et de traditions portugaises qui accompagnent autant les viandes que les produits de la mer. Compte tenu de la situation sanitaire et de l’activité restreinte des restaurants, beaucoup de spécialités n’étaient pas disponibles. Quelle déception ! Mais, pour s’y être aventurés, je peux vous assurer que ça arrache le gosier. Le vindaloo est un plat de poisson très épicé mariné dans du vinaigre et de l’ail, le xacuti est un plat de poulet très épicé cuit dans une sauce au curry rouge au lait de coco, le cafreal est du poulet très épicé mariné dans du massala vert, frit et arrosé de vinaigre de vin de palme. Nous avons goûté les délicieuses saucisses façon chorizo très fort sur un marché. Nous avons vite fait l’impasse sur ces mets « bouche-en-feu », préférant les poissons, les fruits de mer et les crustacés. Le pomfret, par exemple, poisson présent également en Méditerranée, est plat, rond et à chair blanche. De plusieurs tailles, les plus gros sont les plus chers ! Nous avons d’ailleurs été très surpris par le coût élevé de ces produits. Mais manger sur la plage ces délicieux petits poissons, des crevettes et des calamars, grillés ou au beurre d’ail, arrosés de citron vert et parsemés de coriandre, le tout accompagné d’une salade de crudités et de légumes frais, était un vrai bonheur des sens.

Plus élaborés, le soir au Blackmarket ou au Fisherman’s Wharf, les gambas, les langoustes, les bars, rôtis et arrosés d’un « millésime » rouge ou blanc indien, au son d’un bon orchestre, participaient d’une aventure gustative jouissive !

Je garde aussi en mémoire un merveilleux ragoût de chèvre façon osso bucco qui reste inoubliable. Et pour terminer un repas sur une note sucrée, le beblinca, pudding à la noix de coco assez goûteux, s’impose comme le dessert par excellence. On dirait presque un gâteau de crêpes.

Sur la terrasse du « Viva Panjim »

Mais c’est dans une des paillotes sous la pinède de la plage de Galgibag que nous avons été séduits. Une tablée de trois amis indiens très décontractés se régalait joyeusement d’huîtres sauvages tout en humant la fumée défendue. Une autre, très baba cool, composée de couples mixtes, faisait de même. Nous avons été accueillis par un mélange d’odeurs d’herbes interdites et de cuisine, au son de musique d’ambiance et de discussions animées. Un jeune serveur souriant nous a apporté la carte en nous proposant la pêche du jour : crabes, huîtres, moules et poissons.  Nous nous sommes laissés séduire par des crabes, semblables à nos tourteaux, installés tels les damoiseaux d’une maison close dans des paniers en osier. Préparés dans une julienne de légumes au lait de coco, un rien épicée, ils reposaient langoureusement. Nous leur avons fait leur fête ! Les grosses pinces ne nous ont pas résisté. Sous la carapace, le corail rouge safran, couleur bénie des divinités indiennes, était savoureux et intense au palais. La chair blanche était moelleuse et douce sous la langue, quelle jouissance ! Il nous a bien fallu un bain de mer pour se remettre de tant de plaisir … #onenpincepoureux 

Shanti et Sam 

Les principes des massages ayurvédiques sont basés sur le travail en profondeur des tissus (la peau, les épidermes sous-cutanés, les muscles et les organes internes) et sur la stimulation du sang et de la lymphe. De ce fait, le flux énergétique augmente, les toxines accumulées dans les muscles sont relâchées et évacuées par le courant du sang. Des huiles aromatisées, sélectionnées individuellement, sont utilisées selon les types de massages. Il existe plus de 26 huiles médicinales contenant chacune entre 7 et 30 herbes qui n’ont aucun effet toxique pour le foie parce qu’absorbées directement dans le sang.

Mais qu’est-ce que l’ayurvéda ? Du sanskrit « ayu » : connaissance de la vie et « veda » : sciences/connaissance, les principes de l’ayurvéda sont le maintien de la santé, la guérison des maladies et la réalisation de soi. Il s’agit d’équilibrer les cinq Mahabhutas qui sont en nous : la terre, l’eau, le feu, l’air et l’espace, créant trois doshas : Vata – espace et air – mobilise les fonctions du système nerveux ; Pitta – feu et eau – connecte la bile pour faciliter la digestion et agit sur le métabolisme du système veineux ; Kapha – eau et terre – concerne les fluides corporels liés aux muqueuses, lubrifiant et source de nutriments pour le système artériel. Quel programme ! Après un massage ayurvédique, notre corps devient un véritable bouclier contre le Mal. On ne peut que se sentir bien alors pourquoi s’en priver ?

En tout état de cause, nous nous sommes adonnés à ces massages – un par jour d’une durée d’une heure trente chacun -, abandonnés aux mains expertes des masseurs de chez Shanti à Mandrem et de celles de Sam à Agonda. Chaque soir, après le coucher du soleil, nous nous précipitions vers ces salons désireux de rééquilibrer nos mahabhutas et réaligner nos doshas. Un travail en profondeur sur notre corps gorgé de soleil avide de caresses musclées qui n’épargnerait aucune partie, à l’exception des intimes (dans notre petit string à usage unique, on était sexy à souhait ! A ce moment-là, le masque n’était pas positionné à l’endroit attendu), de la racine des cheveux au bout de nos orteils, et sur notre esprit afin de le reconnecter à l’univers. Ces massages sont à la fois bons et douloureux. Les mamans ne disaient-elles pas à leurs filles : « Il faut souffrir pour être belle. » Belle mentalité, en effet. Les pressions en profondeur ne sont pas toujours agréables mais font beaucoup de bien, on en ressort en pleine forme, très détendus et prêts pour une soirée agréable. On se sent beau, fort et en bonne santé. On n’a envie que d’une chose, c’est d’y retourner le lendemain. Vous avez compris, on adore ça !

Nous avions choisi trois types de massages : le traditionnel indien qui consiste en de longues frictions à poignes fermes – des mains d’acier dans des gants de velours – afin d’améliorer la circulation du sang et stimuler le système nerveux. Il permet également, en insistant sur les contractures, de défaire les nœuds et de détendre les muscles, rajeunissant ainsi le corps et l’esprit, dixit les brochures. De fait, c’est bon et quel que soit le type de massage, le sentiment de détente fut immédiat.

Les massages poutli et shirodhara étaient les plus surprenants. Le premier consiste à appliquer un linge formé en une boule dans laquelle il y a une douzaine d’herbes. Ce linge est ensuite trempé dans une huile médicinale chaude puis appliqué sur le corps. Cette technique permet de lubrifier les articulations améliorant les problèmes de rhumatismes et allégeant les douleurs dorsales. Le second est tout à fait étonnant : le masseur commence par masser le corps, puis il fait couler de l’huile chaude sur le front en un flot continu, enfin il termine par un massage des pieds. L’huile est contenue dans une petite vasque en cuivre suspendue au fond de laquelle un trou permet l’écoulement du liquide. Une fois positionnée juste au-dessus du front, le masseur actionne une valve et laisse couler l’huile chaude qui se répand sur le front. De temps à autre, « l’officiant » le masse et étale l’huile uniformément procurant un bien-être immédiat. Pour ma part et contrairement à Éric qui s’est assoupi au cours de cette séance, mon ressenti a été de plusieurs ordres. D’abord, la surprise. Comme une éclaboussure chaude qui percute le front. Ensuite, l’écoulement continu sans que je sois maître de l’opération, la température du liquide que je ne pouvais maîtriser et la difficulté à lâcher-prise m’ont rendu incapable de me détendre. Soudain, l’huile était devenue trop chaude et semblait me brûler le front, pénétrant mon cerveau. Je n’étais plus détendu, la sensation de chaleur devenait subjectivement insupportable, j’étais incapable d’évaluer le bien-fondé de ces perceptions m’amenant à dire « Stop  ! ». Aussitôt l’écoulement s’est arrêté et des doigts ont doucement frotté mon front comme pour effacer les stigmates de brûlure. Soulagé, je reprenais mes esprits, retrouvais mon calme après ma panique ridicule et me sentais prêt à continuer la séance. Recouvrant une respiration calme, la valve ouverte de nouveau libérant le précieux liquide, je me suis laissé aller, emporté dans un espace serein et réconfortant. #onestzen

31 décembre 2020 à Agonda Cottages 

Nous sommes arrivés sur la terrasse du restaurant de notre resort à 21 heures, bronzés, décontractés, bien habillés, la chemise ou la kurta ouverte sur la poitrine, mocassins en daim sur le sable, comme des stars, pensant que ce serait calme. « Vous avez réservé ? », demande le maître d’hôtel. « Euh, non ! On peut quand même dîner ? » Toutes les tables affichaient une pancarte « Reserved » avec le nom et le nombre de convives ainsi que le numéro de chambre. Flottement. Mais grâce à nos sourires naturels et appuyés, le maître d’hôtel, de bonne grâce, a déplacé une pancarte et nous a attribué une table pas trop éloignée de la scène-sur-sable. Fatima, une belle Philippine à la voix extraordinaire, accompagnerait notre repas et nous enchanterait. Nous avons adoré son répertoire magistralement interprété. Quelle artiste ! Ce fut notre premier bonheur.

Avec Fatima à la fin de sa prestation.

Précisant au serveur que nous ne voulions pas dîner avant 22 heures, nous avons entamé une première tournée de mojito, puis une seconde, nous laissant envahir par l’alcool. Second bonheur. Passant aux choses sérieuses, je me suis dirigé vers les bacs réfrigérés près du barbecue et j’ai composé notre dîner en accord avec Éric : 8 belles gambas et un gros pomfret grillés accompagnés de légumes frais grillés, beurre à l’ail. La liste des vins étant très limitée, nous avons choisi un Sula blanc indien bien frappé et agréable en bouche. Troisième bonheur. A mes oreilles pourtant sensibles aux bruits, l’atmosphère du restaurant ouvert sur la mer avec les vagues en fond sonore était délicieuse. Les discussions aux tables voisines allaient bon train. Tous les regards allaient de l’assiette à Fatima. Nous étions occupés goulûment et en même temps absorbés par sa fabuleuse présence, faiseuse d’ambiance réussie mettant chez les dîneurs des fourmis dans les jambes, tout comme nous, les incitant à aller danser. C’était parfait. Quatrième bonheur. Vers 23h30, Fatima nous saluait et nous terminions notre dîner. La suite s’enchaînera très vite pour terminer en apothéose …

Dîner du 31 décembre, à la bougie et en musique. Ah ! Le petit vin blanc, qu’on boit sous la tonnelle …

Il y a peu à dire, les photos sont parlantes. Nous avons transgressé les règles. Nous avons dansé jusque tard dans la nuit, pieds nus sur le sable et dans l’eau, ballotés par les vagues.

Les lumières des projecteurs balayaient des visages extatiques et habités par Sarasvatī, déesse des arts et de la musique, ainsi que des corps en mouvement permanent débordant d’énergie et de vitalité, dans cette discothèque éphémère à ciel ouvert. Nous nous sentions happés dans un tourbillon humain emporté par un DJ diffusant une musique électro-rock-house-funk indienne que nous avons adorée.

Ça se passe de commentaires.

Nous nous sommes laissés emporter par ce tourbillon de vie, de bonheur et de plaisir jusqu’au bout de la nuit. Dans cette foule sans retenues autant imbibée que nous en alcool, nous avons dansé comme cela ne nous était pas arrivé de longue date. Odeurs. Surtout de joints. Evaporées, emportées par le vent. Transpiration. Les chemises et les tee-shirts collaient à la peau. Contacts. Des groupes de jeunes hommes ondulaient sensuellement avec nous, autour de nous, rares touristes. Nous avons retrouvé le beau réceptionniste et notre masseur, joyeux autant que nous l’étions. Quelle belle ambiance, la meilleure de toute la plage !  #onestfous

No comment …

3ème chronique goanaise

Caricature de Mario, artiste emblématique de la ville

Goa, l’Indo-portugaise 

Panjim : Nous avions choisi et réservé une chambre au Panjim Inn WelcomHeritage, l’une des plus belles demeures indo-portugaises de la capitale. Nous avons rencontré le propriétaire, descendant direct de Portugais qui a su mettre en valeur son hôtel, participant ainsi au charme de la ville. Si le trajet de deux heures de Mandrem à Panjim a été éprouvant et fatigant, l’arrivée fut un soulagement. La construction d’un pont autoroutier reliant Goa à Mumbai coupait les abords de la ville en une profonde cicatrice, créant de forts ralentissements et des chaos dus à la chaussée déformée. Mais à l’accueil, le charme d’Abdullah nous a conquis ; la beauté de sa jeunesse, son sourire au-dessous de sa moustache, sa douceur teintée de nonchalance, sa disponibilité et son efficacité personnelles et attentionnées, tout en lui nous a enchantés. 

