Fragments de vie ou la vie fragmentée

« À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt ou au bord de l’eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse. On ne l’aurait jamais noté si l’on ne s’était pas maintenu aux aguets. Et si rien n’arrivait, la qualité du temps passé s’était trouvée accrue par l’attention portée. L’affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie. »

Sylvain Tesson in La panthère des neiges

Rien et beaucoup de choses à la fois se sont passées depuis mon dernier article. L’ennui m’a tenu la main pour me guider dans des zones où mes vrittis étaient dans tous leurs états me plongeant dans une sérieuse mélancolie. Attendre n’est pas un vain mot. C’est une réalité. La mienne. Je n’ai toujours pas de visa. Cela fait presque un mois de plus à attendre par rapport à l’année dernière. Si cela continue, dès que je l’aurai obtenu, il faudra que j’en redemande le renouvèlement. La boucle n’est pas bouclée comme si ma présence sur le sol indien, toujours sujette au bon vouloir des autorités, était aléatoire. Nourri par l’obsession de recevoir un message m’informant de sa délivrance, chaque jour est une perpétuelle déception. Elle emplit tant mes pensées que mes journées ne sont faites que d’un incessant va-et-vient entre ma messagerie, mes SMS et mes WhatsApp. Je suis à l’affût. Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?  Rien.

J’ai le goût de peu de choses. Ou plutôt, je n’ai plus d’énergie pour avoir le goût à d’autres choses. Ma boulimie à découvrir un autre monde s’est estompée. Je suis devenu anorexique. Attendre me rassasie.

Mes vrittis ne me lâchent pas. Ces petits démons, mes propres pensées, mes mauvais films qui passent en boucle, interprètent mon entourage et mon environnement en négatif. Pauvre Éric ! Il en pâtit. À mes yeux, les Indiens ne se montrent plus sous leur meilleur aspect. Je les trouve bruyants, individualistes, irrespectueux, impolis. Quelle est la part de partialité là-dedans ? Le comble, qui ajoute à ma colère, est que l’on vient de démolir avec force bruit deux vieux immeubles dans notre quartier et que donc, deux gros chantiers vont démarrer sous peu à un pas de chez nous.  

Bala m’invite à faire des efforts tandis qu’Éric, compréhensif et compatissant, va régulièrement aux nouvelles des autorités françaises. Il me tient un discours plutôt positif. Alors, soudain, au hasard des jours, dans un sursaut me rappelant que le monde vit toujours, je sors de ma bulle. Sortir, est-ce bien prudent ?

Les scènes de rues sont toujours surprenantes : camions ultra chargés, hommes endormis, morts de fatigue ou terrassés par la chaleur, bétail sur la voie.

Les fleurs flottant dans les coupes remplies d’eau égaient l’entrée des magasins.

Début mars, nous recevons une invitation à un mariage. Cet événement fera l’objet, à l’occasion, d’un billet.

Les jeunes mariés au centre entourés de l’équipe du Bureau de France, plus myself !

Au bazar de Parry’s corner, près de la gare centrale, notre Old Delhi, la rue aux fleurs regorge de femmes pressées. Elles en achètent de grandes quantités qu’elles revendront au coin des rues et à l’entrée des temples. C’est beau et effrayant. De cette escapade, je me suis bien promis de ne plus y retourner tant que les gestes barrières ne seront pas respectés.

Un autre jour, au sud de Elliot’s beach, une tranche de vie m’enchante. C’est un quartier au bord de l’eau composé d’un village de pêcheurs flanqué d’un temple. Sur le rivage, un pêcheur, aidé de badauds en attente du poisson, tire sa barque sur le sable blond et chaud. Une petite foule non masquée s’est agglutinée, curieuse et pressée de voir la pêche miraculeuse. Les pêcheurs transportent le gros ballot du filet. On est impatients de voir les poissons prisonniers. Une femme, empêtrée dans son sari, tire la corde, tout sourire. Les pêcheurs déroulent et démêlent le filet. La pêche est maigre cette fois-là. Mais le poisson est vite vendu. Et la foule se disperse.

