Ce soir, on danse !

Décembre est à Chennai, le mois des festivals culturels classiques ; danse, théâtre, musique. Ces arts sont placés sous le signe de la culture traditionnelle indienne. Les performances sont de haut niveau, les troupes, célèbres. Samedi 28 décembre, nous avons eu la joie et le plaisir de découvrir, au sein de la Fondation Kalakshetra, un spectacle retraçant l’épopée du Rāmāyaṇa.

Tout d’abord, un mot sur cette fondation de renommée nationale. Elle se situe dans une banlieue au sud de Chennai, assez loin même du centre-ville. La vocation de son académie est l’enseignement et la préservation des arts traditionnels et de l’artisanat indiens.

Rukmini Devi Arundale (Madurai, 1904 – Chennai, 1986) en a été la fondatrice aux prix d’une grande force de caractère et d’une volonté tenace. Tout d’abord, à titre personnel. Issue de la haute caste brahmane (grande bourgeoisie indienne), elle s’est mariée à un occidental contre la volonté de sa famille et en brisant les codes de sa caste. Elle s’est de plus, consacrée à la danse traditionnelle en étudiant des ouvrages anciens afin de la porter à sa juste valeur. Les danseuses des différentes troupes étaient considérées comme des prostituées et des courtisanes et étaient ‘rattachées’ à un temple. La danse était donc un art mineur, si tant est qu’il fût considéré comme tel et les danseuses, de viles créatures. Rukmini Devi Arundale étudia la danse et, contre toute attente, devint une danseuse mondialement célèbre. Son combat la mena également à la politique.

La stelle et la statue de ‘Dame’ Arundale devant l’entrée de l’auditorium.

Je ne rentrerai pas dans les détails et n’ai nullement la prétention de chausser les lunettes d’un Maître, mais voici quelques éléments de compréhension … just for you ! La danse traditionnelle indienne retrace deux épopées. Celle du Rāmāyaṇa, poème de 48 000 vers en 24 000 couplets et celle du Mahābhārata, poème comportant 81 936 strophes, ce qui en fait le plus long poème jamais écrit. Ces poèmes sont écrits en sanskrit et sont fondateurs de l’hindouisme.

Le Rāmāyaṇa est « La Geste de Râma ». Ce poème, composé entre le IIIè s. BC et le IIIè s. AD, raconte la naissance, l’éducation du prince Râma (7è avatar – incarnation d’une divinité sur terre – du dieu Vishnu), la conquête et son union avec Sîtâ. Il raconte également son exil, l’enlèvement de Sîtâ, la délivrance et le retour de Râma sur le trône. Voilà, vous savez tout sur le Rāmāyaṇa  !

Le Mahābhārata, « La Grande Histoire des Bhārata » est une saga mythico-historique (hic) indienne. Il date des derniers siècles avant Jésus Christ, à vous de chercher lesquels ! Il relate des hauts faits guerriers entre les deux branches d’une famille royale, les Pandava et les Kaurava. C’est un peu l’histoire des Capulet et des Montaigu … en plus sanglant !

Le spectacle commence à 18 heures dans le grand auditorium de la fondation. Il durera 2h30, mais nous ne le savons pas encore. Voici quelques particularités que l’on a pu observer :

On se déchausse à l’extérieur de l’enceinte dans un espace « Foot wear ». Certains souliers sont éparpillés. Comment va-t-on retrouver les nôtres ? Va-t-on seulement les retrouver ?

Une grande majorité du public s’est vêtu pour l’occasion. C’est un festival de couleurs tant les sarees sont magnifiques. Les hommes portent des dothis blancs à bordure dorée et chemise blanche ; tenue des brahmanes.

On entre « religieusement » dans la salle et l’on attend, presque avec ferveur, de voir de quelle qualité sera le spectacle. On dit que des mélomanes battent la mesure lorsque le poème est déclamé/chanté au son des instruments. On dit qu’ils connaissent parfaitement les vers et sont attentifs au jeu des danseurs ; la moindre entorse est choquante à leurs yeux. Un peu nos « extrémistes opératiques », chez nous ! Et que l’on ne doit entendre, et encore, à peine, que le souffle des respirations !

Le parterre est rempli de sièges en rotin (un peu ambiance coloniale … je ne devrais pas l’écrire !) et le balcon de vulgaires bancs durs et inconfortables (sur lesquels nous sommes assis, billets à 100 roupies/1,30€ !).