Notre hôtel

Nous n’avons pas non plus regretté de séjourner au cœur de la vieille ville, dans le quartier de Fontainhas, là où se concentrent toutes les maisons de style et que nous étions impatients de visiter. À nous la découverte du patrimoine local ! L’agence Soul nous a plongés dans le bain que nous attendions. Le « Guide du routard » indique qu’une halte d’une journée dans ce qui évoque Lisbonne suffit. L’enchère augmente avec « Lonely Planet » qui recommande d’y passer deux jours. C’est exagéré dans tous les cas : nous y sommes restés six nuits et nous ne le regrettons pas.

Panaji, à l’embouchure du fleuve Mandovi, est composée de trois quartiers principaux : Fontainhas, Sao Tomé et Altinho. Dans ces quartiers, les églises et les demeures portugaises se côtoient en un chatoiement de couleurs ocre, jaune, vert, rouge, pourpre, aux toits de tuiles rouges surmontés du coq emblématique du Portugal et aux balcons en fer forgé. Les unes sont merveilleusement restaurées, beaucoup d’autres sont décaties. Mais le charme opère.

Il faut savoir que dès le XVIème siècle, il était obligatoire de repeindre les façades des maisons à Noël. Cette tradition perdure et l’on peut voir ainsi des maisons fraîchement repeintes de ces belles couleurs, pour certaines avec des pigments naturels. Çà et là, les églises baroques s’élèvent dans une blancheur éblouissante. Comme à Pondichéry, les bougainvillées égaient les façades ensoleillées.

En bas à droite, remarquez les deux ouvriers qui repeignent le mur d’enceinte.

Au départ de la poste centrale, cœur historique de la ville, là où ne reste plus que l’unique petit buste en bronze d’un gouverneur portugais, alors que toutes les effigies de l’époque de la colonisation ont été déboulonnées, détruites et remplacées par les symboles montrant la puissance et la suprématie de l’Inde – le lion à trois têtes posé sur une fleur de lotus – nous avons suivi notre guide dans le dédale des ruelles pendant plus de deux heures. Une restauration rapide à la pâtisserie portugaise dans la Rua 31 de Janeiro nous a ragaillardis.

Par cette journée harassante, écrasés par la chaleur, nous regrettions presque la plage. Mais nous en voulions plus, déambuler dans les ruelles, découvrir des petits cafés où boire de la bière locale et du feni, eau de vie de noix de cajou, fruit de l’anacardier et qui est un must à Goa. Il peut être aromatisé d’herbes ou d’épices : cannelle, citronnelle, massala, clou de girofle, anis étoilé… Nous voulions aussi manger de bonnes choses dans de petits restaurants cachés dans les venelles ou au contraire découvrir la gastronomie locale aux accents portugais dans des endroits réputés : du « Viva Panjim » sur une petite table en terrasse au « Fisherman’s Wharf» le 25 décembre avec musique live invitant à danser. Nous avons tout expérimenté, y compris le five o’clock tea au « Café Bodega », très belle maison coffee-shop-musée à Altinho, près de l’archevêché.

Velha Goa : La ville-musée à ciel ouvert, classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, se situe à 10 km de Panjim. Ce qui fut la « nouvelle Lisbonne » ou la « Rome de l’Orient », capitale du commerce entre l’Europe et l’Orient, conquise par les Portugais en 1510, sera abandonnée, sa population en grande partie décimée par le choléra et la malaria au XVIIème siècle, ne laissant la place qu’à des églises, une basilique et des couvents vides. Les maisons seront démontées et les matériaux récupérés pour reconstruire ailleurs. Ailleurs étant la nouvelle capitale, Panaji. Par une forte chaleur de début d’après-midi, nous avons affronté la foule de visiteurs indiens faisant la queue pour entrer dans ces lieux saints.

La cathédrale de Santa Catarina (Se Cathedral) est la plus vaste de toute l’Asie. La Basilica do Bom Jesus renferme le tombeau de saint François Xavier, « l’apôtre des Indes » que nous avons entr’aperçu dans son cercueil de verre. Sa dépouille non momifiée est en parfait état de conservation, ce qui ajoute au mystère. L’église San Cajetan est inspirée de la basilique de Rome. Et il y a aussi Santa Monica (non, pas à Los Angeles !), l’église de Notre-Dame-du-Rosaire, Notre-Dame-du-Mont et le couvent des Sœurs pour ne citer que ceux-là.

En une journée et toujours à pieds, nous avons visité une dizaine de ces lieux chrétiens. Seul regret, le musée archéologique était fermé ce jour-là. Comme à Lourdes, les vendeurs de rues le long des grilles de la basilique proposent aux passants glaces, idoles en plastique, bougies, écharpes et chapeaux pour se protéger du soleil dans la longue file avant le contrôle sanitaire. Les consignes sont strictes ; pas de couvre-chef ni de lunettes de soleil dans l’enceinte de la basilique. Assise par terre avec ses trois enfants autour d’elle, une jeune femme demandait l’aumône la main tendue. Chez le glacier le plus proche, nous lui avons acheté quatre esquimaux au chocolat. Les enfants seraient-ils heureux de ce plaisir rafraîchissant et éphémère ? Nous ne l’avons pas su. La femme a pris les glaces, peut-être surprise et les a gardées sur ses genoux. Les aura-t-elle laissées fondre ? Plus tard, épuisés par l’ascension de la petite colline, la chemise collée au dos mouillé de transpiration, fatigués par la chaleur, notre estomac indiquant avec force grondements que nous avions largement dépassé l’heure du déjeuner, nous avons trouvé la grâce dans le jardin de Notre-Dame-du-Rosaire. Assis sur un banc à l’ombre d’un bouquet d’arbres, face à la magnifique église désaffectée, la vue plongeante sur le fleuve Mandovi qui allait se jeter quelques kilomètres plus à l’ouest dans l’océan, nous avons dégusté religieusement notre sandwich préparé par notre hôtel sans que rien ni personne ne nous dérange. Ce lieu nous appartenait à ce moment-là.

Nossa Senhora do Rosário

Nos excursions

Nous avions fixé des dates avec l’agence Soul pour visiter deux îles au large du fleuve et avions convenu d’une journée de découverte avec un chauffeur qui nous avait été recommandé. Notre semaine à Panjim s’organisait à merveille. L’île de Diwar, visible depuis le port au départ de Panjim, est une longue bande de terre sur le fleuve.

La végétation et quelques tours d’églises émergent. Pour le détail, Éric a son permis de conduire mais il ne veut pas enfourcher de scooter. Moi, je le veux bien, mais mon permis de conduire est resté à Chennai. Nous n’avons donc pas pu en louer mais nos guides nous en ont prêté un. Détail réglé ! Le ferry peut transporter six véhicules, une dizaine de motos et une poignée de passagers piétons. Nous voici embarqués vers 15 heures le 24 décembre pour ce qui promettait d’être une découverte à défaut d’une aventure. Nous roulons sur de petites routes à une voie ou sur des chemins improbables à la recherche d’une église baroque, de ruines d’un temple détruit une première fois par les Moghols puis par les Portugais. L’air est bon, on se sent ailleurs. En fin d’après-midi, j’irai me jeter dans un petit lac pour un bain d’argile ; j’en ressortirai la peau toute lisse. Pour finir, nous aurons droit à une dégustation de feni accompagné de galettes de pommes de terre épicées savoureuses.

Le départ pour l’île de Chorao est prévu à 7h30 le 25 décembre. C’est tôt ! Dans la brume matinale, le lever du soleil depuis le ferry est splendide.

Chorao est proche de Diwar, tout aussi longue, comme posée sur l’eau, ébouriffée par le feuillage de la végétation luxuriante. Depuis une barque silencieuse, nous assisterons à un magnifique spectacle d’oiseaux migrateurs sur le fleuve et ses backwaters. Nous visiterons une église et un temple hindou qui n’a d’autre intérêt que d’être le seul de la région à être dédié à la mère biologique de Shiva (?).

Backwaters

Nous passerions la journée du 26 décembre dans l’arrière-pays dont le parcours irait de Loutulim à Quepem en passant par Chandor. Là, se tiennent les plus belles grandes maisons indo-portugaises dont celle de la célèbre famille Bragança (Bragance) du Portugal. Le point commun entre toutes, à l’instar des palais du Chettinadu, est l’usage de matériaux nobles pour les aménagements. Le bois de rose pour les meubles, les lampadaires de Belgique, les marbres de Carrare, les lustres de Venise, les porcelaines de Chine. Les portraits des ascendants portugais ornent les murs tapissés de papiers peints à la main, comme un sceau officiel d’authenticité. Les meilleurs artisans goanais du XVIIème siècle ont construit tout cela dans le style portugais. Les explications données lors de nos visites témoignaient à chaque fois de l’amour et la passion pour ces demeures et leur histoire, cachant souvent les réelles difficultés liées à l’entretien. Une passion d’une vie, mais à quel prix ? Les uns s’en sortent bien comme à Loutulim et à Quepem, d’autres moins bien comme à Chandor.

Dans la campagne de Loutulim, la Casa Museu de Figueiredo fait face aux rizières, aux palmiers, aux manguiers et aux anacardiers dans un dégradé extraordinaire de verts. Nous avons été accueillis par les propriétaires, Figueiredo de Albuquerque, dont le jeune fils parfaitement francophone gère aujourd’hui l’entreprise. Cette maison, bien qu’habitée par la famille, est un musée en soi et un hôtel de luxe dans lequel nous serions bien restés quelques temps.

Sur la grande place de Chandor, jouxtant l’imposante église Nossa Senhora de Belem, on ne peut manquer l’impressionnante Casa Bragança qui étale majestueusement ses 28 balcons alignés sur la façade (photos des intérieurs hélas interdites). Les deux héritières, descendantes directes de la famille Bragance du Portugal, se partagent les deux ailes de cette demeure : l’aile Peirera-Bragança, assez endommagée,  meubles en mauvais état, vestiges d’une époque éblouissante mais dont la propriétaire était charmante. Nous l’avons visitée en marchant sur la pointe des pieds et en chuchotant car au même moment une équipe de tournage réalisait une séquence d’un film dont nous entendions le vacarme d’une lutte entre plusieurs hommes. L’aile Menezes-Bragança, en meilleur état de conservation, nous a plus impressionnés – salle de bal, salle à manger, fenêtres composées de calepas, petits carreaux de nacre d’huîtres, en relativement bon état de conservation, matériau largement utilisé localement à cette époque, irremplaçables.

Plus loin, la Casa Fernandes est une très belle bâtisse méritant une bonne restauration. Depuis la rue, l’odeur de cuisine épicée titillait nos narines. Le propriétaire nous a beaucoup émus, aimable et accueillant bien qu’il s’apprêtait à  déjeuner. Il avait l’air d’un pauvre homme, mal fagoté, vêtements pas très nets, charentaises aux pieds, hygiène douteuse, dents manquantes mais le port altier, le regard intelligent et le pas alerte. Tout comme chez les « autres », la passion, l’amour et l’histoire d’une vie « portugaise » se lisaient dans ses yeux. Il nous a tout montré : la salle de bal fantomatique, l’immense salle à manger qui ne servirait jamais plus personne, la commode aux tiroirs secrets sans plus aucun secret à cacher, sa chambre avec lit à baldaquin aux voilages poussiéreux dans lequel il dormait sans doute tout seul, la collection de médailles anciennes enfermée dans des tiroirs sans secret, les bibelots poussiéreux et parfois ébréchés d’époque. Tout cela avait fait la fierté d’une famille riche et noble d’un temps à jamais révolu. Cet homme devait combattre chaque jour pour conserver son bien, son joyau. Les privations, certainement, les charges à payer aussi. Mais cette maison était la sienne et il n’avait pas d’autres alternatives que d’y vivre. La petite boîte à la sortie, discrètement placée à la vue des visiteurs pour les dons, contribuait peut-être à le maintenir à flot.

Enfin, à Quepem, le Palàcio do Deão, était d’un autre genre. Racheté par un passionné d’architecture, Indien pure souche au nom portugais surprenant, Ruben Vasco de Gama – rien à voir avec LE Vasco de Gama – a fait renaître de ses cendres cette très belle maison coloniale à l’élégante façade jaune. Si l’homme était sympathique, il a mené tambour battant la visite parce que des clients déjeunaient en terrasse. Il avait donc peu de temps à nous consacrer. Ce fut un peu décevant mais pour être francs, nous étions si rassasiés de tant de beautés et si fatigués par toutes ces visites que nous ne nous sommes pas sentis frustrés, bien heureux de pouvoir remonter en voiture pour faire baisser la température corporelle grâce à l’air conditionné. De retour à Panjim, nous irions boire une petite bière locale au café Joseph puis nous dînerions chez Viva Panjim.

