
Attention, danger ! Entre le port de Chennai et la plage de Marina, ce gros virus se veut dissuasif ! Étrange façon de faire de la prévention. Cet affreux virus est mal placé, quasiment invisible et n’a aucune portée éducative ! Mais que c’est drôle !
Entre le 15 et le 29 juin, une petite fenêtre de liberté, de bonheur et d’oxygène s’est ouverte. Avec toutes les mesures de précautions requises et la réalité tangible de cette nouvelle situation, un rebond de vie a donné un coup de fouet à mon sang endormi, apathique, paresseux, charriant des flots d’ennui sournois, de colère intérieure, de déprime latente et de pensées toxiques.

Certes, tous les lieux publics étaient fermés, parcs et jardins, cinémas, bars, restaurants, salons de thé et surtout, les magasins d’alcools. Gosh ! Je n’ai jamais eu autant envie de boire de l’alcool fort. Je rêve de whisky écossais single malt, de gin et de vodka. Purs ! Culs secs ! Glacés ! Nous en sommes arrivés à grignoter des amandes salées, des chips de bananes, des noix de cajou au chili, des cacahuètes épicées sans boire une goutte de liquide et certainement pas de l’eau ! Je rumine ! Je fulmine ! Sont-ce des signes d’addiction alcoolique ou des manifestations du sevrage ?
En tout état de cause et avec le retour de Bala, j’ai repris, plein d’espoir, mes visites de Chennai. Je voulais voir ce qu’était devenue la ville pendant le confinement et son réveil dans le déconfinement en cours.

lors de ma sortie !
Deux directions ont retenu mon intérêt, la gare routière à Thiruvanmiyur et la gare centrale à Parrys corner.
J’aime bien prendre la route du sud en direction de Mamallapuram et Punducherry. Elle est habituellement toujours encombrée, très animée, bruyante et commerçante. Les petites boutiques se côtoient sur une très longue portion de route jusqu’à la barrière de péage. En une organisation chaotique, l’alimentation jouxte la quincaillerie, l’outillage, l’artisanat, les églises, temples et mosquées, les ateliers de réparation, les échoppes de ventes d’animaux vivants, les poissonnières assises sur des caisses, leurs poissons « (Oh ! ) dorant » au soleil …, tout cela dans un joyeux concert de klaxons et de pétarades. Nous nous coulions tranquillement dans le flot de la circulation, Bala maître à son bord, au milieu des bicyclettes, des motos, des camionnettes transportant fruits et légumes, bouteilles de gaz et d’eau, des camions citernes et autres gros 4X4. Bala, tranquille, actionnait le klaxon comme pour répondre aux injonctions inscrites à l’arrière des camions : « Sound Horn » ! Dans une courbe, la gare routière apparaissait poussiéreuse et active, bordée par un marché très animé. Et alors que les odeurs ne me parvenaient pas, les couleurs et l’agitation autour des stands me donnaient toujours envie de m’y arrêter.
Or, le jour de ma « sortie », le paysage est méconnaissable. La circulation éparse ne nous arrête qu’aux rares feux tricolores en marche, tous les autres clignotent à l’orange, rares sont les bruits et les bas-côtés de la route ne laissent apparaître que des rideaux fermés accentuant la laideur, la pauvreté et le désarroi. Cette période de déconfinement progressif n’autorise, à ce jour, que l’ouverture des magasins d’alimentation, des pharmacies et des distributeurs automatiques de billets. Les établissements scolaires, les universités, la grande bibliothèque, le centre de recherche, les studios de cinéma sur le chemin, sont fermés. La gare routière est bouclée, vide et sans vie. Les bus sont impeccablement alignés, immobiles. Ils n’attendent plus personne. Pas une âme qui vive : pas d’agents de sécurité autour des véhicules, pas de gardiens aux entrées de la gare. Seule la poussière tourbillonne au vent comme une menace d’ouragan. Elle se pose sur les pare-brise, sur les carrosseries, donne une impression de désert à l’américaine ! Il ne manque que les cowboys et la musique d’un Enio Morricone indien ! Les entrées de la gare sont bouclées par les barrières jaunes de la police. La petite épicerie à côté de la gare ne sert qu’une femme vêtue de blanc : un café ou un thé à dix roupies, pas de quoi faire recette. Un grand calicot bleu rappelle les recommandations sanitaires en vigueur : port du masque obligatoire et distanciation de deux mètres entre chaque personne. Personne ne viendra vérifier cela, et sûrement pas la police, absente des lieux.
Gare routière
Je m’aventure dans le quartier. Bala me retrouvera une heure plus tard près du temple. Tout-à-coup, la chaleur me submerge ; que j’étais bien dans la voiture ! Fin juin, à 15 heures, il doit faire 32°C. C’est la saison chaude. Au bout de trente minutes, mon tee-shirt sera mouillé. Qu’importe ! Je supporte mal mais je suis brave !
Les ruelles adjacentes à la grande route sont plus animées. On dirait que les commerces ouverts se préparent avant un prochain confinement que l’on pressent. Plusieurs camionnettes livrent des denrées alimentaires. On fait le plein des stocks. On a sans doute peur du manque quand la clientèle affluera au moment venu dans un temps que l’on espère proche. La plupart des gens porte un masque, beaucoup, pour des raisons de commodité, portent le masque sous la bouche ou sous le nez. A quoi cela sert-il dans ce cas ? Pour moi qui ai des problèmes d’audition, le port du masque ajoute à la difficulté de compréhension. Je regarde et lis habituellement sur les lèvres de mes interlocuteurs afin de mieux comprendre. Alors, porter un masque, c’est de la folie ! Cela me met mal à l’aise, mais il n’y a pas le choix ! Ici, à Chennai, ne pas jouer le jeu met la ville en troisième position après Delhi et Mumbai dans le nombre de cas d’infection covid. Les « clusters » sont nombreux et du coup, j’aborde ma petite virée avec une certaine appréhension, me disant qu’il ne faut approcher quiconque et surtout garder mes distances. Je reste fasciné par l’ambiance dans les rues : agitée souvent, calme et endormie par ailleurs. J’aime voir la vie ici, si différente, si éloignée de la nôtre, sans que rien ne nous rapproche. Des vendeurs de rues continuent leur commerce malgré les difficultés : vendeurs de fruits, c’est la saison des mangues et nous en mangeons tous les jours. Les variétés sont nombreuses et nous adorons particulièrement les « Alphonso », soyeuses, petites, rebondies, d’un beau jaune presque ocre, juteuses, sucrées. Les vendeurs de masques ont fait bien sûr leur apparition. On a tout de même l’impression que ces masques à 15 roupies ne sont pas aux normes : un simple tissu à élastiques …
Articles pour pooja, rituels du culte hindou, bouddhiste ou jaïn,
pratiqués chez soi ou au temple