Nous trouvons enfin de la place, notre sésame en main. Je suis très curieux de voir ce spectacle. Je suis aussi assez perplexe car je me dis que je n’y comprendrai rien ! Mais je me dis, « Christian, fais confiance ». L’attente est excitante. On sent bien, comme tout ceux autour de nous, l’attente fébrile nous traverser. Le frou-frou des sarees des femmes qui se déplacent est délicieux ! Nous sommes assis les uns contre les autres de façon à laisser de la place au plus grand monde, les bancs n’étant pas numérotés. Nous ne voyons pas d’étrangers dans la salle. Ca aussi c’est excitant, c’est comme si nous avions, nous seuls, le privilège d’assister à ce spectacle.

Le parterre est en place. Le balcon s’agite. Des spectateurs arrivent en retard et peinent à trouver une place avec une vue acceptable ; il faut toujours se serrer un peu plus. Qu’importe ! On change souvent de place car la visibilité est partielle du balcon. De notre place, un tiers de la scène est tronqué. Je sens déjà la frustration me chatouiller !

La photo est floue parce qu’il faisait sombre dans la salle, mais ça vous donne une idée de notre « joyeuseté » ! Avec nous ce soir-là, Claire du consulat de France et la très jeune Morgane, volontaire internationale, nouvellement arrivée, également affectée au consulat au Bureau de France.

Par bonheur, le petit groupe de musiciens est à l’opposé et à l’avant de la scène, de telle manière qu’on les voit bien. Ils sont assis par terre, jambes repliées croisées et garderont cette posture pendant la durée du spectacle. Le ballet est accompagné par trois voix (récitants/chantants). Elles conduiront toute la performance. A l’origine, c’est la voix d’un guru. L’ensemble instrumental comprend la flûte traversière indienne (bansurî), le luth indien (sarasvati vînâ) le hautbois (nagaswaram), le violon et les tambours (mridangam). Il y a aussi des petites percussions métalliques.

Afin de comprendre l’intrigue, à l’intar de nos salles de concert quand les opéras sont  chantés en VO, un écran projette un résumé du poème et des actions que nous verrons danser sous nos yeux. Et toute inquiétude disparaît face à notre ignorance puisqu’on ne perdra pas le fil de l’histoire. En voilà une bonne idée !

Dès les origines, il s’agit d’un ballet classique. Le Bharatanatyam est considéré comme la mère de toutes les formes de danses indiennes et a pour berceau le Tamil Nadu (dont la capitale est Chennai). Il s’est étendu rapidement à tout le sud de l’Inde. La base théorique de cette forme de danse remonte aux textes anciens du sanskrit hindu relatifs aux arts. Le nom de la danse est composé de « Bharata » et de « Natyam » qui signifie danse en sanskrit. « Bharata » est composé de « Bhava » (émotion, sentiment), de « Raga » (mélodie) et de « Tala » (rythme). Le Bharatanatyam est donc une danse qui exprime les émotions et les sentiments sur des mélodies rythmées.

Parlons danse maintenant. Dansé à l’origine par les femmes dans les temples hindus, le ballet suit une chorégraphie rigoureuse et très codée. La particularité de ces danses se traduit par l’expression impressionnante de la gestique des pieds. Les danseu.r.se.s (devadasis), nos « étoiles », ont des chevillères à grelots rythmant ainsi tous les déplacements et la gestuelle. Ils/Elles ont les yeux et la bouche très maquillés afin de bien marquer les expressions. Les devadasis (femmes) ont les mains et les pieds teintés au henné rouge de façon à voir tous les gestes jusqu’au bout des ongles. Le corps de ballet est magnifique. Les danseurs portent également des parures en or aux bras, autour du cou, les ceintures affinent les tailles, les costumes sont élaborés et chatoyants. Comme les danseuses font beaucoup de pliés, les saris pré-cousus forment à l’avant une quantité incroyable de petits plis qui se déploient en éventail au cours des évolutions laissant apparaître d’autres couleurs. Des fleurs de jasmin enserrent leurs cheveux et l’on imagine parfaitement les effluves de parfum se répandre autour d’elles et envelopper les danseurs. Leurs longs cheveux, attachés en queue de cheval, sont projetés dans l’espace à chaque pirouette. Tout est en mouvement ; les cheveux, les saris, les colliers, sans compter les corps maîtrisés ; jeu des bras et des mains dont les doigts, flexibles, sont tendus à se rompre, les jambes et les pieds qui rythment chaque mouvement. Tout bouge en une harmonie parfaite. Les tailles se cambrent, les dos se creusent, les bustes se déplacent de gauche à droite ; on a l’impression de voir des apsaras, nymphes célestes d’une grande beauté et aux mouvements graciles, surgir de la pierre et prendre vie. Les danseurs ne sont pas en reste. Leurs yeux écarquillés expriment joie, colère, gentillesse, méchanceté, jalousie, amour, lubricité, … et nous vivons leurs histoires à leur rythme.