Crèche de Noël

2ème chronique goanaise

Goa, qu’est-ce que c’est ?

C’est le plus petit état de l’Inde depuis 1987 et devenu indépendant en 1961. Il fête donc ses 60 ans de rattachement à l’Inde à force de grands panneaux sur les routes, manifestant ainsi une victoire de l‘Inde sur le Portugal. C’est aussi environ 120 kilomètres de côtes bordées de gigantesques et merveilleuses plages agrémentées de pins et de cocotiers.

Un ami nous demandait quel était l’état de propreté de ces plages car, il y a 25 ans, elles étaient immondes, disait-il. Aujourd’hui, elles sont nettoyées quotidiennement, les gens sont plus respectueux et ont conscience de la chance d’un tel environnement, certaines sont d’ailleurs protégées car les tortues de mer viennent y pondre entre octobre et mai et, entre juillet et août, elles sont désertes tant il y fait chaud. Goa n’est pas une ville, c’est le nom de l’état dont la capitale est Panjim (Panaji en konkani, langue officielle majoritaire d’origine indo-iranienne). C’est aussi la lumière du matin et les couchers de soleil qui enchantent car, contrairement à la côte est, on peut jouir chaque soir du soleil plongeant dans la mer. Les terres sont fertiles, les nuances de verts se côtoient ou se superposent, les paysages de cocotiers et de rizières et la végétation luxuriante sont un plaisir des yeux et nos sens sont en éveil constant. Depuis l’arrivée des hippies dans les années 60, Goa jouit d’une renommée mondiale et est prisée des touristes.

Les plages 

Je regarde la mer et je l’écoute. L’écume des vaguelettes meurt sur le rivage. J’observe le mouvement de l’eau et cette vision apaisante est propice à la méditation, ou à ce qui peut lui ressembler ; détente, relaxation, repos, bien-être, idées fluides, zéro stress … Je comprends pourquoi tous les enregistrements de musique zen incorporent ce bruit de va-et-vient qui dispose à la pleine conscience. Dès le matin, allongés sur notre transat, à l’ombre de canisses et face à une plage encore désertée, nous regardons cette mer qui bouge et vit. Le mouvement incessant des vagues qui finissent par lécher le rivage est une douce musique à nos oreilles. Éric, allongé à mes côtés, les lunettes de soleil m’empêchant de savoir s’il lit ou s’il s’est assoupi, ne bouge pas, sa respiration est lente, elle aussi apaisée. Moi, j’observe ce paysage marin, longtemps, comme happé par l’horizon, hypnotisé. J’écris dans mon petit carnet vert qui ne me quitte pas. Je n’ai pas le goût de la lecture dans ces moments-là. À l’heure où nous sentirons nos estomacs nous rappeler le rythme biologique, nous nous « retrouverons » pour boire un lassi ou une citronnade et pour manger. Les passages successifs des vendeurs de colliers de billes de verre ou de plastique, de bracelets en cuir ou en bois ou de ceux vendant des noix de coco pour leur eau ou des ananas, leurs lourds paniers en équilibre sur la tête, interrompront cette quiétude.

À partir de 17 heures – une autre ambiance – les touristes, Indiens de Bombay, Delhi ou Calcutta, envahiront l’immense plage de sable blond où nous nous trouvons. Ils fumeront des cigarettes (ou autre chose !), boiront de la bière (ou autre chose !), parleront fort (comme le font habituellement les Indiens !), joueront au frisbee ou au football (comme de grands enfants !). Leurs musiques, tout droit sorties de leur enceinte nomade « Marshall », se télescoperont çà et là. Tout cela aura un air joyeux de belles vacances. Des enfants excités crieront dans l’eau tandis que les parents les surveilleront depuis la plage. Beaucoup se baigneront tout habillé. Cependant, alors que les hommes porteront des bermudas, des femmes indiennes braveront la culture du corps dissimulé et « s’exhiberont » dans un maillot de bain parfois mini mini. Une autre Inde. Les plages sont surveillées, les maîtres sauveteurs, grosse frite en bandoulière, ont l’œil vif, le pas alerte et le coup de sifflet un rien intempestif. Rien ne leur échappe, aucune vague n’engloutira de nageur. Ils semblent patients et très pédagogues, expliquent aux parents qu’il est important de surveiller leurs progénitures, parlent aux jeunes des dangers de la mer. La jeep des garde-côtes sillonnera la plage et lancera, de loin en loin, des mises en garde à l’encontre des imprudents. Des hippies, crânes rasés, queues de cheval ou dreadlocks, vêtus de longhi, torse nu et écharpe ceignant leur mince torse hâlé, regarderont dédaigneusement tous ces touristes, dont nous faisons partie, suppôts de l’hyperconsommation venus d’un monde qu’ils rejettent. Nous irons tous nous baigner, la température de l’eau est idéale, le soleil est plus doux à cette heure-là et on le verra bientôt affleurer l’eau, comme s’il voulait s’y jeter, pour finalement disparaître laissant la place au crépuscule.

Entre chiens et loups, les entraîneurs à la course de buffles passeront devant nous. Tenus entre deux longues cordes par le licol, ils subiront placidement cet entraînement sur le sable dur du rivage. Leur bosse sur le haut du dos tangue au rythme du déplacement. Ces bêtes massives à la belle robe beige ou camel, soyeuse, tout en muscles est un contraste saisissant avec la douceur qu’elles dégagent. Ailleurs, ce sont les chevaux montés à cru par de beaux cavaliers que l’on mettra à l’exercice. Et pour les revigorer, le bain de mer semblera être apprécié. Les vagues sont parfois si hautes que seule leur tête émerge de l’eau sans qu’ils en soient effrayés. Plus tard, l’un de ces cavaliers magnifiquement sculpté viendra prendre sa douche sur le sable juste sous nos yeux émerveillés.

Au même moment, les filets de pêche seront tirés sur la plage.  Les pêcheurs, entravés deux par deux à une longue tige en bambou au niveau des reins, reculeront à petits pas, pas de deux d’un ballet contemporain. Ils sortiront lentement l’énorme filet alourdi par le poids de ce qu’il contient et qui reste une surprise pour tous. Les badauds, comme nous, attendent impatiemment de voir ces pauvres poissons prisonniers que nous mangerons sans doute un peu plus tard. Un autre jour, une balade à scooter nous fera découvrir une plage conseillée par la jeune et charmante réceptionniste de notre cottage à Agonda.

La plage de Galgibag, à quelques kilomètres de là, protégée puisque lieu de ponte des tortues de mer, est un véritable paradis sur terre. A l’ombre des pins, nous y sommes arrivés en fin de matinée avec l’impression fantasque de revivre ce que Robinson Crusoé avait pu ressentir, non pas dans la solitude de l’espace mais submergé par cette immensité. Nous découvrirons sous la pinède deux petits restaurants de fortune. L’un d’eux marquera l’un de nos plus grands plaisirs gustatifs de notre séjour et dont je vous parlerai plus tard !

Mise en bouche : huîtres sauvages au déjeuner !

1ère chronique goanaise

Les vacances 

Nous nous sommes interrogés un bon moment quant aux congés de fin d’année. Tiraillés entre l’envie de rentrer en France et celle de découvrir l’Inde, notre choix a été finalement vite fait de par l’obligation quasiment impérative de rester. Les mesures sanitaires s’étant renforcées et ma demande de visa une fois encore refusée, nous ont « imposé » des vacances en Inde. Guides en mains et recherches sur Internet, nous voulions du dépaysement. Une semaine à Goa puis une semaine dans le Kérala nous semblaient idéal. Mais, encore une fois, les conditions de déplacements n’étaient pas si simples. Nous n’avions pas de moyens de transports entre les deux états ou il nous fallait repasser par Chennai. Nous décidions alors de rester deux semaines à Goa. Achat de billets d’avion, réservations d’hôtels, contact d’un chauffeur pour nos visites et l’affaire était pliée. Nous voulions, bien évidemment, découvrir les aspects de la longue présence portugaise, mais aussi profiter des plages que l’on disait être paradisiaques. Ainsi, nous passerions 3 jours sur l’une des plages du nord, à Mandrem, belle plage tranquille et village peu bouleversé par le tourisme de masse, 6 jours dans la capitale, Panjim à faire quelques excursions à la découverte du patrimoine local et enfin, nous terminerions notre séjour « à la baba-cool » sur l’une des plages du sud, à Agonda, long et large ruban de sable blond, assez peu fréquentée, bordée de pins et de cocotiers, à manger, boire et se reposer les doigts de pieds en éventail (ce qui n’a pas toujours été le cas comme vous le lirez plus tard dans une prochaine chronique), avant de reprendre l’avion pour Chennai.

Journée sur la plage à Mandrem.

Goa versus Pondichéry, deux anciens comptoirs européens

Colonie portugaise depuis le début du XVIème siècle, Goa est un peu pour le Portugal en Inde ce qu’est Pondichéry pour la France. L’une se situe sur la côte de Malabar à l’ouest, bordée par la mer d’Arabie ou d’Oman dans laquelle on se baigne volontiers. La seconde à l’est, sur la côte de Coromandel, borde le Golfe du Bengale, agité par de forts courants dangereux limitant les baignades en de nombreux endroits. Des 400 ans de domination portugaise, il reste aujourd’hui un grand nombre de demeures à l’architecture indo-portugaise, d’églises baroques disséminées sur tout le territoire goanais ainsi que les azulejos, ces fameuses céramiques bleues dépeignant l’arrivée par bateaux des missionnaires catholiques, la conversion des « indigènes » à la religion ainsi que les figures héroïques des découvreurs et gouverneurs conquérants. Il reste aussi une certaine nonchalance, une douceur dans les regards et les sourires, un contact amical avec le visiteur ainsi qu’une façon de se vêtir « à l’occidentale ». En effet, la grande majorité des femmes portent une robe, les hommes des pantalons. La cuisine offre avec fierté des spécialités portugaises dont les diverses façons de préparer le bacalhau. La communauté chrétienne est visible et représente environ 28% de la population. Les fêtes sont empreintes de religiosité à l’instar des Trois Rois en janvier, le Sabado Gordo (cortège de chars le samedi précédent le carême), le carnaval, la Fama de Menino Jesus (procession montrant l’Enfant Jésus), la fête de saint François Xavier, en mémoire au missionnaire dont le corps repose à Velha Goa ou la fête de Notre-Dame-de-l’Immaculée-Conception (foire et concerts autour de l’église à Panjim). Enfin, la langue n’est pas oubliée des Indiens qui ont choisi de conserver la nationalité portugaise, ce qui rend cet attachement très fort avec le Portugal.

La France en Inde débute en 1673 au nom de la Compagnie française des Indes. Ce fut une épopée aussi éphémère que splendide dont on a la preuve encore aujourd’hui. Pondichéry offre aux visiteurs ses belles maisons dans le quartier français. L’appellation « Vieille Maison Française » est visible sur les murs d’enceinte. Ces maisons coloniales sont à l’ombre des bougainvillées. Les rues portent des noms français, cours Chabrol, rue Bussy, de la Cathédrale ou de la Compagnie, rue Dumas, Romain-Rolland, Suffren ou Labourdonnais. On y trouve l’Alliance française, le lycée français, l’Institut français d’indologie, l’École française d’Extrême-Orient, autant de petits bouts de France qui marquent sa présence sur ce territoire. « Pondy » est aujourd’hui une joyeuse juxtaposition de yoga, de méditation, de divinités, de croissants et de pains au chocolat et d’architecture coloniale qui en font un cocktail étonnant. On y fête le 14 Juillet avec des défilés dans les rues avec les traditionnels feux d’artifice et bals « à la française ». On y trouve un monument aux morts de la guerre de 14-18 et une statue de Jeanne d’Arc. Contrairement à Goa la portugaise, Pondichéry la française n’a plus grand chose à voir avec le mode de vie et la culture française car l’Inde a repris ses droits et le français est tout juste ou à peine parlé par les « anciens ».

Voyager en novembre – 2

Chez les Chettiars

Voici notre itinéraire. Cette région regroupe plus de 70 villages dans un petit rayon dont la capitale est Karaikudi au sud. Elle nous époustoufle par le nombre impressionnant de demeures palatiales (plus de 10000 palais) construites à partir de 1850 jusqu’à l’indépendance de l’Inde en 1947. Elles furent d’une opulence effrontée. Quelques villages du Chettinadu sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2014.

J’ai entamé l’écriture de cet article alors que le cyclone Nivar frappait les côtes du Tamil Nadu. La pluie tombait drue par intermittence, le ciel s’assombrissait et le vent soufflait fort, ébouriffant palmiers et cocotiers, épis indisciplinés dans le ciel. J’avais fermé les fenêtres car les grosses gouttes, en s’écrasant sur les balcons, éclaboussaient l’appartement. Alors que les ventilateurs étaient à l’arrêt, il faisait humide et l’air était saturé d’eau. Les fenêtres de nouveau ouvertes n’ont fait ni courant d’air ni n’ont apporté de fraîcheur. Je me suis donc mis à la tâche et telle une Marguerite Duras pendant l’écriture imposée de « Hiroshima mon amour », je me suis enfermé en moi-même.