Je me dirige alors vers le temple Shri Ashtalakshmi (étoile de Lakshmi) qui est dédié à l’épouse de Vishnu, Lakshmi et à ses huit avatars que sont la fortune, le savoir, la progéniture, le succès, la prospérité, le courage, la bravoure et l’abondance. Son véhicule est la chouette. Le temple, composé de deux carrés superposés décalés de 45°, forme huit sommets représentant ainsi les huit avatars de Lakshmi. Il semble posé sur le sable. À l’entrée, comme dans tous les temples, il faut se déchausser. Mais Dieu que le sol est brûlant ! Vite, il me faut trouver de l’ombre. De part et d’autre de la porte principale, des marchands vendent des fleurs aux fidèles qui en feront des offrandes à la déesse : lotus rose et blanc, roses rouges, jasmin en bouton, fleurs jaunes, bananes, noix de coco. Les huiles brûleront et parfumeront également les sanctuaires. Je fais le tour de l’édifice qui, en soi, n’a rien d’extraordinaire si ce n’est son emplacement et ses couleurs passées qui égaient un peu mon humeur. Soudain, des cris sur l’une des terrasses. Un groupe de jeunes garnements s’est permis d’y accéder pour faire voler leurs cerfs-volants. Crime de lèse-majesté, un gardien leur court après, le bâton levé, prêt à frapper au cas où un pauvre malheureux lui tomberait sous la main. Deux d’entre eux, rapides comme le vent, quittent l’enceinte du temple. Un troisième, plus jeune, plus petit, moins rapide, tombera sous la coupe d’un gardien à l’entrée. Son compère lui demande de le retenir ; le garçon est en pleurs. La correction va tomber. Je suis à ce moment-même à l’entrée du temple, à l’affût. J’observe de près la scène. Le bâton est levé, le garçon supplie, moi, je regarde et fixe des yeux les deux hommes. Nos regards se croisent et, peut-être du fait de ma présence, ils finissent par admonester l’enfant avant de le laisser partir. Je suis soulagé ! Le jeune a détalé.

Un samedi, comme à notre habitude, nous allons prendre soin de nous au Salon Elite. On aime se faire dorloter, laisser notre tête entre les mains rugueuses de nos jeunes coiffeurs. Ce que j’aime par-dessus tout, c’est me faire raser. Sous mon tablier jetable en plastique, la tête renversée sur le repose-tête, je pourrais m’endormir et je jouis déjà de m’en remettre au hasard, les yeux fermés. Un frisson me traverse lorsque je sens la main virile humecter et masser la peau de mon visage. Il ne s’agit pas d’une douce caresse, juste un contact. Puis, au pinceau, l’application de la mousse à raser, épaisse, onctueuse est douce à souhait. J’aime alors regarder l’introduction de la lame dans le rasoir. Et lorsque je sens la main du coiffeur posée sur ma tête, je sais que mon heure est arrivée. Je referme les yeux comme pour une dernière fois, comme si la guillotine allait me trancher la gorge, et je m’en remets à la chance. Pendant ce temps, Éric se laisse tailler les sourcils. La méthode est originale. La sensation, dira-t-il plus tard, est assez désagréable. À ne pas refaire.

Éric en mission de quelques jours à Bangalore, état du Karnataka, je suis allé à Eco-parc dans le quartier de Gindy. Un besoin de verdure pour donner de la couleur à mon humeur. Sous une chaleur intense, ce carré vert et aquatique, grand comme un petit stade est composé d’un « lac » avec son île. Qu’a-t-il d’éco-logique ? Il permet tout simplement aux marcheurs et joggeurs d’en faire le tour en 10 minutes. Histoire de tourner en rond comme le hamster dans sa roue pour se donner bonne conscience. C’est assez pathétique ! Avec Bala qui découvrait le lieu, nous en avons fait le tour en prenant notre temps. Marcher sur un sol dallé de 2 mètres de large accentuait mon ennui. Sur une bande d’un mètre, le long d’un haut mur d’enceinte, des palmiers, des arbres à fleurs et quelques bosquets composaient artificiellement cette nature. La sculpture d’une sauterelle géante sur un poteau était tout ce qu’il y avait de mauvais goût. Un ponton permettait d’accéder à des pédalos à louer. Personne en vue sur le lac. Une vraie désolation. Sans animation, les choses paraissent mornes, ternes, mortes. Elles semblent n’avoir jamais été en bon état : carcasses cabossées, peintures fades et écaillées. Les quelques oies et colverts ne suffisent pas à donner vie à cette artificialité. Mais Eco-parc à Chennai est considéré comme un écrin de verdure dans la ville. Comment qualifierait-on alors Central Park à New York, Hyde Park à Londres ou les Buttes Chaumont à Paris ? Après une promenade de 45 minutes nous atteignons la case départ. Retour à la maison.