L’entracte de 20 minutes nous a fait reprendre notre souffle, comme si nous avions été nous-mêmes sur scène ! Nous partageons tous les quatre les mêmes impressions, nous vivons les mêmes émotions et éprouvons le même enthousiasme. Nous attendons la reprise avec impatience !

Cette fois, les moustiques auront quelque peu perturbé mon attention. Heureusement, je ne me déplace jamais sans mes produits nocifs (pour moi aussi !). Je me recentre et suis, toujours avec la même concentration, la suite du ballet.

Le clou du spectacle arrivera à la toute fin. Les danseurs, présents sur scène pour le salut final, sont acclamés, surtout les « étoiles ». Metteur en scène, chorégraphe sont salués. Les musiciens se présentent au public et sont également acclamés. Petit à petit, le public se lève et se disperse. Beaucoup quitte l’auditorium et d’autres se dirigent sur la scène, les danseuses et danseurs toujours présents … Ils attendent leur public. Au départ, ne pouvant nous résoudre à partir, nous observons. Nous pensons que les danseurs « reçoivent » les compliments de leurs amis, de la famille, des habitués, comme chez nous les artistes reçoivent dans leur loge. Que nenni, nous finissons par comprendre que tous peuvent aller les féliciter, échanger avec eux. Et nous osons nous aussi. Toujours pieds nus, nous franchissons la petite marche qui mène sur la scène, sanctuaire sacré. Les « étoiles » sont prises d’assaut. Nous attendons notre tour. Et comme le font très aimablement les Indiens, nous voyant attendre en retrait, ils s’écartent pour nous permettre d’approcher les artistes. Nous échangeons des mots sincères de félicitations et avouons avoir adoré le ballet. Ils sont aimables. Ils sont tout sourire, toute gentillesse. Nulle évidence de fatigue, d’agacement face à ce public exigeant demandant son dû, celui d’être en contact physique avec les danseurs. Nous prenons des photos. Ils se laissent photographier avec grâce. Bref, du pur bonheur !

Peu après, nous retournerons, tout chamboulés, récupérer nos souliers, triste réalité ! Nous ne les avons finalement pas perdus ! Et combien nous avons été heureux pendant ces deux heures trente de spectacle. Et quelle belle introduction à la culture classique de l’Inde du sud !

Le salut final.

8 réponses sur “Ce soir, on danse !”

    1. C’est vrai que je me sens privilégié ! On absorbe des choses si différentes, on vit des moments de contentement, mais il y a aussi la dure réalité quotidienne, certes enrichissante, mais qui peut être éprouvante (les fortes chaleurs, les moustiques, le bruit, la misère …) !

    2. Merci, les princes, de nous faire partager ce précieux moment! Enfermée dans ma véranda à regarder tomber la pluie , cette prestation de toute beauté m a fait du bien! Biz
      Juliette

      1. Je suis content, Juliette, que tu aies pu apprécier, au travers de mon écrit, ce qui fut, en effet, un très beau ballet. Nous sommes allés voir hier soir, un spectacle d’une école de danse. Il s’agissait cette fois d’une seule danseuse (devadasi) accompagnée d’un ensemble musical restreint composé d’un chanteur/récitant, d’un violon, d’un tambour et d’une autre voix en appui avec petites percussions. La danseuse était une assistante du bureau de France et nous avons pu la féliciter à la fin du spectacle. Elle s’est sentie très touchée d’avoir un public non-indien. Encore une belle soirée ! Profitez bien de la véranda car ce doit être agréable et « cozy »! Bises à tous les deux de nous deux.

  1. Bonne et heureuse année à toi et Eric ! Beaucoup de bonheur, santé et prospérité !
    Christian, tu as le talent d’un vrai narrateur de Milles et une nuits !
    Bises

    1. Chère Téréza,
      Merci pour ton commentaire si élogieux ! Eric et moi te souhaitons ainsi qu’à tous tes proches et à ta famille, une excellente année 2020. On espère que tu vas bien personnellement et professionnellement, que la santé est bonne et que les projets d’avenir sont dans la tête ! Nous pensons souvent à notre temps à Varna que nous avons adoré à plus d’un titre. Les belles et bonnes personnes du Centre francophones nous manquent ! Bises de Eric et moi.

  2. Hello Chris,

    Merci pour ce très bel article, le spectacle devait être d’une grande beauté !

    Encore Bonne Année à vous avec de belles découvertes;
    Biz

    1. Hi Sis, Merci again pour le compliment. J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire l’article et l’attention portée à ce spectacle m’a inspiré, voilà tout ! Et j’ai dit à Eric aujourd’hui, depuis Pondichéry où nous avons passé le week-end, que j’aimerais que tu voies tout cela !!! Peut-être un jour ?
      Belle année à toi/vous aussi.
      Gros bisous.

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