Arrivée du cyclone Nivar sur les côtes de Pondichéry.

J’apprécie le silence  interrompu par le bruit de la pluie, ce silence dérangé par le tonnerre et fissuré par les éclairs. Je suis prêt. Je vais donc vous raconter notre séjour dans le Chettinadu.

Cette région se situe dans un triangle délimité par Thanjavur, Madurai et Trichy, cette dernière étant l’ultime étape avant notre retour à Chennai. Nous y sommes à plus de 450 kilomètres au sud et Madurai à 240 kilomètres environ de la pointe la plus au sud de l’Inde,  Kanyakumari.

Histoire des Chettiars

Au cours du XIXème siècle, des marchands installés sur la côte de Pondichéry prospérèrent grâce au commerce de la soie, des épices et autres préciosités. L’Empire britannique favorisa leur expansion dans toute l’Asie du Sud-Est en passant par le Sri Lanka. Mais la zone était troublée par la nature : ouragans et tsunamis mettaient en danger leur activité maritime. Vers 1850, ils décidèrent de retourner dans leurs villages natals. Reconvertis dans la finance, ils se firent construire des palais à l’image de leur fortune. Rien n’était trop beau, de la taille de ces demeures jusqu’aux matériaux utilisés à la construction. De styles anglo-indien, néo-baroque ou art déco, les colonnades étaient en bois de teck de Birmanie ou en granit d’Italie, les sols en pointe de diamant en marbre d’Italie comme à Versailles, les lustres en verre de Murano, les majoliques vernissées provenaient des plus célèbres faïenceries japonaises, anglaises ou portugaises, les miroirs et les lustres de Belgique, l’acier anglais, le bois de rose d’Inde, les meubles, objets et bibelots français.

Un petit siècle plus tard, à l’indépendance de l’Inde, leur système économique s’effondre. Ce fabuleux patrimoine sera alors délaissé et une diaspora ira vivre en Malaisie, à Singapour, aux Etats-Unis et au Canada. A l’instar de notre propriétaire qui voyage souvent en Malaisie, les descendants vivent aujourd’hui à Chennai, à Bombay ou à Bangalore. Et à l’occasion, ces heureux propriétaires se retrouvent en famille dans leur palais pour les fêtes traditionnelles et les cérémonies familiales telles que les mariages. Aujourd’hui, beaucoup de ces palais ne sont plus entretenus parce que cela coûte trop cher, parce que les héritages se passent dans la douleur et que le statu quo ne profite à personne, les uns voulant vendre, les autres voulant garder le bien familial ancestral sans en être majoritaire. Le résultat fait parfois pitié ; la destruction à petit feu de ces demeures, les toitures effondrées, les carreaux cassés, les façades endommagées et les intérieurs démantelés et vendus aux antiquaires de Karaikudi. Ce qui est par ailleurs étonnant, c’est que dans le plan quadrillé de ces petits villages, des rues entières sont constituées de palais les uns à côtés et en face des autres.

Les palais

Kanadukathan, Kottaiyur et Athangudi sont, entre autres, des villages remarquables par le nombre impressionnant de palais. Les façades se suivent le long des rues et l’on remarque assez vite ceux qui sont habités, transformés en hôtels, musées ou « sans vie ». Ils portent tous un nom constitué des initiales des noms de leurs propriétaires, une manière sans doute de garder la main sur son bien. L’on trouvera ainsi la CVRMCT House datant de 1910, d’où l’on a une belle vue des toits-terrasses, la VVRM House construite en 1870, ce qui en fait l’une des plus anciennes maisons, la Lakshmi House, un luxueux palais-musée merveilleusement conservé.

La PKACT House fait face au moulin à épices. Lors de la visite de cette dernière demeure, bien qu’arrivés après l’heure des visites, le jeune propriétaire nous a ouvert ses portes. Nous y sommes restés plus d’une heure et l’homme, intarissable sur l’histoire de sa maison et ses ancêtres, nous a offert une visite complète jusque sur les toits. En partant, son père, homme âgé très aimable, nous a salués selon l’usage dans la posture du « namasté » (wanakam en tamoul), les deux mains jointes devant la poitrine, salut que nous lui avons retourné avec gratitude.

La PKACT House habitée depuis plusieurs générations par la même famille.

Les hôtels remarquables

Nous avions décidé de prendre notre temps, nous avons donc passé trois nuits dans cette région rurale. Le choix de l’hébergement s’est vite imposé. La petite folie excitante de dormir dans des palais nous a fait frissonner. La situation critique sanitaire du moment ne nous a pas fait réfléchir à deux fois : on ne pouvait se refuser une telle opportunité ! Cerise sur le gâteau, mais chose assez étrange, l’absence de touristes étrangers et le peu de visiteurs indiens nous a fait sentir comme chez nous, un peu perdus dans ces palais désertés. Nous avons bénéficié d’un accueil extrêmement chaleureux, de visites intéressantes des lieux par un personnel attentionné, de cours de cuisine d’une spécialité locale (Chettinad Brinjal masala ou ragoût d’aubergines), de prêt de vélos pour nos balades dans les villages, de l’accès à la piscine malgré l’interdiction officielle, et surtout, de prestations exceptionnelles.

Personnel du Visalam

Le Visalam à Kanadukathan est un palais-hôtel de taille humaine art déco de 1930. Les chambres,  pièces réservées à l’origine aux propriétaires, sont réparties autour de la vaste cour centrale, lieu de rassemblement pour les hommes au moment des pujas (rites d’offrande et d’adoration) ; un petit sanctuaire permettait de prier, de faire des offrandes, de brûler de l’encens en présence d’un brahmane. Les chambres sont vastes, en suite, et meublées dans le style colonial. Les matériaux sont nobles et les couleurs chaudes, les lumières tamisées créant une ambiance agréable et intime nous renvoyaient dans le passé et l’histoire de ces demeures. On n’a que l’envie de s’y poser et d’y rester. La grande salle à manger est restée fermée mais on nous avait installé, dans le café ouvert sur la piscine, une petite table ronde éclairée aux bougies, des coils anti-moustiques à nos pieds et attribué un charmant serveur, le seul dans l’hôtel peut-être, vêtu d’un dothi et d’une chemise blanche immaculés et parfaitement repassés, rien que pour nous. Nous y avons dégusté des spécialités, quelques peu épicées, de la cuisine du Chettinadu comme la soupe de tomates aux graines de fenouil et les masala de poisson ou de caille.

Le Chidambara Vilas à Kadiapatti est à l’opposé du Visalam. D’abord par la taille. C’est un gigantesque palais anglo-indien construit il y a 115 ans. Ensuite, parce qu’il appartient encore aujourd’hui à des propriétaires à qui l’on réserve les chambres « nobles » autour de la cour centrale et qui y séjournent lors des occasions particulières. Les chambres de l’hôtel sont donc aménagées dans une aile rénovée. Nous avons dîné dans l’impressionnante salle à manger, déjeuné dans une partie de la cuisine ouverte, comme à la maison, c’est d’un chic !  Nous avons traversé la salle de jeux plongée dans la pénombre où des jeux anciens traditionnels étaient à la disposition des clients. Notre chambre donnait sur la piscine. Devant notre porte, un petit salon en bois de teck nous était réservé. Nous nous y sommes prélassés après le bain absorbant les derniers rayons du soleil. Ces séjours furent un rêve et après une photo souvenir avec le personnel nous avons dû nous résigner à partir.

Aile aménagée du palais

Lit colonial à éventail manuel … Éric a passé une nuit blanche !!!

Le Bois sacré

A la recherche de sanctuaires du culte animiste, Bala nous conduit à Kovilkaduu à 2 kilomètres du village de Kothamangalam puis à Elangakodi à 9 kilomètres de Pudukkotai. Nous pénétrons dans un bois à l’allée ombragée. Elle est bordée de centaines d’animaux en terre cuite colorés, souvent à hauteur d’homme. Ce sont des ex-voto dédiés à Ayyanar, divinité vénérée pré-hindoue qui apporte la pluie, protège les récoltes et les villageois. Cette armée à jamais immobile, formée d’éclopés brisés et fracassés par le temps, sont entiers et debout, penchés sur le côté, les uns contre les autres, amputés ou décapités. La végétation l’a envahie, cette puissante ennemie, son feuillage violant les gueules cassées, les oreilles mutilées, les nasaux haletants ou bien ligote les vaches par les cornes. Les expressions des chevaux sont surprenantes : ils hennissent, rient, effraient ou implorent, insensibles aux visiteurs. La tentation de prendre une tête au sol a été forte. Bala demandera au gardien du sanctuaire si cela est possible. Pour toute réponse, il écrasera du pied sans effort un fragment, montrant ainsi que la terre cuite, si vieille et humide n’est plus rien. Ces animaux sont bien morts ! Dans un petit village alentours, nous finirons par trouver à la nuit tombée, un potier fort sympathique à qui nous achèterons un petit cheval en terre cuite.

La fabrique Sri Ganapathy

Nos guides de voyage nous emmènent dans le village d’Athangudi où l’on fabrique des carreaux de ciment ornés. Les techniques de fabrication sont surprenantes et intéressantes. Dans le petit atelier, les installations sont rudimentaires, on y travaille à même le sol, pieds nus et accroupi ou assis jambes croisées. Nous sommes accueillis par un enfant qui nous montre du doigt une femme, sa mère ? Elle dit en tamoul à Bala que les hommes déjeunent. Ils auront terminé dans une dizaine de minutes.  On nous laisse déambuler dans l’atelier sans plus s’occuper de nous. Des carreaux de ciment sont rangés contre des murs, des plaques de verre, certaines peintes, également. D’autres, plongées dans des bains d’eau, nous rendent curieux et nous extrapolons sur la méthode de fabrication. A la suite de la fabrique, dans un atelier de menuiserie, des jeunes rabotent, poncent, appliquent du mastic chaud sur les fissures du bois, teignent au brou de noix et peignent des meubles en teck. Ils travaillent à deux à l’intérieur d’une armoire renversée ouverte et sans portes. Ils nous voient, ne demandent rien, nous laissent aller et regarder partout. Nous les observons travailler. Ils nous sourient. C’est l’Inde !

Création d’un carreau à partir d’un modèle. Il faut alors remplir les compartiments de peinture de différentes couleurs.

Création d’un carreau de ciment au gré de l’inspiration de l’artisan.

Enfin, un jeune homme suivi de deux autres plus âgés arrivent et se préparent à une démonstration que nous n’attendions pas. Le jeune nous indique un banc où nous assoir. Une femme au sari poussiéreux prépare le ciment. Un tas de poudre grise sur le sol, une écuelle remplie d’eau, elle verse à vue de nez et malaxe, experte. Un des hommes pose un cadre compartimenté, modèle d’un motif, sur une plaque de verre. Il verse de la peinture de couleurs différentes à chaque emplacement, créant une composition. Puis l’autre homme étale de la poudre de ciment sur la peinture fraîche et complètera par une épaisse couche de ciment. Le carrelage est fait. Après un temps de séchage de 3 jours, la plaque de verre sera décollée et le décor restera imprimé sur le carreau. L’autre technique nous paraît plus intéressante parce qu’elle fait appel à la créativité de l’artisan. Ici, il n’y a qu’un cadre vide sur la plaque de verre. L’artisan dispose, selon son gré, des taches de couleurs puis mélange avec un poinçon en bois. Abracadabra, le résultat est magique.

Saratha Vilas   

Nous nous sommes promis de revenir dans le Chettinadu. Car, ayant eu vent à notre retour de notre passage dans la région, notre propriétaire nous a déjà conviés à rester dans son palais lors d’une prochaine visite. C’est noté ! Cependant, nous séjournerons au Saratha Vilas, palais de 1910 magnifiquement restauré par deux architectes français impliqués dans la préservation de ce patrimoine local. Lors de notre passage, l’hôtel était fermé faute de clients j’imagine. Nous avons tenté de le visiter mais un gardien nous en a interdit l’accès. Raison de plus pour y retourner.

Voyager en novembre – 1

Sur la route des grands temples

Comme c’est bon de pouvoir s’évader en cette période de pandémie, sortir de chez soi, admirer les paysages, plonger dans la vie rurale et parler à d’autres personnes. Et par-dessus tout, de se retrouver comme au début du mois d’octobre, dans la campagne indienne, voir défiler rizières, bananeraies, cocoteraies, fleuves et rivières, vaches, buffles, chèvres, chiens, poules et coqs, canards, cailles et paons, villages et bourgs, Indiens lascifs ou affairés. Nos yeux ne peuvent tout photographier, tout absorber, tout mémoriser. Une petite parcelle de cette vie campagnarde restera en mémoire, pour notre plus grande joie.  