Je suis à une des portes du temple Arulmigu Marundeeswarar. Sa haute gopura, porte d’entrée en forme de tour, est typiquement hindoue. Les couleurs pastel des ornementations sont tendres et douces. Ce temple est très ancien, l’un des plus anciens de la ville. Il est également très étendu puisqu’il comporte trois gopuras. Selon l’agencement des temples, un grand bassin aux ablutions ne laissent entrer plus personne excepté les oies et les canards qui viennent y boire et s’y baigner sous ces fortes chaleurs. Il est même fermé par des barbelés … Accueillant !
Il a l’air anxieux … Ils n’ont pas l’air effrayé !
Au pied du temple et sur deux des côtés du bassin, un marché aux fruits et aux légumes est déserté, comme si les clients avaient fui. Quelques rares hommes achètent à un jeune vendeur qui m’a l’air désespéré. Des veaux farfouillent dans des cagettes à la recherche de fanes de légumes, ou mieux encore, chapardent des fruits sur les étals. Un autre vendeur les chasse sans que cela ne les effraie. Des vaches se reposent à l’ombre d’un énorme banian. Un mainate picore sur le dos de l’une d’elles pour son plus grand bonheur. Les abords du temple sont sales, le quartier est très pauvre. On peut voir une carcasse de rickshaw devenue abri pour les chèvres du coin. Il semble qu’un nid soit juché sur le toit. Près d’une butte de terre, un homme se lave, il est torse et pieds nus. Il est derrière une moto mais ne se cache pas. Une vieille masure abrite des pauvres gens. Des poules courent partout. On se croirait dans la cour d’une ferme.