Après cette escapade, plus rien. En attendant un éventuel mais probable confinement suite à la deuxième vague qui s’abat sur l’Inde, je suis devenu un auto-confiné assidu depuis plus d’un an. Les établissements scolaires sont toujours fermés, Delhi, Mumbay se reconfinent. D’autres états vont suivre et cela n’épargnera pas le Tamil Nadu. Par précaution cette fois, j’ai rempli un placard de bouteilles de vin et de bière. Car en cas de confinement, les établissements de vente d’alcools fermeront les premiers. On s’est déjà fait prendre une fois !

La situation que nous vivons ouvre des fenêtres inattendues. Introspection. Lorsque l’on surfe sur la vague, le ciel paraît toujours plus bleu, on se sent fort, beau et invincible. Lorsque l’on est dans le rouleau, on voit du gris, l’eau est plus froide, on a du sable plein la bouche et l’on est frappé comme du beurre baraté. Mais ce n’est pas notre corps qui en souffre, c’est notre âme qui en pâti. À ce propos, je cite Sylvain Tesson, « J’avais [toujours eu] l’âme faible et influençable ».

Au moment où j’écris ce billet, l’état du Tamil Nadu vient de décréter un nouveau confinement du 10 au 30 avril. Tout reste ouvert, tout est restreint à une jauge à 50%, le masque et les gestes barrières redeviennent obligatoires … ce que personne, et certainement pas le quidam, n’observera. Et pour ajouter à mon marasme, je viens d’apprendre que la piscine me sera malheureusement interdite d’accès. Un autre tour de clé à la porte fermée.

12 réponses sur “Fragments de vie ou la vie fragmentée”

  1. Et bien ! Merci pour ce partage et encore quelques beaux arrêts sur images et scènes de la vie quotidienne. Heureusement que tu avais annoncé la couleur ! Couleur grise, couleur du marasme et du confinement, couleur du visa qui ne vient pas… La vie n’est pas un long fleuve tranquille, Marie-Thérèse ! Tu parles de surfer sur la vague, tu parles de l’Eco-Park , tu parles de confinement pas encore strict, de temps qui s’arrête chez le barbier … Je pourrais te raconter un peu la même vie ici, mais c’est moins exotique… Les fleurs recommencent à sortir, les jours rallongent, nous faisons des réserves de vin et de séries, nous faisons attention à nos contacts car nos parents ont le Covid… mais nous sommes en bonne santé et ça ne peut qu’aller mieux ! J’en suis sûre. En tout cas, tu n’es pas seul, nous sommes avec toi, avec vous deux, et ça, c’est précieux ! Prenez-soin de vous.
    Je t’embrasse, je vous embrasse.
    Patricia

    1. Bien chère Patricia,
      Ai-je le droit de me plaindre et d’en faire état ? C’est toute une question. Je ne me sens pas mieux en ayant (d)écrit mon malaise. Oui, il y a l’exotisme, le dépaysement, la chance que nous avons. Elle est précieuse et j’en suis conscient. Objectivement, nous avons de la chance. Mais ce n’est pas si simple que ça les choses de l’esprit …
      En tout cas, je suis désolé d’apprendre que tes parents ont le Covid. Bon rétablissement à eux et faites attention à vous. Je sais que vous vivez aussi une situation difficile en France (nous suivons l’actualité). Je ne voulais pas faire de comparaison et dire que JE suis le plus malheureux de TOUS les Hommes ! Et puis, nous avons fait notre réserve d’alcool contrairement au 1er confinement ! Tout va bien de ce côté-là !
      Il est bon de savoir que nos amis sont là, que vous êtes là. Nous le sommes aussi pour vous.
      Portez vous bien et nous vous embrassons.
      Christian