De Chidambaram à Thanjavur

Nous avons quitté Chennai en prenant la route qui longe l’océan Indien jusqu’à Pondichéry. Nous la connaissons bien maintenant. Après avoir quitté le Grand Chennai, elle promet de beaux paysages. Puis, nous nous sommes dirigés vers l’ouest plus à l’intérieur du pays, en terre inconnue pour nous, et c’était grisant ! Nous avions décidé de visiter les grands temples hindous de l’ère Chola, période qui débute au IXème siècle. Ils ont une architecture typique du sud du sous-continent et du Sri Lanka que l’on nomme dravidienne. Cette architecture atteindra son apogée au XVIème siècle pour prendre la forme que nous  voyons aujourd’hui. Peut-on faire une comparaison, aussi hasardeuse soit-elle, avec nos églises romanes jusqu’au gothique flamboyant ? Quatre des cinq temples que nous avons visités sont classés au patrimoine mondial de l’Unesco et se situent dans l’état du Tamil Nadu.

Chidambaram et le temple de Nataraja (Shiva danseur), Kumbakonam et les temples de Nageshwara (Shiva le roi-serpent) et Darasuram, Gangaikondacholapuram et le temple de Brihadishwara, Thanjavur et le temple du même nom que précédemment. Autant de villes et de temples aux noms parfois compliqués à prononcer mais si chantant lorsqu’on en a pris le rythme. Un challenge.

Temple de Nataraja à Chidambaram

Thanjavur est le berceau du royaume Chola qui s’est étendu jusqu’aux rives du Mékong et les temples de la région sont antérieurs de deux siècles à celui d’Angkor.

Ce qui fascine, c’est que plus nous visitons ces temples, perdus et ignorants des rites hindous, confus dans la reconnaissance des dieux et déesses qui changent de noms selon leur état (tantôt mendiant, danseur, berger ou méditatif), plus nous nous accrochons à leur splendeur architecturale. Le privilège de cette période, c’est qu’il y a relativement peu de visiteurs et que les espaces sont grands. Certains temples sont posés sur de belles pelouses où quelques familles indiennes s’installent comme pour un pique-nique.

Ce qui impressionne, c’est l’état de conservation de ces temples, la richesse des ornements, la profusion de sculptures. Construits autour des Xème et XIIème siècles, la pierre et le granit ont résisté au Temps. Les dynasties qui se sont succédé n’ont apporté que modifications, embellissements et agrandissements. Peu de temples sont de taille humaine. Certains sont une ville dans la ville avec jusqu’à sept enceintes et gopuras avant d’accéder au sanctuaire dédié à Shiva.

Cette fois-ci, nous nous attachons aux constantes dans l’organisation des temples. Les guides nous y ont bien aidés. Dire qu’ils se ressemblent tous, c’est un peu vrai … tout comme nos cathédrales, non ?

Mandapa, salle des mariages – temple Darasura à Kumbakonam

Mais d’abord, on se déchausse aux abords du temple. Marcher les pieds nus après la pluie est peu ragoûtant, on prend sur soi. Nous avons eu une petite pensée pour Gilles à se demander comment il appréhenderait la situation !

Gopura du temple de Nataraja à Chidambaram

A bonne distance, la vision des portes-tours, les gopuras, est en soi impressionnante. Elles sont hautes (plus de 50 mètres et pouvant aller jusqu’à 75 mètres). Elles offrent une entrée par les quatre points cardinaux et sont reliées par une enceinte sur laquelle des Nandis, les vaches sacrées, veillent. Ces gopuras permettaient aux pèlerins de se diriger vers le temple. Certaines sont blanches, couleur brique, ocres ou blondes. Beaucoup sont très colorées et les centaines de personnages des différents niveaux sont de couleurs vives, voire criardes. Le passage sous une gopura tient en haleine, on se demande ce qui va surgir à nos yeux sous l’éclat vif de la lumière. Et ce que nous découvrons nous laisse sans voix, si ce n’est : « Waouh ! Que c’est beau ! ». Parfois, nous sommes accueillis par le cul du Nandi qui fait face au sanctuaire de Shiva. Elle-même repose couchée, énorme, sur une mandapa dont les caissons du plafond sont richement peints ! C’est juste merveilleux !

Tous ces temples dédiés à Shiva sont une succession de galeries, de sanctuaires, de bassins sacrés, souvent au lotus,  destinés aux ablutions des brahmanes, de vimanas (tours en coupole) posées sur les sanctuaires, de lieux de rassemblement pour les fidèles. Les grandes salles ouvertes peuvent être soutenues par 10, 100 ou 1000 piliers, tous sculptés, tous différents et dont les chapiteaux représentent la fleur de lotus. Ces sabhas sont des espaces de prière mais également de repos. Il n’est donc pas étonnant de voir des familles, assises, discuter en toute sérénité. Les halls surélevés étaient aussi des salles de mariage que l’on nomme choultris ou mandapas surmontés d’une chatra, grande ombrelle colorée aux franges dorées de toute beauté. La volée de marches qui nous y amène évoque un chariot (ratha) tiré par un cheval ou par un éléphant. Les colonnes sculptées dans un seul bloc de pierre, plantées comme des forêts,  représentent  des créatures mythiques, des yalis,  dont les parties du corps appartiennent à différents animaux : tête d’éléphant, crinière de lion, oreilles de cochon, cornes de chèvre, corps de cheval, queue de vache et pattes de crocodile.

En quittant le temple de Darasuram à Kumbakonam, nous avons déambulé dans une petite rue calme où quelques familles teintent et tissent la soie. Des écheveaux séchaient sur les fils tendus devant les maisons, bravant les risques de pluie de la saison. Nous avons croisé quelques habitants qui nous ont lancé de francs sourires.

De Madurai à Tiruchirapally (Trichy)

Madurai est la deuxième ville en taille du Tamil Nadu. L’activité frôle le chaos : des commerçants partout, des travaux partout, des voies étroites non goudronnées et boueuses partout dans lesquelles les véhicules ont beaucoup de mal à se croiser – je ne vous parle même pas des bus et des camions ! – des deux roues qui s’imposent partout étouffant la circulation des voitures. Et des piétons qui cherchent leur passage partout. Un cauchemar !

A la sortie du temple, pause thé et samosas tout frais.

Nous avons réservé un hôtel à l’abri de ce tumulte sur une colline qui domine la ville. De la terrasse du restaurant, à la veille de Diwali, la fête des lumières, nous avons pu jouir de la vue, amusés par les paons autour de nous, au calme malgré les pétards et les feux d’artifice avant l’heure.

La visite du temple Sri Meenakshi, lieu très saint,  s’est effectuée en un temps record, contrairement à la demi-journée préconisée dans nos guides. Après avoir déposé chaussures,  sacs à dos, smartphones et parapluie aux consignes, passé le portique de sécurité et subis la fouille au corps, nous avons pénétré ce haut lieu où Shiva aurait fait couler du miel de ses cheveux (pouah !) sur la ville. Pour cause de covid, le parcours était balisé, nous interdisant les déambulations. Arrivés au bassin au lotus, arrêt ! Une petite file de fidèles attend. Il est 16h15. Nous apprenons que nous ne pourrons poursuivre qu’à 17h15. Que faire ? Abandonner ou rester ? Nous restons. A l’heure dite, un brahmane tire une corde actionnant la cloche et quatre musiciens se mettent à jouer du tambour et des instruments à vent (cor). Ce sera le signal. A l’approche du sanctuaire, nous sommes stoppés. Parce que non-hindous, on nous en interdira l’accès ainsi que dans un deuxième sanctuaire. Nous ne verrons finalement que des allées soutenues de piliers richement décorés de sculptures représentant des divinités sous toutes leurs formes, le mariage de Shiva et Parvati, un Nandi .. et c’est à peu près tout ! Grosse déception !

Juste en face, une « annexe », mandapa du XVIème siècle aux nombreux piliers, a attiré notre attention. L’un des piliers représente la jeune Meenakshi, déesse guerrière aux 3 seins à qui l’on prédit que son 3ème sein fondrait lorsqu’elle se marierait. Dont acte. Elle devint l’épouse de Shiva et son 3ème sein fondit. Dans ce temple non consacré, au pied des colonnes, à la lumière crue des ampoules et dans une moiteur étouffante, de nombreux tailleurs, les uns à côté des autres, étaient occupés sur leur machine à coudre à pédale. Ils nous proposaient de nous confectionner un vêtement. Des étals exhibaient tout le matériel de la couturière parfaite : passementerie, rubans, galons, volants, perles, boutons, bijoux fantaisie, colifichets en fausse soie. D’autres proposaient de l’artisanat local, sans doute usiné de fraîche date. Et beaucoup de regards tournés vers nous, les seuls étrangers à la ronde.

A l’entrée de l’annexe, temple non-consacré

Diwali

Nous reprenons la route du retour le jour de la fête nationale des lumières. Les pétards et les feux d’artifice ont claqué pendant deux jours et nous ne savons pas ce qui nous attend sur la route. Étonnamment, après un départ matinal – nous avons près de cinq heures de route – nous glisserons sur un ruban lisse, libre et calme jusqu’à Chennai.

Depuis la terrasse de l’immeuble, nous assistons aux feux d’artifice et lancés de pétards à l’occasion de Diwali.

Navaratri

Entre septembre et octobre, selon le calendrier lunaire hindou, la fête de Navaratri ou Navratri (littéralement : neuf nuits) célèbre l’énergie féminine divine. 

Dans le sud de l’Inde on expose des statuettes et toutes sortes d’objets colorés. Selon la légende, la Déesse Durga avait besoin de grands pouvoirs pour vaincre le démon Mahisha. Les Dieux les lui donnèrent – comme ils furent bons ! – et, ainsi dépossédés, se tinrent cois comme des statues.

Ces célébrations se divisent en trois groupes. Les trois premiers jours, on invoque la Déesse pour détruire les impuretés, les vices et les défauts. Là, il y a déjà du travail à faire et on n’en verra sans doute jamais le bout !

Les trois jours suivants, la Déesse est adorée car elle a le pouvoir de donner la richesse infinie. Il ne faut surtout pas prendre ce terme au sens strict car il risquerait d’y avoir beaucoup de déçus … dont moi-même !

La Déesse Durga tuant le démon Mahisha

Les trois derniers jours sont dédiés à l’adoration de la Déesse dans son incarnation de la sagesse afin de connaître tous les succès dans la vie. C’est, à mon avis, beaucoup plus sage et raisonnable que le but des six jours précédents ! Car, après tout, ne les souhaite-t-on pas nous-mêmes à toutes occasions ?

On retrouve cette épopée dans le Mahabharata dont je vous ai parlé il y a déjà fort longtemps (relire le billet « Ce soir, on danse ! »).

L’Ayudha pooja célèbre justement la victoire de Durga sur le Démon. On vénère donc ses armes. Par extension, au cours des festivités, on célèbrera tous les instruments de la vie quotidienne (outils de l’artisanat, ustensiles de la maison, de la cuisine, objets pour les études – ordinateurs, livres, …).

Une pratique plus récente permet de célébrer tous les véhicules (VL, PL, motos, scooters, bicyclettes) afin de chasser toutes sortes de démons, encore eux !

INVITATION

Jeudi 22 octobre, Saghana, jeune indienne brahmane du Bureau de France, nous invite chez ses parents pour célébrer Ayudha Pooja et Durga Ashtami. Nous partons en voiture sous la pluie et, arrêtés à un feu tricolore, nous achetons, sous le regard plutôt perplexe de Bala, un gigantesque parapluie arc-en-ciel qu’un vendeur à la sauvette enfourne dans la voiture pour la somme « astronomique » de 350 roupies (4€) ! On se ferait presque tirer par les oreilles par Bala qui pense que c’est une dépense inconsidérée ! Tant pis, il nous le fallait et vous l’avez vu à la fin du billet précédent.

Nous allons dans un quartier que nous ne connaissons pas, les rues sont animées, étroites, encombrées par des travaux de la chaussée. Dans la ruelle où habitent les parents de Saghana, une voiture et un rickshaw ont du mal à se croiser. Il faut klaxonner, se serrer à gauche et à droite, forcer le passage, klaxonner à nouveau, coups intempestifs, un peu nerveux. Nous, nous serrons les fesses ! Bala manque le numéro de l’immeuble. Il faut faire demi-tour. Mission impossible … semble-t-il. Contre toute attente, il force le passage, arrête la circulation dans les deux sens en mettant la voiture en travers de la voie. Arrêt obligatoire pour les autres véhicules que l’on verrait presque trépigner d’impatience.