Je fais le tour du bassin et me retrouve à mon point de départ. Bala m’attend au coin d’une rue et nous roulons jusqu’à la gare ferroviaire.
Je connais maintenant un peu le quartier de Parrys corner. J’aime beaucoup la section des fleuristes pour y avoir passé plusieurs heures, me délectant des odeurs, des couleurs et de la douceur de certains regards … C’est un quartier hyper animé du lundi au samedi. Un peu comme chez Tati à Barbès à Paris ! Les petites venelles regorgent de commerces répartis par corporations. Lors de ma visite, le quartier est désert, sans surprise. Quelques échoppes proposent du café et du thé aux rares passants laissant croire à une reprise de l’activité économique.
C’est plus animé aux abords de la gare. Bala me dépose et m’attendra le temps qu’il me faudra pour voir de mes propres yeux.

Je remarque aussitôt une longue file qui s’étend sur un trottoir adjacent à la gare. Les hommes, il n’y a que des hommes, portent un masque et ont un sac de voyage à leurs pieds. Ils arrivent par bus entiers. Ils attendent. Mais quoi ? Je me dirige vers la gare. C’est un grand bâtiment rouge de style anglo-indien avec sa tour de l’horloge, datant du XIXème siècle. Des palmiers plantés sur le devant complètent le décor. Une haute clôture en fer forgé, comme un écrin, enferme ce joyau d’un temps passé. Je veux voir de près, je m’approche d’une rampe d’accès pour faire des photos et à ma plus grande surprise, constate que les entrées sont bouclées. Personne n’est dans la gare. Qu’à cela ne tienne, je me positionne pour des clichés quand j’entends des voix près de moi. L’œil fixé sur mon objectif, je n’y prends pas garde et mitraille la gare. Les voix sont toujours présentes à mes oreilles. Mes clichés pris, je regarde enfin autour de moi et remarque deux policiers assis sur des sièges en plastique, devant l’entrée interdite, non loin. C’est en fait à moi qu’ils s’adressent. Je ne les entends pas, je ne comprends pas ce qu’ils me disent mais un geste de la main me fait comprendre que je dois m’approcher. J’accroche mon sourire à mes lèvres ne sachant pas trop quelle attitude adopter. La policière, d’emblée, ne me semble pas sympathique et me parle durement. Je ne comprends toujours pas. Son masque m’empêche de comprendre et l’anglais indien est encore pour moi une source de difficultés. Quel délit ai-je commis ? Je suis tout de suite envahi d’un sentiment de faute. Mais laquelle ? Le policier, plus âgé, prend alors la relève et m’explique calmement qu’il est interdit de prendre des photos. Tiens donc ! Et pourquoi ? Pas de réponse. C’est comme ça en ce moment. On me questionne – Qui suis-je ? Quelle est ma nationalité ? Que fais-je ici en Inde et à Chennai ? Pour mettre fin à cet entretien aussi inattendu qu’insensé, je réponds que je suis touriste. Fin de partie ! Je repars avec mes clichés, j’en ai assez entendu.
De retour dans la voiture, je demande à Bala ce que font ces hommes le long du trottoir. Il m’apprend qu’ils attendent un éventuel train de rapatriement qui les ramènera dans leur ville, Delhi ou Mumbai. Ils ne savent tout juste pas quand ils partiront. La gare est donc bouclée afin d’éviter tous débordements, fréquents en Inde, ou pour éviter qu’elle ne soit prise d’assaut sans que les forces de l’ordre ne puissent rétablir le calme.
On est bien en situation de crise sanitaire très contrôlée.
Je rentre chez nous un peu dépité et inquiet pour notre avenir en Inde. J’apprendrai d’ailleurs le soir-même par Éric que les autorités de Delhi imposent un nouveau confinement, strict cette fois, du 1er au 5 juillet avec couvre-feu le dimanche. A partir du 6, le déconfinement progressif sera scruté à la loupe et le couvre-feu maintenu tous les dimanches de juillet. Des agents des autorités sanitaires, sillonnant chaque rue de chaque quartier, font toujours régulièrement du porte-à-porte, prennent les températures, les notent sur un carnet, nous laissant entendre que l’on est tracé. Une des bonnes nouvelles est que nous allons bien. L’autre est que nous vivons dans le calme absolu.
La plage de Marina totalement déserte