  2. Eh bien, j’espère que tes états d’âme actuels ne sont que passagers.Ceci explique sans doute ta « petite mine » lors de nos échanges l’autre jour par écrans interposés…Mais tu vas te ressaisir,
    avec Eric à tes côtés, avec les nombreuses distractions que tu racontes si bien, presque un storyboard pour un passionnant documentaire!
    Nous amitiés à vous deux,
    Charles-Henri, Eric et Max

    1. Pour une fois, j’ai « osé » écrire quelque chose de plus intime, de caché, d’invisible. Mon état d’âme ou mon vague à l’âme.
      Je ne me laisse pas pour autant abattre. Mais tu as l’oeil averti pour avoir remarqué ma « petite mine ».
      Ceci étant, nous avons triqué au champagne un anniversaire important pour nous ; donc, tout va bien.
      Amitiés et bises à vous deux. Une belle caresse à Max.
      Christian

  3. Je comprends tout à fait que par moment tu puisses en avoir marre et ne plus supporter tout ça, tout ce qui paraissait rose hier et qui est gris aujourd’hui. Je ne te jette pas la pierre, c’est même courageux de nous faire partager tout ces détails si différents… et l’attente est si stressante. A un moment, tout devient insupportable !
    Gardons le moral et … continuons de lire tes écrits quels qu’ils soient. Et merci pour ça.
    Je t’embrasse.
    Patricia

  4. Mon frère,

    Comment ne pas avoir du  » vague à l’âme  » en ces temps troublés… Ce n’est pas faire preuve de faiblesse car nous sommes humains tout simplement et manquons tous terriblement de  » CONTACTS  » .
    Non pas virtuels _ qui nous dépannent quand même _ mais de contacts directs : être physiquement ensemble, s’embrasser, s’enlacer comme un  » bonjour  » avant de boire un verre, se prendre les mains en se regardant dans les yeux comme pour se dire combien on s’aime et combien on est heureux d’être ensemble, marcher en discutant et se frôler ou se prendre par les épaules; Contacts ! voilà ce qui nous manque…
    Mais ces instants reviendront inévitablement et nous les savourerons ensemble my Brother !!!
    Je t’enlace affectueusement
    Syl

    1. Hey Sis,
      Ton message me fait beaucoup de bien. Merci.
      Je t’embrasse très fort.
      ps : visio avec Manon aujourd’hui fort sympa ! A quand nous ?
      Xtian

  5. Juste 3 petits mots : « MON PAUV’CRICRI » !!!
    Bon, cela dit, cette situation ne va pas s’éterniser jusqu’à la fin des temps … encore un peu de patience et tu recevras ton « graal »
    Bon courage et gros bisous

  6. Mon Christian
    J’etais quelque peu en retard sur ma lecture. Je dois dire que de lire Fragments m’a un peu inquietee MAIS je sais maintenant que tu as eu ton visa. Donc BRAVO et plein de bisous

    1. Ma chère Liliane,
      Je commençais à m’inquiéter de ne pas te lire et j’allais très prochainement t’écrire. Comment vas-tu ? Es-tu vaccinée ? Est-ce que tout va bien pour toi ?
      J’ai eu un gros creux de vague. Je me remets et l’obtention de mon visa m’a boosté. Nous voulions partir une semaine pour se changer les idées, mais nous sommes confinés et la situation en Inde est catastrophique. Nous avons reçu notre 1ère injection du vaccin indien.
      Eric travaille à l’appartement une semaine sur deux et moi, je me « sur-confine » faute de mieux !
      Je t’embrasse très fort. Eric se joint à moi.

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