L’IMMEUBLE

A la nuit tombée, nous entrons dans une résidence de deux immeubles. Un gardien fait signe à Bala de se garer. Celui-ci nous attendra le temps de notre visite mais nous partirons vers 19 heures pour ne pas qu’il fasse d’heures supplémentaires. Saghana nous accueille au pied de l’immeuble. Elle discute avec le nouveau chef du Bureau de France, sa femme taïwanaise et Apinayaa, la jeune VIA. Nous décidons de monter les trois étages à pieds. La structure de l’immeuble est en béton, les sols et les escaliers en carrelage. Les paliers distribuent plusieurs appartements le long des couloirs. Cela résonne. Les portes d’entrée des appartements sont doublées de grilles de fer forgé cadenassées la nuit. Des portes ouvertes sur les intérieurs ne cachent rien de l’intimité des gens. Sur les pas de portes, des kolams sont tracés à la poudre blanche, en signe d’accueil, de bienvenue et de prospérité. La rampe d’escalier est usée, marquée par de vieilles traces des milliers de mains qui l’ont caressée, les murs sont éraflés par les vélos et les poussettes que l’on monte aux étages. La lumière blafarde rend le hall d’entrée assez sinistre et aussi parce que trop vide et trop grand. Les boîtes aux lettres en bois indiquent le nom de chaque habitant. Ici, ce sont les Indiens des classes sociales moyenne et moyenne-supérieure qui y vivent.

Kolam

L’APPARTEMENT

La porte d’entrée est ouverte. Nous nous déchaussons comme le veut la tradition lorsque l’on pénètre chez quelqu’un. Nous sommes accueillis par la maman de Saghana qui a revêtu un élégant sari. Son papa porte le traditionnel dothi blanc propre aux brahmanes, tantôt couvrant ses jambes, tantôt remonté à mi-cuisses. Une fois les présentations et les salutations terminées, la mère s’éclipse dans la cuisine. Sombre. Petite, toute petite. Le réfrigérateur et le four à micro-ondes sont dans la pièce à vivre, comme c’est souvent le cas. Elle est assez  petite. Chaises de jardin en plastique ou en rotin, une vitrine chargée de bibelots dont une miniature du Taj Mahal, une petite Tour Eiffel et la tour Khalifa à Dubaï enfermée dans une boule à neige. Quelques posters de divinités aux murs et un lave-mains terminent de meubler cette pièce. Face à la cuisine, sur notre gauche, une porte fermée doit donner accès à la chambre parentale. A côté, une porte ouverte donne sur la chambre de Saghana dans laquelle il y a un accès à la salle de bains. Un petit balcon. C’est tout.

Saghana et ses parents

LA POOJA

La pooja est installée dans la salle-à-manger. C’est un petit escalier en bois de sept étagères recouvert de tissu synthétique. Au-dessus de celui-ci, trois portraits de divinités ornent le mur. Sur la première étagère du haut, le couple divin Shiva-Parvati, trône en majesté. Ils sont noirs. Pourquoi ? A côté d’eux, d’autres statuettes, comme sur les deux étagères suivantes ; des Shivas, des Ganeshs, des Anumams, et les autres … D’autres encore ornent les trois étagères inférieures. Des danseuses colorées mobiles oscillent de la tête et de la taille, mues par l’air que brasse le ventilateur plafonnier. C’est amusant ! Les trois étagères du bas sont décorées d’un tas d’objets miniatures qui représente le quotidien. Meubles en perles de plastique, objets de la cuisine en métal et en bois traditionnels comme le coupe légumes ou la râpe à poissons. Enfin, posées au sol sur des plateaux en métal blanc, les offrandes : encens, fruits, riz, … Cette pooja, adossée au mur du fond de la pièce, coincée contre la fenêtre, l’envahit et la réduit le temps des festivités. Elle restera installée les dix jours de cette célébration.

ON MANGE !

Très active dans la cuisine, la maman de Saghana ne fait que de rares apparitions, toujours souriantes et prenant soin de chacun d’entre nous. Elle explique ce qu’il y a sur la pooja, nous demande de nous installer confortablement, alors qu’elle-même, son mari et Saghana restent debout. Puis, les assiettes en bois arrivent. Nous n’avions pas prévu de manger … mais il le faut bien et nous en sommes reconnaissants. Sa maman s’est donnée beaucoup de mal : pakoras (boulettes de pois chiches), sauce épicée à la noix de coco, pin mulai (pousses de haricots) à la noix de coco râpée et en dessert, des gulab jamun (boulettes de farine, sucre, cardamome et sirop de rose). Dès que notre assiette se vide, la voilà remplie de nouveau. Il n’est pas question de refuser. Cela me rappelle ma famille, ma grand-mère disait : « Mange, mais mange, je te dis ! Encore un peu ! Tu dois manger ! ». Sauf que là, pas d’injonction mais une insistance très polie à laquelle on se plie volontiers. Nous avons donc mangé tant et plus, et j’ai quand même réussi à refuser timidement un troisième service. De l’eau, du café et nous sommes partis !

LES PRÉPARATIFS

Samedi  24, Bala arrive accompagné de son garçon de 10 ans et de sa fille de 6. La veille, il a lavé la voiture et nos vélos. Les enfants nous attendrons au pied de l’immeuble le temps de faire nos achats à Mylapore pour les offrandes aux véhicules : la voiture de Bala, sa moto et son scooter qui est maintenant chez nous car les chats de son quartier griffent la selle, le scooter de Claire et nos deux vélos bulgares. Dans la rue très animée, de nombreux éventaires encombrent les trottoirs, débordent sur la chaussée. C’est habituel mais là, ça l’est un peu plus ! Nous suivons Bala qui sait exactement quoi et où acheter. Oranges sweet lime, pommes, citrons verts, grenades, bananes, noix de coco, citrouille, riz soufflé, poudres blanche et rouge, encens, bougies, beaucoup de fleurs en guirlandes et des douceurs (gâteaux indiens). Les poudres serviront aux tilaks (un mélange ayurvédique de poudre de bois de santal, de turméric, de kumkum et de jus de lime) étalés à certains endroits des véhicules, selon la croyance de chacun, pour les protéger (phares, roues, cadres de vélos). Nous aimons cette ambiance de fête et découvrons un nouveau rituel.

Peinture des idoles sur les citrouilles lors de cette fête

LA BÉNÉDICTION DES VÉHICULES

La mise en scène est parfaitement orchestrée. Les deux roues encadrent la voiture. Chaque véhicule est marqué de plusieurs tilaks, orné d’une guirlande d’œillets jaune et de roses rouge. Un citron vert repose sous chaque roue. Devant la voiture, les offrandes sont disposées sur un papier journal. L’encens brûle et envahit l’espace. Les fleurs dégagent une odeur un peu acre. Bala casse alors une noix de coco, en verse l’eau sur le sol  et écrase un citron. Une bougie brûle en équilibre sur la deuxième noix. Incliné, par des gestes circulaires, récitant sans doute des prières, Bala bénit les véhicules. Répétition avec la citrouille. Puis, sur le trottoir devant l’immeuble, il fracassera la noix de coco et la citrouille, sans se soucier des véhicules en stationnement qui auraient pu être éclaboussés par des fragments. Qu’importe ! Pour finir, Bala démarrera la voiture et roulera lentement sur les citrons, les écrasant.

Bala place les véhicules avant la bénédiction Il a lavé la voiture, nos deux vélos et ses deux scooters

La bénédiction avec un citron, puis avec la noix de coco et enfin, avec la citrouille.

Après la bénédiction, la citrouille et la noix de coco seront fracassées devant notre immeuble.

Rouler après la bénédiction pour faire en sorte que les incantations fassent de l’effet.

Protection absolue !

La cérémonie terminée, les offrandes seront distribuées à chacun d’entre nous, y compris Prasat le gardien afféré et quelque peu indifférent, à nettoyer les bris devant l’immeuble : fruits, riz et gâteaux.

Notre porte d’entrée est ornée de guirlandes de feuilles séchées

Moussons

Entre septembre et novembre, le temps est changeant, l’air est gorgé d’eau et d’humidité. Il fait certes un peu moins chaud, mais le ressenti est assez désagréable. On transpire, on ruisselle, je suis trempé toute la journée.

Les journées sont grises, sans soleil et, en fin d’après-midi, le ciel se charge de gros nuages gris virant au noir, sombres et menaçants. Le vent se lève tout-à-coup, les portes-fenêtres claquent bruyamment, ce qui me fait sursauter à chaque fois. Il traverse l’appartement et s’engouffre partout. C’est assez excitant. On dit que le foehn, ce vent chaud et sec, puisqu’il s’agit de cela, peut rendre fou. La légende dit aussi qu’en Bavière, celui qui commet un crime passionnel pendant le foehn bénéficiera de circonstances atténuantes. Et un dicton paysan allemand : « Un valet d’étable rendu fou par le foehn ira tuer le coq-girouette ».

L’imminence de la mousson menace tout d’abord par le silence. Plus de cris d’oiseaux, de bruits de klaxons, de pétarades de moteur de rickshaws, d’éclats de voix. Soudain, la pluie verse à seaux. Les grosses gouttes frappent tout ce qu’elles rencontrent en un bruit assourdissant, l’asphalte, les carrosseries des véhicules, les toits en tôles ondulées, s’écrasant, éclatant, se fracassant. L’orage tonne et les éclairs s’enchaînent. Les Chennaïtes y sont habitués et vaquent comme si de rien n’était.  A pied, ils se pressent à peine. La circulation est ralentie. A moto, sans protection de pluie, certains roulent en tenant un parapluie d’une main ; les vêtements sècheront vite, les pieds dans des sandales ou des tongs ne craignent pas les éclaboussures et la boue sera bien vite nettoyée.

Cette saison nous surprend parce que nous n’en avons pas sous nos tropiques. Elle fait souvent partie du « pack- voyageur » quand on est touriste. On aime être surpris par l’eau qui s’engouffre et stagne dans les ruelles et les anfractuosités des routes, excité à l’idée de la voir monter rapidement, à moitié dégoûté de voir, et même d’imaginer, tout ce que ces eaux charrient, écœuré lorsqu’on doit y tremper ses pieds pour traverser une rue ou encore dubitatif lorsque les enfants s’y baignent comme dans une piscine.

On parle des moussons plutôt que de la mousson. Cette saison n’est pas uniforme au-dessus de ce vaste pays. Car il y a une mousson d’été, dite montante entre le 1er juin et le 15 juillet, selon les régions, et une mousson d’hiver, dite descendante entre le 1er septembre et le 15 octobre. Cependant  les précipitations augmentent jusqu’en novembre voire mi-décembre. Les pluies sont certes moins abondantes mais l’état du Tamil Nadu, par exemple, reçoit tout de même 50 à 60% de sa pluviosité annuelle durant cette mousson. En tout état de cause, elles ont un fort impact sur l’économie agricole. Les cultures du riz, du coton, des ‘huiles alimentaires’, du mil, du maïs, pour les plus importantes, demandent beaucoup d’eau. On les appelle les cultures des moussons (kharif) car elles sont semées et récoltées pendant la saison des pluies. Les cultures du blé, d’orge, de moutarde, du sésame et des pois sont semées en hiver et récoltées au printemps. Ce sont les cultures rabi.

Et si les températures baissent, que le taux d’ensoleillement est légèrement moindre mais proche des 10 heures quotidiennes, le taux d’humidité croît pour se fixer autour de 75% en octobre. Vous comprendrez aisément ce que je notais plus haut ; on transpire, on ruisselle, on mouille !

Ainsi, pour celles et ceux désireux de nous rendre visite, la meilleure période s’établit entre décembre et fin février, car le mois de mars marque le début de la saison chaude.

Il est 3 heures du matin lorsque je me réveille brusquement après un coup de tonnerre assourdissant. Les roulements et grondements se succèdent. Par les interstices des rideaux qui plongent normalement la chambre dans la pénombre, les éclairs s’infiltrent et illuminent de courts instants, l’obscurité douillette de la nuit.

Depuis notre balcon

Éric bouge à côté de moi, gêné sans doute par le bruit, comme s’il faisait un mauvais rêve. Il semble dormir. Je me lève, me dirige doucement, encore tout endormi, vers la fenêtre de la salle, éclairée comme à l’aube. Nu devant la fenêtre, j’apprécie à cet instant cette liberté hors du regard du voisinage. Le tonnerre ne faiblit pas, les éclairs déchirent un ciel gris métallisé, projetant une lumière stroboscopique, aveuglant mes yeux endormis. Le vent souffle fort et n’a pas de pitié pour les arbres alentours dont les faîtes balancent à un rythme effréné, faisant claquer les feuillages.

Récupération de l’eau de pluie par nos voisins

Pour la première fois, l’eau de pluie a éclaboussé les vitres des fenêtres, les balcons sont mouillés et les plantes détrempées. Au petit matin, les pots regorgent d’eau et quelques branches fines ont ployé.

Soudain, je sursaute. Fantomatique, Éric est apparu et se tient à côté de moi. Je ne l’avais pas entendu venir. Proche l’un de l’autre, nous regardons, hébétés, ce que nous voyons pour la première fois, peut-être de toute notre vie.

Il pleut fort, en continu, longtemps. Il pleuvra encore toute la matinée et ce déluge est tellement impressionnant que les autorités locales et le consulat général de France enverront des messages appelant à la prudence en cas de sortie.

Et justement, je demande à Bala de m’emmener faire un tour en ville pour me rendre compte de mes propres yeux. Comme je l’imaginais, les eaux de pluie ne s’écoulent pas rapidement à travers les bouches d’égout. C’est aussi sans compter les obstacles qui les obstruent : détritus sauvages, conteneurs poubelles débordants, monticules de terre, de pierres des différents travaux de voiries, des chantiers en cours, à l’arrêt. Les installations sont manifestement insuffisantes. D’énormes flaques d’eau submergent les voies de circulation, s’insinuent dans les ruelles, les transformant en rivière, à la limite des pas de portes parfois protégés par des sacs de sable. Résignés, habitués, des piétons, en tongs ou pieds nus, marchent dans ces flaques, leurs pieds disparaissant sous l’eau. Les agents de la circulation ne sont pas en reste. Ils tentent, comme ils peuvent pour montrer leur autorité, avec force gesticulations, de maîtriser le flot hectique. Ils portent le képi planté par-dessus la capuche du long imperméable brun, sandales et bas de pantalon retroussé. Cette vision de la ville et des gens me ravit.

Sur le chemin du retour, je demande à Bala de m’arrêter chez Higginthams bookstore, j’ai enjambé les sacs de sable, les pieds au sec avant de pénétrer dans la librairie et ai acheté un livre de cuisine du Tamil Nadu.

Livre de cuisine de spécialités du Tamil Nadu

En fin de matinée, la pluie avait stoppé laissant un ciel gris délavé. La grisaille était restée tout l’après-midi mais le lendemain, une journée chaude et ensoleillée a vite fait oublier tout cela.

En prévision de la prochaine Marche des Fiertés en Normandie !

L’envol des libellules

Le lendemain de ma sortie de quatorzaine, suite à mon retour en Inde, nous sommes allés dîner « en ville ». Durant cette phase V de confinement allégé ou de déconfinement progressif – c’est selon le point de vue – les restaurants peuvent dorénavant servir jusqu’à 21 heures. Dès jeudi soir 1er octobre, nous avons donc abordé notre week-end prolongé au restaurant Krishna qui fut notre « cantine » à l’époque du Savera. Nous y avons trouvé moins de tables qu’autrefois (gestes barrière obligent) et seulement quelques serveurs, tous gantés de latex, masques et visières en place. Nous avons été accueillis en revenants triomphants par notre souriant moustachu qui a exprimé chaleureusement  son plaisir de nous revoir.

Le thali est une spécialité de l’Inde. Il en existe plusieurs sortes selon les régions. Dans le sud, ils sont essentiellement végétariens. Ils sont composés de papadams (galettes frites), de naans (galettes de pain non levé) et de riz. Parmi les sauces, il y a du dahl (lentilles), du curry sec (sans lait de coco), du sambar (masala), des légumes, du curd (yaourt), du dessert. Le riz et les sauces sont versés sur la feuille de bananier. En fonction du goût de chacun, on ajoutera du ghee (beurre clarifié) sur le riz pour le parfumer. Il est présenté ici dans un service en cuivre.

Avant cela, les Tasmac – les magasins d’état de débit d’alcools – ayant réouvert, nous avons bu une petite bière à la maison en croquant des cacahuètes enrobées de chili et de turméric. Pour nous, c’est devenu un luxe absolu !

Le 2 octobre est l’une des trois fêtes nationales en Inde. Le 15 août est la fête de l’Indépendance. Le 26 janvier, celle de la République. Le 2 octobre, la fête de Gandhi Jayanti, célébration de l’anniversaire de naissance de Mohandas Karamchand Gandhi dit le Mahatma Gandhi ou Bapu (Père de la Nation). Ce vendredi-là était donc férié. Nous sommes partis pour un circuit Chennai – Gingee – Tiruvanamalai – Vellore – Chennai de 3 jours, soient 420 kilomètres en ligne directe. Ce devait être une découverte de hauts lieux de l’empire britannique avec des forts hauts perchés sur les montagnes environnantes, de temples sacrés, dont le plus célèbre dédié au dieu Shiva dans son incarnation du feu, au pied du Mont sacré. Il s’est agi de cela en partie, les forts de Gingee et de Vellore étant fermés au public pour cause de covid. Restaient alors les temples.

Celui d’Arunachaleshwar (IXè-XVIIè siècles) à Tiruvanamalai est l’un des plus grands de l’Inde (10 ha.), doté de quatre gigantesques gopuras (portes-tours) dont la plus haute, à l’est, s’élève à 66 mètres. Nous avons été contraints de le visiter au pas de course entre les barrières de sécurité, lui retirant tout son charme et sa sérénité.

Le second à Sripuram appelé temple d’Or, près de Vellore, construit en 2007 accueille des pèlerins venus de toute l’Inde. Il est enchâssé dans un écrin de verdure au centre d’un chemin en forme d’étoile. Long de 1,8 km, ponctué de messages spirituels qui, à mon sens, relèvent plus du dogme que de la philosophie. Ce petit temple est entièrement recouvert de feuilles d’or. Et comme tous les temples, il est déserté.

Ce temple récent n’en est pas moins beau. Chaque pièce de cuivre est recouverte d’une dizaine de couches de feuilles d’or, sur toute la surface de cet édifice. C’est assez impressionnant ! Photos interdites et parcours très surveillé, ces clichés ne sont donc pas de moi !

C’est Bala qui a créé la surprise en nous conduisant dans sa famille et belle-famille dans lesquelles nous avons été accueillis avec du Coca-Cola chez l’une et des noix de coco fraîchement tombées de l’arbre chez l’autre. Nous voulions voir la campagne et la vie rurale indienne ; nous avons été servis ! Petites routes de campagne, culture de la cacahuète avec un arrêt auprès des récolteurs dans un champ, sous une chaleur écrasante. Nous sommes repartis avec une botte de cacahuètes qu’un des ramasseurs nous a gentiment offerte. Les cacahuètes étalées à même le sol qu’on mettait à sécher encombraient les routes secondaires menant dans les villages, ce qui réduisait la largeur des voies de circulation. Cela nous a fait penser au Vietnam, où, sur des routes à peu près semblables, balisées par quelques pierres, les paysans mettaient le riz à sécher.

Notre agile grimpeur a le geste assuré et vigoureux. Nous boirons à même la noix et emporterons les autres à Chennai.

Même pas très grosses, ces noix sont pleines de cette délicate eau légèrement parfumée et, oh combien désaltérante ! L’une d’elles s’est fracassée à terre. Le chien a apprécié, lui aussi !

Arrachage d’un plant de manioc juste pour nous. Cela ressemble à la patate douce. En frites, c’est excellent !

Ici, la vie grouillante ne manque pas. La vie paresseuse non plus. L’activité dans les champs consiste au repiquage du riz dans les rizières gorgées d’eau ; les femmes, le dos courbé, ont un geste assuré et rapide. Des bottes de riz qui émergent de l’eau en de jolis bouquets, elles repiquent les tiges une à une. Les hommes sont occupés à des choses plus sérieuses : contrôler le débit d’eau, conduire les tracteurs, ne rien faire ! Les saris colorés et les turbans madras tranchent avec les nuances de vert des tiges de riz ; vert tendre pour les jeunes tiges que l’on repique espacées, vert plus soutenu pour les tiges touffues en maturation, enfin, vert clair lorsque le riz apparaît en grappes au-dessus des tiges courbées par le poids des grains. C’est magnifique !  Rasant ce patchwork coloré, les innombrables libellules volètent en un ballet sans fin, infatigables, légères, graciles, transparentes, féériques. Elles dansent au-dessus de l’eau, l’effleurent, reprennent de la hauteur, changent de direction sans se toucher, harmonieuses. On se sent presque léger soi-même !

Dégradé de verts

Le long des routes, les vaches, retenues au bout d’une corde, sont conduites au champ ou à l’étable, vocable pour dire « devant la maison ». Leur nourriture de base est constituée de tiges de cacahuètes essentiellement, de feuillage de canne à sucre, d’un peu de foin. Souvent nous croisons un petit troupeau de chèvres noires ou brunes conduit avec un bâton. Seraient-elles moins dociles que les vaches ? Mais elles ne sont pas au bout d’une corde ! Rien ne cache la pauvreté des villages. Les rares maisons en dur, taches de couleurs vives, criardes, jouxtent les cabanes, masures, cubes composés d’une seule pièce dans laquelle vit une famille entière. Le toit en feuilles de palmes séchées, mal ajustées, doit laisser la pluie s’infiltrer. Il est alors rafistolé de bouts de plastique retenus par de la corde usée. Il n’y a pas de cuisine ni de sanitaires, aucune intimité et le soir le courant éclaire tout de manière violente et crue, exacerbant cet environnement disgracieux.

Les femmes s’activent dans leur rôle de femmes. Les enfants, la cuisine – marmite posée sur des pierres au-dessus d’un feu de bois – la lessive. Les grands-mères bercent les nourrissons dans des hamacs tendus entre deux arbres. Les hommes sont dans leur rôle d’hommes. Ils sont entre eux, regroupés. Ils discutent, s’agitent mollement, rient. Une fois rentrés chez eux, ils s’installeront dans les charpoys, larges lits au cadre de bois et tressés de cordes, installés à l’extérieur, comme au salon. Les moustiques ne les dérangeront pas, ils ont l’habitude.

Le long des routes, de nombreux vendeurs ambulants : jus de canne à sucre, épis de maïs bouillis, noix de coco, grenades, bananes. Dans les bourgs, les marchés sont très animés, il y a beaucoup de monde, de la promiscuité, certains ne portent pas le masque comme s’ils se sentaient ici à l’abri de la pandémie, intouchables ! Les étals sont de simples bâches posées par terre sur lesquelles on a disposé des fruits et des légumes. Plus loin, c’est au cul des camions que l’on vend les tomates, les oignons, les bananes. Tout cela laisse penser que l’on mange à sa faim.

Extracteur de jus de canne à sucre. Trois ou quatre tiges seulement fournissent 5 grands verres de jus. Sans eau ni sucre ajoutés et avec un demi-citron, c’est un régal ! 10 roupies le verre soit 12 centimes d’euro.

Les parents de Bala, par exemple, vendent leurs noix de coco ainsi que les racines de manioc à une coopérative. Apparemment, ils vivent bien. Ils aident même financièrement les parents de la bru qui, eux, n’ont pas la chance d’avoir assez de revenus.  Bala et sa femme se font construire une maison dans le village. Il en est fier. Son père dirige et surveille les travaux. Son beau-frère de 31 ans est toujours sans emploi, il ne peut pas se marier soit parce qu’il n’en a pas les moyens soit parce qu’on ne lui a pas encore trouvé la femme idéale ; des horoscopes compatibles rendent l’union favorable dans un mariage arrangé (et peut-être que cela l’arrange). Il roule en Royal Enfield, moto mythique, et version indienne que j’adore, de la Harley Davidson.

La fierté de Bala !

L’hôtel Sparsa à Tiruvanamalai bénéficie d’un écolabel et les tarifs sont raisonnables. Il est composé de quelques maisons disposées en arc de cercle autour d’un jardin luxuriant. Une piscine se cache dans cette végétation. Elle reste fermée ainsi que le spa pour les raisons que l’on connaît. Chacune de ces maisons comporte un étage auquel on accède par un escalier extérieur. Il distribue deux chambres spacieuses et confortables. Les toits sont faits de chaume donnant à ces habitations un aspect traditionnel. Le lieu est charmant et paisible. A la réception, l’accueil est chaleureux, juste ce qu’il faut, le personnel est à l’écoute des clients et attentionné. Ici, comme dans le restaurant végétarien, les hommes portent le dothi et la kurta blancs de la caste des brahmanes ajoutant à la spiritualité et à la quiétude du lieu. Nous séjournons deux nuits dans la chambre 108, à l’étage.

Bala ne nous fait pas la grâce d’une grasse matinée. Nous décollons dès 8h30 ; il fait moins chaud et les journées sont plus longues. Les distances, même courtes, prennent du temps. Assis à l’arrière de la Toyota Etios, nous n’avons qu’à nous laisser conduire, bercés ou cahotés par le balancement de la voiture et l’état des routes. Nos yeux voient défiler les paysages, rizières après rizières, alternant champs de cacahuètes, champs de maïs, de canne à sucre, de cocotiers et palmeraies.

Bananeraie

Puis, nous traversons des villages, des bourgs. J’en ai déjà parlé. Les montagnes marquent l’horizon que l’on voit de toutes parts. Ici et là, un temple en leur sommet ou un fort britannique que nous ne visiterons pas. Tant pis, ils sont et resteront là, nous reviendrons. Bala est non seulement notre chauffeur, il est aussi notre guide. Nous nous laissons donc guider. Ses informations sont avérées, nous sommes dans sa région natale après tout ! Nous bavardons à certains moments mais l’habitacle est calme et serein la plupart du temps.

Fort de Vellore bâti au XVIème siècle. Il appartint aux Marathes puis aux Moghols
avant d’être investi par les Britanniques en 1720.

Tous les midis, nous déjeunons ensemble dans des endroits qu’il choisit parce qu’il les connaît. Petits restaurants sans prétention, nourriture de qualité et plats fortement épicés assuré. Le moment le plus attendu de Bala, et celui qui nous a valu un large détour, fut le déjeuner chez « Star Biryani », les meilleures préparations de riz frit végétarien ou au poulet, au mouton ou au bœuf.

Le biryani était un plat festif au temps des empereurs moghols. Il a été introduit dans le sous-continent indien par les marchands musulmans venant de Perse. Devant nous, quelques petits morceaux de viande, en général avec os, se cachent dans une grande assiettée de riz épicé servi sur une feuille de bananier sur laquelle le serveur ajoute des sauces, elles aussi épicées. Pas de couvert. La première leçon illustrée du « comment- utiliser-ses-doigts-pour-manger-proprement » s’impose donc. La technique paraît simple. Tout d’abord, il faut utiliser ses cinq doigts. On amasse une petite quantité de riz que l’on façonne en boule. On loge cette boule qui n’est pas très consistante dans le creux de ses quatre doigts que l’on porte à sa bouche. Puis, du pouce, on dirige cette boule dans la bouche, comme si on jouait aux billes … Si tout va bien, rien ne tombe et la bouche reste propre. Je pense m’être mieux débrouillé qu’Éric … mais c’est un avis personnel ! Il ne faut pas avoir peur de se salir la main droite, celle avec laquelle on mange, qui est enduite de sauce. Mais on ne se lèche pas, on n’enfourne pas ses doigts dans la bouche. S’il reste du riz collé, on secoue sa main au-dessus de sa feuille de bananier et de toute façon, à la fin du repas, on ira se laver les mains au « hands wash » prévu à cet effet. Rappelez-vous le lave-mains dans notre salle-à-manger.

Riz biryani dans un plat traditionnel

Juste après cet exploit réussi, nous avons repris la route en direction de Chennai. J’ai somnolé un bon moment pendant qu’Éric travaillait un peu, et nous nous sommes retrouvés, quelques heures plus tard, dans les embouteillages à l’entrée de Chennai.

Les libellules meurent à l’automne. Leur vol semble pourtant si vif. Voient-elles leurs larves au fond des rizières qui donneront naissance à d’autres libellules ?

Second confinement

Il était à prévoir que l’on subirait un second confinement. La deuxième quinzaine de juin ouvrait les vannes de l’espoir de retrouver une activité normale. J’ai espéré moi aussi. Finir de ne s’occuper que de l’intendance, de tourner en rond dans l’appartement comme un lion en cage, de s’obliger à faire du yoga sans énergie, de se sentir intellectuellement diminué, d’avoir le sentiment que l’on sert à pas grand-chose, d’avoir les yeux rivés sur le smartphone comme s’il était le seul lien aux autres, se sentir seul, épuisé à faire si peu, désemparé, en colère, en un mot, déprimé. Pas de sonnerie de téléphone, ne parler à personne dans la journée, quelques mots à Bala, à Kamala et à Prasat. Trois fois rien. Le silence réduit au silence.

Sans titre I

J’admire les gens qui ont une telle force en eux pour y puiser leur énergie, s’en nourrir et se régénérer. Cette force qui leur permet de remplir leur vie avec des petits riens qui les rendent heureux, même dans l’enfermement. Je n’y arrive pas, je dois le reconnaître mais surtout l’accepter. Cela fait partie de moi. Je serais porté à croire que la prison me tuerait ou me rendrait fou. Littéralement.  Confectionner un gâteau au chocolat ou mes délicieux beignets de chou-fleur pour le bureau de France me pèse. Cuisiner est devenu une tâche pénible, je n’y prends plus de plaisir. Cela me désole, me submerge d’un sentiment de culpabilité et me confronte à mes faiblesses.

Et soudain, l’orage, des pluies de mousson. Il fait très humide. C’est vraiment bizarre !

Dès le 6 juillet, la circulation est devenue plus dense engrangeant son flot de nuisances sonores, de comportements incompréhensibles et d’incivilités sous le regard impassible de la police. Les magasins rouvraient – excepté ceux accueillant beaucoup de monde ainsi que les lieux de culte, de loisirs, de sport et de culture. On accueillait plus de monde dans les supermarchés et cela se traduisait par des gestes barrières effondrés, distances entre les personnes réduites et masques portés sous le nez et la bouche. On était de nouveau presque à touche-touche aux caisses. Les bonnes intentions restent sauves puisqu’on n’entre toujours pas dans les magasins sans la prise frontale de température et les giclées de solution hydro-alcoolique. Les rues devenaient à nouveau animées. Nous retournions chez le coiffeur, au café à côté, on me servait mon chai dans un gobelet en carton jetable, les gens mangeaient dans la rue devant les devantures des street food, comme avant. Je donnais systématiquement un billet de 50 roupies à celles et ceux qui me tendaient la main dans la rue. Et je le fais encore aujourd’hui.

Les abris des arrêts de bus sont des lieux de repos, les bancs en métal sont des lits où dormir. Il semble que la chaleur, le bruit et la poussière n’atteignent pas ces paisibles dormeurs.

Les vendeurs ambulants sont devenus plus nombreux. On entend désormais les harangues des vendeurs dans les rues toute la journée. Ils ont une clientèle qui souhaite ne pas être mêlée à la foule dans des lieux fermés. Les stands de rues sont légions, principalement pour les fruits et les légumes.

Les quartiers, eux, sont plus calmes et la ville est totalement silencieuse lors du couvre-feu imposé tous les dimanches de juillet. Il y a peu de temps encore, la circulation et les déplacements étaient très fluides. On a pu voir des chèvres sur le pavé. C’est la saison du jacquier, cet énorme fruit à peau épaisse, ressemblant au fameux durian du sud-est asiatique, l’odeur en moins, dont la chair jaune, soyeuse et croquante est très caractéristique. Éric déteste ce fruit. Je l’adore ! Faute de pouvoir sortir, les activités physiques de mes voisins consistent à marcher en rond sur leur terrasse, comme des prisonniers en isolation. Désolant !

Pendant l’absence de Bala, nous nous sommes déplacés grâce au chauffeur du consulat de France. Suresh est un homme aimable et serviable. Pour quelques roupies supplémentaires et un gâteau au chocolat, de bon cœur acheté à la boulangerie « Pumpkin Tale », il m’a parfois conduit partout pour les courses. Cela m’a rendu grandement service.

Depuis ma fenêtre ouverte sur mon monde extérieur, un homme étend son linge sur la terrasse d’en face. J’aime bien ces gestes, j’aime bien l’idée de propreté et les bonnes odeurs de lessive fraîche, j’aime voir le linge étendu flotter et claquer au vent, mélangeant les vêtements, les formes et les couleurs. Regarder le linge de mes voisins, c’est me découvrir un peu voyeur : sous-vêtements, tricots de corps, draps. Étendre du linge est pour moi un geste apaisant, comme un rituel de sérénité. Ce doit être un jour de lessive autour de chez moi. Kamala a justement étendu notre linge, et sur les terrasses en contre-bas, d’autres lessives sèchent. En fin d’après-midi, tout le monde décrochera le linge sec.

Kamala n’est là que pour l’après-midi. Elle partage son service chez Claire, notre voisine de l’appartement 2A. Les mardis et les jeudis matins elle travaille chez elle. Cela me laisse un peu de liberté et d’intimité … si je peux l’exprimer ainsi. Elle n’est tout simplement pas là et c’est un peu ma bulle d’oxygène. Quand elle travaille chez nous, je la regarde faire – l’espionné-je ? – du coin de l’œil, je ne peux pas m’en empêcher. Cela révèle-t-il chez moi des idées un peu tordues ? Mais Kamala n’est pas très indépendante, elle a besoin qu’on lui dise quoi faire.

En fait de confinement, nous en sommes aujourd’hui à la situation de départ, au même point. Les autorités indiennes ont annoncé un confinement reconduit jusqu’au 31 juillet mais à partir du 6, nous étions dans une phase de déconfinement progressif. C’est-à-dire que tout est comme avant ! Et c’est, pour moi, toujours le même enfermement. Je sors 2 à 3 fois par semaine pour l’intendance, de préférence assez tôt le matin car il fait encore très chaud. Nous n’avons plus Bala. Il est en quatorzaine dans son village après que des agents et chauffeurs du consulat de Corée, au 5ème étage des Bannari Amman Towers (le Bureau de France est au 6ème étage) aient été testés positifs. Il a donc fallu que Bala subisse un test à l’hôpital. Il est négatif mais la quatorzaine est imposée. Me voilà donc à nouveau à me déplacer à pieds puisque Suresh, le chauffeur du consulat, est lui aussi en quatorzaine . Je ne fais rien d’autre.

La pandémie a éclaté en Inde au début de la saison chaude. J’ai beaucoup souffert de la chaleur. Dans l’appartement, les températures étaient proches de 40°C. Les ventilateurs tournent toujours toute la journée et nous déclenchons l’air conditionné le soir dans la pièce principale et la nuit dans notre chambre. C’est une source de divergences entre Éric et moi. J’aime être sous la couette dans la fraîcheur/froideur de la pièce. Cela me rappelle la Normandie en hiver. Éric peut dormir paisiblement, profondément enveloppé dans les draps, sans air conditionné ni ventilateur, l’air saturé de chaleur et d’humidité, un peu comme ce pauvre diable endormi sur le banc de l’abribus. Je ne sais pas comment c’est possible ! Moi, ça m’empêche de respirer et je me suis déjà réveillé dans mes flaques de transpiration certaines nuits. Je sais qu’il faut être prudent avec l’air conditionné. Il est vecteur de circulation du virus, mais la chaleur aussi. Où est le juste milieu ?

Les choses ont changé depuis ce week-end. Notre ciel devient plus lumineux, plus bleu. Nous avons notre billet d’avion pour la France. Ce ne sont encore que des vols de rapatriements ; il n’y a toujours pas de vols commerciaux. Cet espoir tant attendu est devenu réalité. Les démarches sont compliquées. Il faut un laisser passer pour se rendre à Bangalore, à 7 heures de route de Chennai. Il faut se déclarer aux autorités indiennes à Paris. Nous subirons le test PCR nasopharyngé dès notre arrivée à l’aéroport et nous devrons présenter un test de moins de 4 jours au retour avant de monter dans l’avion. Mais nous serons en France comme nous l’espérions. Nous fêterons enfin le 90ème anniversaire du père d’Éric. Et nous en sommes ravis !

Si je reprends à mon compte l’image du verre, voilà les associations d’idées et de sentiments qui émergent.

Damned ! Le verre est à moitié vide : gâchis, temps perdu, enfermement, idées noires et toxiques, déprime passagère, peurs, volonté en berne, faiblesse de caractère, humeurs changeantes, bougon, grognon, boudeur, problèmes relationnels, mais qu’est-ce que je fais là ? Dans quel état j’erre ?

Hope ! Le verre est à moitié plein : je m’ouvre au monde, je m’enrichis, j’aime être ici, je me réjouis de ce que je fais et vois, j’ai de la chance, je vis/nous vivons une merveilleuse aventure, je suis impatient d’en découvrir plus, j’ai une belle vie, je suis soutenu dans cette période sombre, je devrais dire « nous » à tout ceci, je suis aimé.

Marc Aurèle nous a laissé un message. [Il faut de] la force pour changer les choses que je peux. De la sérénité pour accepter les choses que je ne peux pas changer. De la sagesse pour distinguer l’une de l’autre. Je m’escrime à suivre cette pensée philosophique – presque – quotidiennement.

Sans titre II

J’ai encore un long chemin à parcourir, mais je terminerai sur le constat que, oui, c’est vrai, il vaut mieux voir le verre à moitié plein. Pour le reste, je m’y emploie. Ça devient évident en l’écrivant.

Pour mémoire, Mylapore est
le district dans lequel nous vivons.